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D'abord assez largement indifférents à la question de l'islam, les communistes algériens ont progressivement porté un regard neuf sur cette religion ultramajoritaire au sein de la population locale. À partir du milieu des années 1920, à la faveur d'un processus d’« arabisation » encouragé par Moscou, s'est constituée une nouvelle génération de cadres au sein de l'organisation, à la fois communistes et musulmans.

Toutes les conditions... sauf la huitième

Comment agir au sein d’une société musulmane quand on se veut révolutionnaire ? Faut-il partir du principe qu’un peuple englouti dans les ténèbres d’une religion archaïque, obscurantiste

– un opium islamique du peuple – doit d’abord en être débarrassé avant de passer à la seule lutte qui vaille, celle du bouleversement radical de la société ? Ou bien « comprendre le réel » afin d’« aller à l'idéal », pour reprendre la belle formule de Jaurès (« Discours à la jeunesse », lycée d'Albi, 1903), c’est-à-dire, concrètement, accepter le fait musulman comme incontournable, afin de rallier les masses au combat principal ? Faut-il unir dans un même combat ceux qui croyaient au paradis d’Allah et ceux qui n’y croyaient pas ? Question, appelons-le comme cela, d’intelligence politique. À vrai dire, cette question, les premiers communistes algériens, tous Européens – il n’y avait pas, dans les fédérations SFIO qui ont donné naissance aux fédérations PC, d’adhérents indigènes –, ne se la sont pas vraiment posée. Ils étaient communistes par attachement à la lutte des classes, par volonté de faire du passé table rase, comme ils auraient pu l’être à Clermont-Ferrand ou à Romorantin. De ce point de vue, ils étaient restés des socialistes à l’ancienne. Leur adhésion, sincère, aux thèses de l’Internationale, aurait pu se résumer par la formule : toutes les conditions… sauf la huitième, précisément celle qui dans leur situation était la plus importante, la lutte sans concession contre le système colonial.

Les premières années de l’implantation communiste – du congrès de Tours à l'automne 1936, les fédérations algériennes faisaient partie du PCF ; le Parti communiste algérien (PCA) fut fondé en octobre 1936 – en Algérie furent marquées par une indifférence totale vis-à-vis de l’islam, quand ce n’était pas une hostilité marquée. Comment un peuple acquis dans sa masse à cette religion – dont un marqueur majeur était la condition de la femme – pouvait-il comprendre les lumières de la révolution sociale ? Seulement voilà : raisonner ainsi équivalait à se couper de 90 % de la population, de surcroît la plus misérable, la plus exploitée.

« Arabiser » les rangs du Parti

C’est de Moscou, d’abord, que vint l’injonction – plus : l’ordre – selon laquelle, pour rompre avec les méthodes social-démocrates, il fallait arabiser les rangs du jeune parti. Ce néologisme, inélégant, à la limite du détestable, de surcroît inadéquat (il s’appliquait à une population en partie kabyle), fut pourtant largement utilisé durant toute l’histoire du communisme algérien. Il fallait non seulement recruter, mais former les cadres « indigènes » (le mot était courant à l’époque) qui deviendraient la colonne vertébrale d’un vrai parti révolutionnaire. Et surtout : les prendre tels qu’ils étaient, foi comprise. Pour justifier la compatibilité entre islam et communisme, les militants avaient un rapprochement tout trouvé : durant toute cette période, l’Orient soviétique fut, cela ne surprendra personne, la référence absolue.

« Durant la guerre d’indépendance, musulmans, juifs et Européens luttèrent côte à côte sans se poser de questions : ils étaient algériens. »

Dès les années 1925, le processus fut entamé. Il fut relayé, en métropole, par de jeunes dirigeants qui firent des déplacements dans les (mal nommés) départements algériens. On pense en particulier à Paul Vaillant-Couturier, qui fit une tournée militante en Algérie en 1922, en ramena une série d’articles pour L’Humanité. Articles qui furent probablement mal reçus de ses camarades européens d’Algérie, car Paul Vaillant-Couturier y dénonça la permanence de comportements paternalistes, voire racistes. Surtout, il clama bien haut l’intérêt d’étudier le Coran, d’y rechercher des ferments de modernité, tout en rejetant des aspects réactionnaires. Tâche ardue. Mais l’auteur faisait là la démonstration qu’il savait manier la dialectique.  

Des cadres communistes et musulmans

C’est au milieu de mille difficultés, de bien des réticences – dont le départ du jeune parti de la plupart de ses adhérents originels – que cette option s’imposa. La décennie 1930 vit non seulement entamer un recrutement parmi les masses musulmanes, mais aussi l’émergence d’une nouvelle catégorie de cadres, communistes et musulmans. Le premier d’entre eux – qui quitta ensuite les rangs communistes – fut Amar Ouzegane. Avec le temps, ce recrutement ne choqua plus personne. L’histoire du communisme algérien est riche de la militance d’un grand nombre de ces Algériens, mais aussi de l’accès aux responsabilités majeures, Bachir Hadj Ali, unanimement respecté, Larbi Bouhali, Ahmed Akkache, Sadek Hadjerès. À la veille de l’insurrection nationale, les musulmans constituaient la majorité des adhérents du PCA. Fait de grande importance, phénomène quasi unique dans l’histoire en situation coloniale, pourtant quasiment jamais signalé par l’historiographie. Durant la guerre d’indépendance, musulmans (les noms cités supra), juifs (Henri Alleg, Lucien Hanoun, William Sportisse…) et Européens (Maurice Audin, Henri Maillot, Fernand Iveton, Raymonde Peschard…) luttèrent côte à côte sans se poser de questions : ils étaient algériens.

Alain Ruscio est historien. Il est docteur de l'université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Cause commune24 • juillet/août 2021