Par

L’an dernier, paraissait un ouvrage original et stimulant : Les Classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent (Agone, 2017). Nous avons demandé aux auteurs, Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, sociologues au CNRS, de nous en présenter un aspect. C’est l’occasion de s’émanciper des analyses un peu trop simples, qui font abstraction des diversités.

La campagne européenne qui s’est engagée semble avoir renoué avec toute une série d’antinomies simplistes, opposant l’archaïsme à la modernité, le protectionnisme au libre-échange ou le nationalisme à l’ouverture aux autres. Les référendums sur l’adhésion aux traités, puis sur le Brexit, ont pourtant montré que l’avenir du continent ne se joue pas seulement dans le ciel des idées mais aussi dans les rapports entre classes sociales et entre pays. À mesure que le capitalisme financier et les politiques néolibérales se généralisent, les inégalités se creusent mais les moyens de les décrypter ne sont pas toujours adaptés. Face aux 1 % des plus riches qui accumulent les richesses, il serait tentant de penser que les 99 % forment une multitude prête à renverser le vieux monde. Cette entité théorique est pourtant tellement hétérogène qu’elle ne risque pas de se constituer en force collective. En isolant la petite pointe de la pyramide économique, on s’empêche de voir la contribution décisive des autres fractions des classes supérieures qui profitent pleinement des nouvelles technologies, du libre-échange et des possibilités de circuler librement. Face à ces soutiens d’une Union européenne qui met en concurrence les plus démunis plutôt que de les protéger, quelles sont les forces susceptibles de se mobiliser ?

Quelles futures résistances ?
Certains voient dans le précariat le cœur des futures résistances. Partout en Europe, la précarité (temps partiel, contrats temporaires, licenciements rapides, etc.) frappe en premier lieu les classes populaires mais également les professions artistiques et intellectuelles. Pour autant, y aurait-il une communauté d’expérience entre le chauffeur ubérisé, la caissière à temps partiel, d’un côté, et le comédien intermittent, la chercheuse free lance, de l’autre ? Les inégalités de revenu, de progression de carrière, de conditions de vie et de capital culturel sont telles qu’il serait bien difficile de faire de la précarité le creuset d’une nouvelle classe mobilisée.
La réalité de la domination sociale nous incite à lire les nouvelles inégalités en termes de classes. Quand 14 % des ouvriers et des employés peu ou pas qualifiés en Europe font l’expérience du chômage, ce n’est le cas que de 3 % des cadres et 4 % du salariat intermédiaire. Plus sournoise, la crainte de se retrouver sans emploi dans les six prochains mois affecte d’abord les ouvriers qualifiés, nettement moins les médecins et les chefs d’entreprise. Les conditions de travail de la majorité des classes populaires et moyennes en Europe les exposent à une usure physique qui obère leur espérance de vie en bonne santé, tandis que les classes supérieures y échappent.
Alors que les classes populaires représentent 43 % des actifs européens, elles restent totalement absentes des institutions et peinent à exister syndicalement et politiquement. Les multiples difficultés à unifier leurs intérêts et à les constituer en classe mobilisée sur la scène européenne ont permis aux partis de la droite radicale prônant le repli à l’intérieur des frontières nationales d’avoir le vent en poupe ; ces nouveaux réactionnaires défendent un  welfare chauvinism [le chauvinisme du bien-être]  qui prospère d’autant plus que l’Union européenne reste davantage synonyme d’instrument au service du libéralisme que d’instance susceptible de fournir des protections sociales à ses citoyens.

« Les inégalités de revenu, de progression de carrière, de conditions de vie et de capital culturel sont telles qu’il serait bien difficile de faire de la précarité le creuset d’une nouvelle classe mobilisée. »

La mobilisation des classes sociales au sein de l’espace européen est un processus beaucoup plus long et chaotique que le mouvement par lequel les dirigeants européens sont parvenus à imposer une politique économique commune. Certaines mesures particulièrement violentes, comme celles prises à la suite de la crise de 2008, peuvent constituer des moments d’accélération de la prise de conscience d’un destin commun. Mais, dans un espace abritant vingt-huit nationalités et des millions de travailleurs parlant des langues différentes, le travail d’unification reste à faire. Il devrait être la tâche prioritaire des organisations syndicales et des partis politiques se réclamant de la gauche.

Tenir compte des recompositions de classes
Des millions d’hommes et de femmes, d’ouvriers et d’employés européens travaillant dans l’industrie, l’artisanat, les services, le commerce ou le secteur public font aujourd’hui l’expérience quotidienne de la privation économique ou culturelle et de la relégation politique. Pour constituer cette communauté d’expérience en force d’action collective, il est nécessaire d’ajuster leurs mots d’ordre syndicaux et politiques aux recompositions des classes sociales. Concrètement, l’enjeu politique des prochaines années est d’intégrer les millions d’ouvriers et d’employés des services et du commerce, trop peu pris en compte par les organisations syndicales, ou encore de valoriser et de défendre des métiers, le plus souvent exercés par des femmes et des immigrés, qui restent considérés comme « peu qualifiés », à l’image des femmes de ménage, des aides à domicile, des gardes d’enfant. C’est en prenant la mesure de ces nouvelles inégalités qu’on peut espérer construire un mouvement social capable de les endiguer. n

Alexis Spire est sociologue. Il est directeur de recherche au CNRS.