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Le livre III du Capital contient un chapitre LII alléchant intitulé « Les classes ». Malheureusement, le manuscrit est inachevé et ne contient qu’une page. Marx y écrit que « les ouvriers salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers constituent les trois grandes classes de la société », « dont les sources respectives de revenu sont le salaire, le profit et la rente foncière ». Les stades intermédiaires sont juste évoqués au passage.

Entretien avec Jean Quétier

CC : Marx a-t-il précisé ses idées ultérieurement ?

Il est vrai qu’il est particulièrement frustrant que ce chapitre soit inachevé – comme l’ensemble du livre III d’ailleurs, puisque le livre n’a pas été publié du vivant de Marx, mais seulement en 1894, grâce au travail d’édition mené par Engels sur les manuscrits. Dans ce chapitre, Marx pose explicitement la question « Qu’est-ce qu’une classe ? », mais il n’y répond que de manière négative, en examinant tour à tour deux critères qui paraissent finalement insuffisants : l’identité des sources de revenus et la position au sein de la division sociale du travail. Cela ne veut pas dire que ces critères soient faux, mais simplement qu’ils ne sont pas en mesure de ramener véritablement à l’unité la multiplicité des situations concrètes de celles et ceux qui appartiennent à une même classe. Même s’il n’existe pas de texte synthétique dans lequel Marx aurait précisé sa conception, le critère qui s’impose généralement sous sa plume est celui de la position dans les rapports de production. Mais cet inachèvement doit aussi nous conduire à considérer qu’il s’agit là d’une question qui demeure en partie ouverte.

CC : En 1848, dans le Manifeste, il était essentiellement question de deux classes : la bourgeoisie, c’est-à-dire « la classe des capitalistes modernes » (a précisé Engels) et les prolétaires. Y a-t-il une différence de point de vue avec le Capital ?

Il est vrai qu’on peut être tenté de dire que l’analyse proposée dans le Manifeste est binaire tandis que celle proposée dans le Capital est ternaire. Il est clair que l’analyse de Marx concernant la troisième classe – celle des propriétaires fonciers – s’étoffera nettement à mesure qu’il travaillera à la rédaction du Capital. Les propriétaires fonciers ne sont pas absents du Manifeste, mais Marx et Engels les identifient surtout à une classe du passé, appartenant encore au monde féodal et plus ou moins vouée à disparaître avec l’avènement de la bourgeoisie. Ce qui change dans le Capital, c’est qu’on y trouve une théorie de la rente foncière de type capitaliste, présentée comme une transformation de la propriété foncière féodale liée à l’emprise de la production capitaliste sur l’agriculture.

CC : Le Manifeste évoque par deux fois des couches intermédiaires : « Petits industriels, petits commerçants et rentiers, petits artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat. » Un peu plus loin, il est dit : « Les classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie pour sauver leur existence de classes moyennes du déclin qui les menace. Elles ne sont pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus elles sont réactionnaires. » Comment concilier ces deux passages ?

Il me semble qu’il n’y a pas de contradiction majeure entre ces deux passages. Il faut simplement distinguer le point de vue diachronique du point de vue synchronique. Du point de vue diachronique, les couches intermédiaires sont vouées à disparaître et à se fondre dans le prolétariat car elles ne peuvent pas rivaliser avec les grands capitalistes. Du point de vue synchronique, il n’en reste pas moins qu’elles résistent, d’où cette dimension conservatrice et même réactionnaire. On pourrait aussi résumer les choses en disant que les couches intermédiaires ne comprennent pas la dynamique historique dans laquelle elles se trouvent prises et cherchent en vain à la freiner.

« Il faut garder à l’esprit ce qu’étaient les structures sociales au milieu du XIXe siècle, même en Europe occidentale, à savoir un univers où, hormis dans certaines grandes villes (notamment en Angleterre), la production industrielle existait à peine.  »

CC : L’expression « petite bourgeoisie » n’est pas employée ici. Pourtant elle va faire partie du propos habituel des marxistes. Qu’en ont dit exactement Marx et Engels et dans quels contextes ? Ces contextes ont-ils quelque ressemblance avec les situations actuelles ?

Marx et Engels parlent en fait beaucoup de la petite bourgeoisie, y compris dans le Manifeste – c’est le cas dans la sous-section de la troisième partie consacrée au « socialisme petit-bourgeois ». Au XIXe siècle, la petite bourgeoisie renvoie avant tout au monde des petits artisans et des petits commerçants, ce qui ne correspond plus vraiment à l’usage actuel du terme, qui sert souvent à désigner des professions culturelles ou intellectuelles. La figure que Marx et Engels associent à la petite bourgeoisie, c’est celle du philistin borné. Elle représente également un univers rempli de contradictions, précisément parce que la petite bourgeoisie est une « classe de transition », prise en étau entre le capital et le travail.

« À la question « Qu’est-ce qu’une classe ? », Marx ne répond que de manière négative, en examinant tour à tour deux critères qui paraissent finalement insuffisants : l’identité des sources de revenus et la position au sein de la division sociale du travail. »

CC : Le Manifeste dit aussi : « Le prolétariat ne fait pas que s’accroître en nombre ; il est concentré en masses plus importantes ; sa force augmente et il en prend mieux conscience. » C’était évident au milieu du XIXe siècle, cela ne correspond pas au vécu actuel.

Tout dépend de la partie de la phrase sur laquelle on choisit de mettre l’accent. En ce qui concerne l’accroissement numérique du prolétariat, si l’on se place à l’échelle mondiale, cela me semble indéniable. Il faut garder à l’esprit ce qu’étaient les structures sociales au milieu du XIXe siècle, même en Europe occidentale, à savoir un univers où, hormis dans certaines grandes villes (notamment en Angleterre), la production industrielle existait à peine. Le problème, c’est que cet accroissement numérique ne coïncide pas (ou plus) avec la prise de conscience, par les travailleurs eux-mêmes, de la force politique qu’ils constituent. Il y a bien entendu de multiples facteurs qui permettent de l’expliquer, et qui ne sont pas simplement de l’ordre du discours ou des représentations, mais qui tiennent aussi aux grandes réorganisations qui ont affecté la production industrielle depuis plusieurs décennies.   

Jean Quétier est agrégé et docteur en philosophie. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Sur des questions voisines, on lira aussi l’intervention de Jean-Michel Galano dans la rubrique « Philosophiques » de Cause commune n° 41, novembre-décembre 2024.

Cause commune n° 42 • janvier/février 2025