Où en est-on de l’analyse des classes sociales en France et dans le monde ? Comment cette question pèse-t-elle sur les actions des organisations qui se prononcent pour la justice sociale, la paix, la planète, et l’abolition du capitalisme ? Comment parvenir à penser la diversité des situations individuelles tout en dotant ces organisations d’expressions mobilisatrices créant du commun ? Ce sera l’objet de deux dossiers successifs de Cause commune.
par Pierre Crépel et Hoël Le Moal
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Bernard Arnault n’approuve pas le programme du Nouveau Front populaire, repousse les revendications des syndicats, s’oppose aux analyses d’ATTAC, de la CGT ou d’OXFAM, déteste les journalistes d’investigation de L’Humanité (voire de Médiapart). Ce fut l’objet de plusieurs numéros de Cause commune : le n° 1 (« Classe dominante ») ou le n° 28 (« Les 500 familles »). En revanche, il est plus délicat de saisir pourquoi la majorité des ouvriers des campagnes votent Rassemblement national, pourquoi la syndicalisation a tant baissé ; alors que le combat collectif pour les biens communs n’a jamais semblé aussi nécessaire, pourquoi les jeunes des banlieues préfèrent La France insoumise au Parti communiste français, pourquoi il y a trop souvent une coupure entre les bac + 2 et les bac + 3, pourquoi les « 99 % » se divisent alors que les 1 % s’unissent. On évoque usuellement, à cet égard, des raisons idéologiques (ce qui n’est pas faux), mais on sous-estime aussi les soubassements de classe qui se trouvent derrière. Y aurait-il une fatalité à ces divisions des dominés ? Et si on souhaite l’union, sur de bonnes bases, face aux forces de l’argent, peut-être l’affaire est-elle plus subtile que nos ressentis spontanés.
Le socle classique
À son apogée militante, il y a un demi-siècle, dans les années 1970, le PCF voyait ainsi les choses :
- La lutte des classes est le moteur de l’histoire ;
- Il existe des classes sociales, déterminées en fonction de leur place dans la production et la répartition des richesses. L’affrontement principal se situe entre la classe ouvrière et la grande bourgeoisie capitaliste ;
- Il existe des couches intermédiaires, en général victimes du grand capital, mais c’est la classe ouvrière qui a le rôle dirigeant pour mener l’action et changer la société.
Ces classes n’étaient pas disposées comme de simples catégories descriptives, découpant la société en tranches de revenus et de diplômes, mais des opérateurs politiques inscrivant les groupes sociaux dans un processus de production en évolution, de manière relationnelle à l’intérieur d’un rapport d’exploitation.
« La vie politique fortement influencée par le buzz médiatique, a souvent réduit les raisons du vote aux alliances électorales et aux coups d’éclat simplificateurs. »
Cette présentation a joui d’une grande stabilité pendant plusieurs décennies. Elle était la base du premier chapitre des « écoles élémentaires » du PCF. Convient-il de la modifier, de l’adapter ? Et comment alors déboucher sur un redressement des organisations des travailleurs manuels et intellectuels ? Des analyses de classe plus élaborées, prenant bien en compte les évolutions sociales, ne sont-elles pas nécessaires à cet effet ? De telles questions théoriques trouveront leur place dans le n° 42 de Cause commune, car il nous a semblé bon, dans ce n° 41, de partir d’abord de la société telle qu’elle apparaît dans la diversité de ses composantes, de rester candides observateurs qui découvrent quelques données empiriques immédiates.
De nombreuses interrogations
Voici quelques questions souvent agitées à ce propos :
- Avec les délocalisations et la désindustrialisation de la France, la « classe ouvrière » est-elle en déclin irrémédiable ?
- En conséquence, la lutte des classes se serait-elle déplacée à l’échelle mondiale vers l’Asie, l’Afrique, l’Europe de l’Est ?
- Il y a beaucoup moins de grandes entreprises où les ouvriers sont rassemblés en masse. Les salariés sont au contraire éparpillés, ils ont des horaires variables, des statuts différents (sous-traitants, auto-entrepreneurs, intérimaires, etc.), y compris à l’intérieur d’une même usine, comment est-il alors possible de les organiser syndicalement et politiquement ?
- Les couches intermédiaires, souvent appelées (de façon fort discutable) « la classe moyenne » (« la seule classe accessible à ceux qui réfutent l’idée même de classe », écrivait le sociologue Louis Chauvel), ont fortement crû ; s’agit-il alors des couches sociales d’avenir qui désormais ne laisseraient à la classe ouvrière qu’un rôle marginal ?
- Par-delà les différences internes aux couches dominées par le capital, existe-t-il une unité fondamentale permettant à ceux qui sont contraints (directement ou indirectement) de vendre leur force de travail pour vivre, de développer une conscience de leur opposition à l’argent-roi ?
- Les autres types de dominations (genre, âge, origine ethnique…) ont-elles pris le pas sur la lutte des classes ? C’est apparemment l’avis de certains, mais pas celui de deux tiers des Français, qui constatent un regain d’inégalités objectives de classe. Il ne faut rien opposer.
Des embryons de réponses
Des universitaires, des associations, des syndicats, des organisations politiques se sont à l’occasion exprimés sur de nombreux points liés à notre dossier, sans qu’un consensus semble se dégager, sans qu’une cohérence satisfaisante émerge, du moins à notre point de vue. Par ailleurs, la vie politique actuelle, fortement orientée et influencée par la superficialité et le buzz médiatiques, a souvent préféré limiter les discussions à l’actualité, aux alliances électorales, aux coups d’éclat simplificateurs et biaisés. N’est-il pas du devoir du PCF, au vu de ses ambitions historiques, qui ont toujours voulu unir la théorie et la pratique, de jouer quelque rôle moteur pour éclaircir la nature des classes sociales, et espérer ainsi contribuer à débloquer une situation où l’horizon aujourd’hui le plus courant est la domination des forces de l’argent ?
« N’est-il pas du devoir du PCF, au vu de ses ambitions historiques, qui ont toujours voulu unir la théorie et la pratique, de jouer quelque rôle moteur pour éclaircir la nature des classes sociales, et espérer ainsi contribuer à débloquer une situation où l’horizon aujourd’hui le plus courant est la domination des forces de l’argent.. »
Le comité de rédaction de Cause commune, qui a élaboré ce dossier, ne prétend pas réunir toutes les compétences permettant de trancher ces questions. Il n’a pas non plus la responsabilité de décider des positions du parti à cet égard même si la nécessité de nommer correctement la classe avec et pour laquelle on se bat apparaît à tous. Il a seulement souhaité dégager de façon explicite des thèmes qui, trop souvent, ne sont abordés que de façon indirecte, voire esquivés, dans les débats politiques usuels. En réunissant diverses contributions, il espère susciter une discussion d’ampleur à l’intérieur du PCF mais aussi au-delà. Nous n’avons pas vocation à couvrir l’ensemble des problèmes ouverts par la question des classes. Un exemple parmi d’autres : nous n’évoquons pas directement le problème central des individus éloignés de la production, et non partie prenante de façon régulière de la force de travail (enfants, chômeurs de longue durée, étudiants...), et d’autres manques seront peut-être découverts par nos lecteurs les plus attentifs.
Nous allons donc procéder en deux temps. Le dossier de ce numéro 41 tentera essentiellement une description des classes sociales en France. Celui du numéro 42 visera une approche plus historique et théorique (de la préhistoire à Marx, puis à aujourd’hui). D’une sociologie des classes, au choix politique de classe comme moyen de mobiliser les travailleurs.
*Pierre Crépel et Hoël Le Moal, sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024