Introduction au dossier : OCTOBRE 1917 ET NOUS
Le centenaire d’Octobre est l’occasion de remettre à l’ordre du jour l’idée de « révolution ».
Il existe bien des points de vue sur Octobre à l’intérieur du PCF : des humeurs, des a priori mais aussi des réflexions construites, nourries et pourtant contradictoires. Le rôle de ce dossier n’est évidemment pas de trancher parmi ces lectures. Ce n’est pas la fonction de la revue Cause commune. Ce qu’elle peut faire, plus modestement, c’est donner à voir ces différentes approches et, ce faisant, peut-être contribuer à travailler à leur compréhension, voire leur dépassement. Beaucoup ont écrit des choses profondes et informées sur la question. Mais de nombreux échanges ne virent-ils pas à la caricature dès que le spectre de 17 approche ? « Staliniens », crie-t-on vite ici ; « liquidateurs », répond-on là… 17 ne vaut-il pas mieux que cela, et nous avec lui ?
Octobre, fille du grand carnage impérialiste
N’en demeure pas moins que dire ce qu’est « Octobre » est plus difficile qu’il n’y paraît. Car Octobre n’est pas seulement ce 25 octobre 1917 à Petrograd qui fut, pour notre calendrier grégorien, un jour de novembre. Octobre paraît peu après l’aube d’un siècle nouveau, celui que l’historien Eric Hobsbawm nomme « le court XXe siècle ». Peu après l’aube, car tout commence véritablement à l’été 1914. La révolution d’Octobre est fille du grand carnage impérialiste. Précision importante pour contrer la lecture libérale du siècle. Octobre n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, l’événement qui viendrait dérégler la belle machine. L’Europe d’avant Octobre n’est pas un havre de paix et de démocratie. Les puissances européennes se partagent le monde et écrasent les peuples colonisés. Elles rivalisent de plus en plus dangereusement ; le militarisme, comme un poisson dans l’eau, gagne du terrain. Le mouvement ouvrier se renforce, suscitant l’hostilité de plus en plus farouche de la classe dominante. À tel point que beaucoup verront dans la Grande Guerre qui s’annonce la possibilité de faire d’une pierre deux coups : écraser l’ennemi à l’extérieur et, mesure prophylactique, se débarrasser des subversifs à l’intérieur.
Parler d’Octobre, c’est donc parler de ce « court XXe siècle » inauguré par la Grande Guerre. Tâche colossale pour qui veut être sérieux. Tâche bien trop grande pour ce dossier qui ne cherche qu’à envisager la question au présent des communistes français : qu’est-ce qu’Octobre nous dit, un siècle après ?
Souffle d’octobre et ombres sinistres
Car Octobre est de ces événements qui transforment les siècles et cette révolution projette, sur les décennies qui la suivent, tant de lumières inédites et tant d’ombres saisissantes. Contradictions qu’il faut assumer pour ne pas être unilatéral, pour pouvoir penser le réel dans sa complexité effective.
D’un côté, l’exceptionnelle grandeur. Les premiers décrets émancipateurs dans le sillage de l’insurrection bolchevique. Les aspirations profondes de tant d’ouvriers, de paysans, de femmes, de soldats, de minorités nationales, etc., enfin satisfaites. Le développement industriel d’un pays où tout manquait. La résistance héroïque à l’invasion des troupes hitlériennes puis la bataille de Stalingrad, presque oubliée chez nous, et pourtant véritable tournant de la guerre, coup d’arrêt au projet de domination coloniale à l’Est, début de la fin du nazisme. Youri Gagarine, aussi, le premier homme dans l’espace. Le souffle d’Octobre ensuite dans les pays colonisés qui vont bien souvent marcher vers l’indépendance avec le drapeau rouge. Et parallèlement, dès l’année 1917, l’agression de la Russie par les pays européens pour détruire le pouvoir des soviets et forcer la Russie à continuer la guerre contre l’avis de son peuple. Le soutien des puissances capitalistes à toute sorte de dictatures partout dans le monde où les peuples commençaient à se lever, les guerres menées pour maintenir la domination coloniale. Souffle d’Octobre enfin dans les pays capitalistes eux-mêmes où les luttes pour les droits sociaux et la sécurisation des vies ouvrières se voyaient renforcées par la présence d’un bloc soviétique effrayant la bourgeoisie, la contraignant à des concessions jamais vues.
« Ce qui se dit en octobre 1917 est de brûlante actualité : c’est que nous pouvons transformer le monde, que nous pouvons amorcer la sortie du capitalisme. »
Mais il y a aussi l’autre côté, les sinistres ombres. Peut-on parler d’Octobre sans parler de Staline ? Sans parler du type de commandement arbitraire mis en œuvre en URSS à partir de la fin des années 1920 et dont on peut repérer quelques signes avant-coureurs dès avant ? Type de commandement que l’on retrouvera souvent sous d’autres latitudes, et dont beaucoup de communistes furent les premières victimes ? Comment expliquer que l’URSS, une fois passée la période de troubles des années 1930, une fois passée la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, ne soit pas parvenue à trouver une vitalité suffisante ? L’ère Brejnev ne donne-t-elle pas l’impression d’un régime sclérosé ? Par ailleurs, comment rendre compte de l’absence durable d’institutions démocratiques dans les régimes socialistes ? Comment y parvenir sans s’aligner sur la position libérale qui criminalise toute alternative au gouvernement représentatif et à l’absence de démocratie économique ? Comment y parvenir sans se satisfaire non plus de l’explication par la seule pression impérialiste sur les pays socialistes ? Et la disparition presque partout des régimes se réclamant d’Octobre ? Peut-on s’empêcher d’y voir un symptôme ? D’autant plus que les communistes de ces pays ne s’y sont guère opposés, d’autant plus que les populations ne les ont pas défendus.
Un des grands faits de l’histoire de l’humanité
La diversité des jugements communistes renvoie donc aussi pour partie à la complexité et aux contradictions de cette longue histoire du siècle passé. Ce qui devrait cependant les réunir, c’est la volonté de s’approprier cette histoire, de la penser de façon autonome, de ne pas la laisser aux libéraux qui l’abordent toujours avec une même arrière-pensée : justifier le capitalisme et jeter le discrédit sur les aspirations populaires et les alternatives. Les communistes n’ont-ils pas à apprendre de ces expériences collectives, de leurs réussites comme de leurs échecs, de leur incroyable héroïsme comme de leur dramatique perversion, pour penser sérieusement la construction d’une société d’émancipation ?
Mais faut-il s’interdire de considérer la révolution de 1917, comme si elle contenait par principe et Staline et Brejnev, voire Poutine ? Comme si la Révolution française contenait par principe Charles X, Napoléon III, Pompidou et Macron… Quoi qu’il en soit des contradictions du XXe siècle et de la complexité des régimes socialistes qui suivirent, il faut regarder Octobre pour ce qu’il est, « un des grands faits de l’histoire de l’humanité » (John Reed). Ce qui se dit en octobre 1917 est de brûlante actualité : c’est que nous pouvons transformer le monde, que nous pouvons amorcer la sortie du capitalisme. Non pas en attendant passivement que l’histoire accouche par elle-même d’une autre société mais à force d’audace et de travail. Et si cette audace est d’abord celle de masses populaires, elle est aussi et en même temps celle d’un parti en harmonie avec les aspirations majoritaires.
Et l’on comprend les motifs idéologiques tapis derrière l’historiographie dominante depuis les années 1970 en France. La relative bonne image dont pouvaient jouir Lénine et la révolution d’Octobre maintenait ouvert l’horizon d’une autre société. Il fallait repeindre tout cela en noir, éteindre la flamme, nous réassigner au capitalisme, quoi qu’il en coûte. Et cela au prix d’analyses historiques souvent partiales, souvent légères d’un point de vue méthodologique. Le dernier livre du philosophe Lucien Sève, Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante (choix de textes de Lénine, éditions sociales, 2017) met en lumière ces biais idéologiques qui, pour être inlassablement répétés, n’en restent pas moins des caricatures.
Le centenaire d’Octobre est l’occasion de remettre à l’ordre du jour l’idée de « révolution ». Non pas le bain de sang et le carnage, comme se plaisent à le répéter les partisans de l’ordre établi. Et il faut rappeler à ce propos le mot de Hobsbawm : « On a dit qu’il y avait eu plus de blessés lors du tournage du grand film d’Eisenstein, Octobre, qu’au cours de la prise du palais d’Hiver, le 7 novembre 1917. » Non pas ce mot galvaudé par le premier Macron venu et qui désigne l’intensification de la lutte de classes du côté des dominants. Non, la « révolution » comme transformation radicale des structures sociales par le peuple et pour le peuple ; l’entrée dans un processus de sortie du capitalisme par ceux qui ont le moins intérêt au statu quo. Pour contribuer à cette tâche, parlons d’Octobre…
Saliha Boussedra est responsable de la rubrique Féminisme.
Florian Gulli est coresponsable de la rubrique Dans le texte. Ils ont coordonné ce dossier.