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Dans le domaine social, la libération de Toulouse est restée célèbre par la signature, les 10-13 septembre, des accords de Toulouse, qui créaient des comités mixtes à la production (CMP) dans les usines d'aviation toulousaines. L’article qui suit, écrit par l’historienne Rolande Trempé et présenté ici sous forme d’extraits, vise à rétablir la paternité des comités mixtes, en montrant à quel point il est impossible de dissocier les comités de libération de la naissance des CMP.

par Rolande Trempé

La Libération dans les usines toulousaines
Les comités de libération d'usine ou d'entreprise furent mis en place dans la plupart des grandes entreprises toulousaines dès les premiers moments de la Libération. Toutefois deux secteurs jouent, semble-t-il, un rôle moteur : celui des services publics et celui de 1'aviation. Les premiers dont nous décelons l'existence sont celui des transports en commun de la région toulousaine (STCRT) créé le jour même de la libération de la ville ; et celui de la SNCASE (entreprise natio­nale) constitué le 21 août. […]
Les comités s'installent dans le même temps dans les établissements de l'État : poudrerie, cartoucherie, ONIA (Office national de l'azote) et dans ceux des sociétés privées. Dans la métallurgie, aux hauts fourneaux de la Chiers ; dans l'électricité et le gaz, notamment à la Société pyrénéenne d'énergie électrique ; dans le secteur commercial : à l'Épargne et chez Gaspy (sociétés à succursales) ; aux magasins du Capitole ; dans les banques ; chez Sirven (imprimeur) ; à la prison Saint-Michel et, semble-t-il, dans les PTT et chez les cheminots (gare et ateliers). […]
Le rapport du commissaire de la République, Pierre Bertaux, indique l’ampleur du phénomène et essaie de freiner le mouvement. Son inquiétude provient de la nature et du comportement des comités :
1) ils n'émanent pas de son autorité, mais de celle de la Résistance intérieure ;
2) ils ne se contentent pas de siéger et de discourir : ils agissent et prennent des mesures immédiatement exécutoires dont certaines sont parfaitement illégales au regard de la légalité républicaine rétablie en France libérée par le décret d'août 1944 ;
3) leur volonté affirmée de gérer les entreprises met en question le droit des propriétaires et l’exercice de l'autorité qui en découle.
Un rapide bilan de leur action permet de mesurer leurs intentions profondes. Tout d'abord, sans attendre les autorisations officielles (l'ordonnance portant sur l'épuration professionnelle ne sera prise que le 16 octobre), ils ont épuré les entreprises et notamment le personnel dirigeant ; ils se sont même octroyé le droit de nommer de nouveaux directeurs, ou de contrôler leur nomination ; ils ont proposé de réorganiser certaines usines, prévu le contrôle de leur marche, réclamé au représentant de l’État la mise sous séquestre ou la réquisition de certaines d'entre elles. […]

« Il s'agissait de créer des “entreprises d'un type nouveau orienté particulièrement à servir les intérêts de tous les camarades et à faire entrer dans le budget les dividendes que mettaient en poche les trusts”. »

S’exprime la volonté de voir le personnel gérer et contrôler les entreprises, qu'elles soient publiques ou privées, tant dans le domaine de la fabrication que dans celui du personnel. Il s'agit surtout d'un transfert d'autorité au profit des employés, des ingénieurs et des ouvriers. Peu d'exigences d'expropriation, ni de nationalisation ; cependant, les demandes répétées de mise sous séquestre ou de réquisition posent implicitement des limites au droit de propriété.
Il s'agissait, comme le rappelle un article du bulletin syndical de la RTCRT (cité dans le rapport des Renseignements généraux du 26 mars 1946), de créer des « entreprises d'un type nouveau orienté particulièrement à servir les intérêts de tous les camarades et à faire entrer dans le budget les dividendes que mettaient en poche les trusts ». Surtout, dans l'immédiat, il fallait épurer et gérer, afin de hâter la reprise de la production, de l'accélérer pour mieux servir la population et soutenir l'effort de guerre dans lequel la France libérée s'engageait. Tous ces comités sont en effet animés d'un très fort sentiment patriotique. […]
La détermination et la conviction qui animaient leurs membres les poussaient à forcer les lenteurs administratives. Leurs initiatives faisaient même parfois fi de la légalité. Anciens maquisards ou militants illégaux, ils agissaient encore comme tels. Ils s'adaptaient mal à la légalité retrouvée : leur action doit encore beaucoup aux habitudes prises à un moment où il fallait savoir se décider vite, souvent sous sa seule responsabilité, pour faire face à un péril imminent et engager des actions ou l’on risquait sa vie et celle des camarades... Manière de faire surprenante et inquiétante pour les autorités civiles et même militaires. Cependant, à aucun moment, les comités d'usine ne mirent en cause l'autorité de l'État. Au contraire, ils se réfèrent sans cesse au commissaire de la République. Mais celui-ci était pour eux le représentant d'un État républicain rénové par l'action de la Résistance elle-même. […]
Mais l'espoir que la Libération s'accompagne de la rénovation de la société et de l'État est aussi celui du programme du CNR auquel les comités se référent constamment et dont ils exigent l'application rapide. Deux influences sont donc perceptibles dans la manière d'être et de penser des comités : la tradition du mouvement ouvrier et l'apport de la Résistance intérieure. Elles se retrouvent dans leur naissance et dans leur composition.

Naissance et composition des CLE
Qu'ils soient, comme le déclare celui de la Chiers, « l'émanation de la Résistance dans la clandestinité », cela est incontestable. Il est même certain que pour les premiers nés d'entre eux il s'agit tout simplement de l'émergence au grand jour, d'organes déjà créés avant la Libération. […]
Mais la plupart des comités d'usine ne se constituèrent, cependant, qu'après la Libération […]. Ses plus ardents soutiens furent sans conteste le comité départemental de Libération, le Front national et le Parti communiste ; le MLN vient ensuite ; quant au Parti socialiste, il le suit plus qu'il ne le stimule, semble-t-il. Le CDL soutient les CDU et, comme eux, réclame le contrôle des entreprises. […] Le moins que l'on puisse dire, […] c'est qu'il y avait un véritable consensus, entre toutes les forces politiques et résistantes toulousaines, sur cette question, au lendemain de la libération de la ville. […]

« Deux influences sont donc perceptibles dans la manière d'être et de penser des comités : la tradition du mouvement ouvrier et l'apport de la Résistance intérieure. Elles se retrouvent dans leur naissance et dans leur composition. »

Les syndicats cégétistes ont joué un rôle primordial ainsi que l'Union départementale de la ­Haute-Garonne dans la création et l'extension de l'activité des CLE. […] Non seulement les syndiqués CGT font partie de tous les comités de Libération, mais leur importance est telle que, bien souvent, il y a confusion entre l'activité syndicale et celle du comité. […]
Une des originalités de l’activité syndicale fut le rôle joué par les ingénieurs et techniciens. […] Cette participation mérite explication : elle est d'abord le fait de l’activité résistante de cette catégorie du personnel, organisée dans la clandestinité dans deux organisations, l'UCIFC et l’UNITEC. Créées respectivement en juillet et octobre 1943, elles fusionnèrent en septembre 1944, sous le nom d'UNITEC. Ce n'est pas un syndicat, puisqu'elle groupe patrons et salariés, CGT et CFTC, mais un mouvement catégoriel de résistants. Elle a prôné la constitution de ce qu'elle baptise des « comités patriotiques d'entreprises » composés de patriotes éprouvés, du patron au plus petit salarié. Ainsi s'explique la part prise, dans certaines usines toulousaines, par les ingénieurs et les techni­ciens, dans les comités de libération d'usine, qui ressemblent comme des frères, mais sous une autre appellation, aux comités patriotiques de l’UNITEC. […]
De plus, dans l’aviation toulousaine, le syndicalisme ne concerne pas seulement les ouvriers ; il existe un syndicat des techniciens, dont la section SNCASE, le 30 août, se mit à la disposition du commissaire de la République pour organiser dans un esprit de coopération et d'union « la production de guerre et le retour rapide à une production de paix ». […]

« Il y avait un véritable consensus, entre toutes les forces politiques et résistantes toulousaines, sur cette question, au lendemain de la libération de la ville. »

Enfin, il nous faut rappeler, pour bien comprendre l'atmosphère qui régnait dans certaines entreprises toulousaines, en ce début de septembre 1944, que les partis politiques PS et PC y constituaient des groupes ainsi que les mouvements de résistance, FN et MLN. Ce n'est pas un hasard si les comités les plus actifs sont aussi ceux où ils sont le mieux installés. En ce domaine, le PC fut le plus actif. Il avait réussi à créer et à multiplier des cellules dans toutes les usines d’aviation, mais aussi à la Cartoucherie, la Poudrerie, l’ONIA, les services publics toulousains, la Chiers, etc.
Il semble bien que son influence ait été grande dans les comités, peut-être même prépondérante dans certains cas comme à l'ONIA, Bréguet, Air-France. Toutefois il ne faut pas oublier qu'il est loin d'avoir à ce moment-là l'exclusivité des revendications sociales, et la volonté de donner une place nouvelle à la classe ouvrière dans la société. […]

Réactions patronales et officielles
L'effervescence qui règne dans les usines et les initiatives prises par les CLE inquiètent autant les chefs d'entreprises privées ou publiques que le représentant de l'État, le commissaire de la République. […]
Dans la situation qui caractérise les lendemains immédiats de la Libération, le rapport des forces est tel, dans les usines, que la pression ouvrière s'exerce d'une façon contraignante. Les patrons ou leurs délégués vont donc louvoyer, pour essayer de gagner du temps, en espérant que des « jours meilleurs » rétabliront leurs prérogatives. […]
Ce qui est intéressant, c’est que les directeurs d’entreprises d’État ou d'entreprises nationalisées réagissent comme ceux des sociétés privées. Eux aussi se défendent contre les empiétements d'autorité des CLE. Pour cela ils s'abritent derrière les règlements administratifs et en référent hiérarchiquement, comme dans le privé à la décision de la puissance supérieure, ici celle de l'État installé à Paris et pour l'heure impossible à saisir. […]

Dans les entreprises, le comportement des directions est donc clair : compte tenu du rapport des forces, on s'incline provisoirement devant la volonté ouvrière ; on temporise en essayant de limiter les empiétements et les exigences des comités de libération dont les initiatives n'inquiétaient pas moins les détenteurs de la puissance publique, même issus de la Libération et de la Résistance, commissaire de la République, préfets, maires. Sollicité par les deux parties en présence, comités de libération et directions des entreprises, pour accélérer, en les avalisant au nom de l'État, les décisions prises par les premiers, ou pour tenter d'en réduire la portée par les secondes, le commissaire de la République freine le mouvement en essayant de le limiter aux entreprises ayant le caractère de service public. Par ailleurs, il va favoriser, sans engager pour autant l'autorité de l'État, la création de « comités de gestion » réclamés unanimement par les comités de libération, afin de définir les prérogatives des deux parties. Les définir, c'était aussi les limiter et ménager l'avenir. En même temps, il va alerter le pouvoir central, afin de lui faire comprendre l'intensité des espoirs des travailleurs, et l'urgence qu'il y a à les satisfaire au plus tôt, tout au moins en partie. De cette situation complexe, parfois explosive, point de mire et source d'exemples pour l'ensemble des travailleurs, vont naître les « comités mixtes à la production » et les régies municipales, les deux réalisations sociales qui ont fait la réputation de Toulouse libérée.

Les comités mixtes à la production
Dans l'aviation, aucune usine n'avait échappé au mouvement des comités auxquels revient l'initiative de créer des comités mixtes de gestion. Le rapport de septembre du préfet de la Haute-Garonne confirme que c'est bien à leur demande que dès le 8 septembre s'ouvrirent des pourparlers et que les 12 et 13 septembre se déroula une discussion contradictoire et décisive à la préfecture. Elle fut présidée par le commissaire de la République, et conduite sous son égide, assisté du conseiller d'État Grunebaum-Ballin, replié à Toulouse et ami de Léon Blum. Les représentants des comités de libération d'usine, les responsables syndicaux départementaux : UD de la Haute-Garonne, syndicat des métaux, syndicat des techniciens de la métallurgie et syndicats de base de l'aviation, les dirigeants des entreprises aéronautiques (privées et nationalisées) de Toulouse étaient parties prenante. II est important de souligner que le président du CDL Jean (Carovis), un délégué du Front national, et Bernard (H. Dupont), secrétaire régional du PCF (invité à la fois par le CL et le commissaire de la République), participent eux aussi à la discussion. Carovis mis à part (il appartient au MLN et paraît être sans attache politique précise), la délégation syndicale et celle des comités sont en majorité communiste. Il est aussi nécessaire de rappeler qu'au cours des pourparlers la composition du gouvernement provisoire fut publiée, et que l’on savait que le ministère de l'Air venait d'être attribué à Charles Tillon. Dans ce secteur, un communiste succédait donc à un autre. Cette circonstance a certainement favorisé la conclusion d'un accord, dans la mesure où il était à prévoir qu'il y aurait, au moins dans le secteur de l'aviation, continuité de politique. Or, à Alger, Fernand Grenier fait créer et avait installé dans les établissements techniques de l'Air des comités mixtes de production (ordonnance du 22 mai 1944). Cela permit au commissaire de la République de se servir de ce précédent et d'en user comme d'un argument d'autorité auprès des deux parties, pour parvenir au compromis définitif, car les accords de Toulouse sont bien un compromis. […]
La collectivité propriétaire (ou usagère) est ici la municipalité de Toulouse, c'est pourquoi c'est elle qui exerce, en la personne du conseil d'exploitation, la responsabilité de la gestion. Quant au personnel, son rôle est restreint à une fonction de surveillance. Il a le droit de suggérer, mais non d'imposer sa volonté.

« De cette situation complexe, parfois explosive, point de mire et source d'exemples pour l'ensemble des travailleurs, vont naître les “comités mixtes à la production” et les régies municipales, les deux réalisations sociales qui ont fait la réputation de Toulouse libérée. »

Ce système est une synthèse des conceptions socialistes de la fin du XIXe siècle. On y retrouve la tradition du « socialisme municipal » et l'influence de la pensée de Jaurès, qui refusait de remettre la gestion industrielle des secteurs ou des entreprises socialisées entre les mains des seuls ouvriers. Il craignait que l'intérêt corporatif n'obnubilât l'intérêt général ; pour lui pas de mine aux mineurs ; pour Badiou pas de services municipaux aux seuls employés municipaux. Ainsi qu'il s'agisse de l’aviation, par souci de ménager les intérêts patronaux ou des services municipaux par principe idéologique, les travailleurs toulousains ont été finalement privés du droit de décision, donc du droit réel de gestion. […]
Possibilité de collaboration des classes, ouverte par l'attitude nouvelle du patronat français, dont l'esprit de coopération au cours des débats avait été reconnu et salué, même par le délégué du PC, ou, au contraire, tremplin pour des réformes de structure qui transformeraient à long terme le régime de propriété lui-même et ouvriraient les voies du socialisme ? Ce que serait le devenir des comités, nul ne pouvait encore le savoir. En tout cas, dans l'immédiat, le rapport favorable des ­forces permit d'étendre l'institution à la fois géographiquement et industriellement.
L'accord signé ne concernait pas seulement l'aviation toulousaine ; le texte englobait les usines de la région et, notamment, celles du département des Hautes-Pyrénées, gagné par le mouvement. Dès le 25 août, il y circulait une recommandation au sujet de la formation de comités d'usines. […] À Toulouse, des comités mixtes furent crées, en dehors de l'aviation, à la société de la Chiers (4 octobre), ou projetés à la société pyrénéenne d'électricité. En dehors de la Haute-Garonne, le mouvement gagna Béziers (usines Fouga, accord du 30 septembre), Figeac (usine Ratier), le Saut-du-Tarn, à Saint-Juery, près d'Albi.
Cette extension régionale, ainsi que les expériences poursuivies dans les régions de Marseille, de Lyon (cas Berliet notamment) et dans l'Allier (Montluçon) inquiétaient le pouvoir. C'est sans doute ce qui incita le gouvernement, comme l'avait suggéré le rapport de Pierre Bertaux, à approuver, lors du conseil des ministres du 1er octobre 1944, le principe « de la création par ordonnance de comités mixtes à la production qui, dans les grandes entreprises, seraient obligatoirement appelés à associer, par leur direction, la classe ouvrière à la gestion ». En même temps, le ­conseil rappelait « qu’aucune autorité ni organisme (n’avaient) qualité pour modifier, en dehors des prescriptions de la loi, les fondements du régime des entreprises ». C'est-à-dire pour modifier le droit de propriété. Les CMT seraient donc à l'origine des futurs comités d'entreprise. […]

Rolande Trempé (1916-2016) historienne, professeure à l’université Toulouse-Le Mirail.

Cause commune 37 • janvier/février 2024