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Notre dossier n° 41 était centré sur la situation française contemporaine des classes sociales. Mais qu’en est-il de leurs luttes au niveau international ? Y a-t-il une classe travailleuse européenne ? Quel rôle les organisations politiques et syndicales pourraient-elles avoir dans un tel processus ?

de Lucien Zeki

L'Union européenne s’est construite sur un double mouvement : unification des marchés et mise en concurrence des travailleurs. Ce mouvement a entraîné un certain éclatement des classes ouvrières et une évolution de leur géographie, au fil des élargissements de l’union. La production industrielle manufacturière s’est d’abord déplacée des pays historiquement industrialisés, vers les marges du continent, d’abord le sud puis l’est. Cette mise en concurrence a conduit à un repli politique et à une fragmentation de la classe ouvrière sur des bases nationales, nourrissant pessimisme et vote d’extrême droite.

Pourtant, dans le même temps qu’il encourageait cette fragmentation, le capitalisme néo-libéral a contribué à planter les graines de l’émergence d’une certaine classe ouvrière à l’échelle continentale.

Les fondements de l’apparition d’une classe ouvrière à l’échelle européenne

Deux facteurs jouent dans ce cadre un rôle prééminent. Les politiques de dévaluation compétitive dans les pays historiquement avancés, de concert avec le déplacement de la production manufacturière initié au sein de l’Europe dans les années 1970 ont, in fine, entraîné une certaine convergence progressive, par le bas, des conditions de vie des classes ouvrières européennes. Cette convergence ne concerne pas seulement les salaires réels, mais surtout les conditions de vie et de travail et notamment l’abaissement des cadres de protection sociale ou encore le niveau de qualification. Les modes de travail, de vie, d’information et de consommation des classes populaires européennes tendent à s’aligner.

« Le mouvement communiste et ouvrier, et la gauche dans son ensemble font face à une contradiction majeure en Europe : l’organisation de la production dépend de manière croissante de l’échelle européenne, tandis que le champ social demeure majoritairement national. »

La poursuite des stratégies de baisse du coût du travail a, ensuite, généré une cascade de délocalisations qui ne s’arrête pas au sud et à l’est du continent, mais conduit à des implantations manufacturières hors d’Europe. Ce processus menace les classes ouvrières de l’ensemble des pays européens. Une telle situation a fait émerger la possibilité d’une conscience d’une nécessaire solidarité européenne, car il n’y a pas de gagnant à cette mise en concurrence. L’état de la désindustrialisation européenne, l’affaiblissement actuel de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et de la Chine accélère aujourd’hui le processus.

Convergence économique et sociale d’une part, affaiblissement productif de l’autre constituent deux des ferments qui contribuent, pas à pas, à l’émergence d’une classe ouvrière en soi à l’échelle de l’Europe et, par certains aspects, d’une conscience de classe vivace à l’échelle européenne. Celle-ci s’inscrit d’abord dans un pessimisme certain, découlant de la fragilité de la base productive du continent. Elle manque ensuite surtout d’unification politique forte. 

Un manque d’unification politique des classes ouvrières européennes

En effet, le mouvement communiste et ouvrier et la gauche dans son ensemble font face à une contradiction majeure en Europe : l’organisation de la production dépend de manière croissante de l’échelle européenne, tandis que le champ social demeure majoritairement national. Il découle de cet état des lieux une difficulté évidente à peser dans les rapports de force. À cela s’ajoute le fait que les organisations patronales bénéficient d’une coordination plus forte que celle des centrales syndicales.

Ultime contradiction, alors que les forces de gauche ont émergé d’internationales centralisées et unifiées, particulièrement en Europe, ce sont aujourd’hui d’abord les partis conservateurs, sociaux-démocrates et, ces dernières années, d’extrême droite, qui parviennent à établir des cadres de coopération efficaces et à se présenter comme des continuums politiques dans chaque juridiction.

Pour la gauche sociale et politique, cette situation constitue une impasse dont il est impératif de sortir. Trois pistes paraissent, à ce stade, essentielles. Tout d’abord il faut sortir de l’étouffoir des colères sociales que l’extrême droite fait peser sur l’Europe. Pour ce faire il est nécessaire de clairement refuser l’idée selon laquelle le déclin économique de l’Europe ne peut trouver de débouché que dans un repli national et autoritaire.

Cela implique ensuite d’identifier les grandes questions qui doivent être portées, a minima, à l’échelle de l’Europe. Énergie, numérique, aéronautique, industrie, autant de champs où la coopération revêt une efficacité commandée par les avancées de la production. Pour que les intérêts des peuples d’Europe soient réellement protégés, il s’agit d’arracher la gouvernance de ces thématiques aux seules classes dirigeantes. Cette démarche ne peut se faire en dehors des luttes réelles et des niveaux d’organisation existants. Elle commande cependant un niveau de coopération et d’intégration paneuropéen renforcé.

Une telle perspective ne pourra en effet se matérialiser que par le renforcement de cadres de coopération efficaces des forces progressistes en Europe. Des tentatives existent, mais qui pèchent par leurs divisions ou le manque d’investissement des partis nationaux.

Il s’agit en définitive de dissiper toute mystique européenne ou purement nationale pour réaffirmer que la solidarité internationale n’est pas simplement un slogan, mais la conséquence logique et nécessaire de la réalité des rapports de production contemporains. Confrontées à un niveau d’intégration politique et social sans équivalent sur le plan mondial, les forces progressistes d’Europe portent, à cet égard, une responsabilité accrue. 

Lucien Zeki est juriste. Il est docteur en droit.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025