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La communauté scientifique nous alerte sur la possibilité d’une sixième extinction de masse, que faut-il entendre par là et qu’est-ce que la paléontologie peut nous apprendre sur les extinctions précédentes ?

La sixième extinction de masse ! Derrière ces mots-bombe, rappelant ceux des meurtres de masse, se cache une réalité tout aussi explosive : la disparition d’au moins trois espèces sauvages animales et végétales sur quatre à cause de l’activité humaine et de l’accaparement des espaces naturels.

La disparition des dinosaures…
On aurait donc raté les cinq épisodes précédents ? Du moins quatre, car l’une de ces crises de la biodiversité est bien connue du grand public : celle qui entraîna la disparition des dinosaures (non volants) il y a 66 millions d’années et qui marque la transition entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire. Au-delà de la perte du célèbre tyrannosaure, partout sur terre comme en mer, la majorité des espèces disparaissent. Des « espèces qui disparaissent », c’est une manière pudique pour un paléontologue de dire que tous les individus qui composent ces es­pèces filent droit à la mort sans passer par la case reproduction. Les ammonites, ces céphalopodes (poulpes, pieuvres, sèches) à co­quille enroulée très faciles à trouver dans nos sols et présents depuis plus de 300 millions d’années, meurent jusqu’aux derniers ; 98 % des coraux coloniaux composant les grandes barrières sont balayés, les grands reptiles volants comme marins, les gros mammifères ou encore 60 % des plantes d’Amérique du Nord ne passent pas non plus la limite Crétacé-Tertiaire. La liste est longue, et pourtant cette crise de la biodiversité n’est pas la plus importante que la Terre ait connue.

... n’est qu’une extinction parmi d’autres
Nous devons la découverte des cinq grandes extinctions de masse aux deux chercheurs américains David Raup et Jack Sepkoski qui publièrent dans les années 1970 les premières analyses quantitatives du registre fossile marin. En s’échinant à décompter le nombre d’espèces de fossiles découvertes par leurs collègues à travers le monde depuis une centaine d’années et en ordonnant ce comptage chronologiquement à l’échelle des temps géologiques, ils découvrent cinq périodes où le nombre d’espèces s’effondre brutalement. À la fin de l’Ordovicien (~445 Ma), du Dévonien (380 Ma), du Permien (250 Ma), du Trias (201 Ma) et du Crétacé (66 Ma), plus de trois espèces sur quatre s’éteignent avec la mort de tous les individus les composants, animaux comme végétaux (fig. p. 25). Ce qui caractérise ces événements au-delà de leur intensité, c’est leur brutalité. À l’échelle des temps géologiques, ils paraissent presque instantanés. Ces phases d’extinction massive qui ont duré des centaines ou des milliers d’années correspondent à seulement quelques centimètres de roches sédimentaires sur le terrain, et pourtant leurs effets ont bouleversé le visage des faunes et des flores de leurs époques.

« Les extinctions d’espèces sont un phénomène continu et inévitable, et cinq fois dans l’histoire de la biodiversité, le nombre d’extinctions s’est emballé en affectant aléatoirement toutes les espèces vivantes. »

Prudence dans les interprétations !
Il serait malhonnête en tant que paléontologues de prétendre que nous avons une image claire et représentative de la biodiversité avant, pendant et après ces grandes crises. La fossilisation est un phénomène très rare et nos collègues formés et rémunérés pour trouver les fossiles sont très peu nombreux. Le registre fossile est donc d’abord constitué de « gros » animaux (car plus attirants et plus faciles à trouver), autrefois abondants et largement répartis dans les hautes latitudes de l’hémisphère nord, de sorte qu’ils aient eu une chance non négligeable de se fossiliser puis d’être découverts par des collègues. Au contraire, la biodiversité, elle, est essentiellement constituée d’espèces de petite taille, peu abondantes et souvent restreintes à une aire géographique limitée à basse latitude. En bref, la vie, pour un biologiste, c’est d’abord une grande diversité de petits organismes tropicaux rares. Pourtant, même si notre vision de la biodiversité passée est fortement biaisée, nous sommes capables d’affirmer que les extinctions d’espèces sont un phénomène continu et inévitable, et que, cinq fois dans l’histoire de la biodiversité, le nombre d’extinctions s’est emballé en affectant aléatoirement toutes les espèces vivantes. David Raup, habitué des métaphores calibrées, parlait d’une biodiversité passée sous les balles « d’un champ de tir », où seuls quelques chanceux s’en tireront. Le caractère aléatoire revêt ici une importance cruciale car, si on porte son regard sur d’autres périodes d’extinction intense comme l’extinction de la mégafaune survenue il y a plus ou moins dix mille ans, presque tous les groupes de grands mammifères de plus de cent kilos sont touchés, alors qu’oiseaux, insectes, amphibiens, reptiles et végétaux ne sont que très peu affectés, quelle que soit leur taille. De l’Europe à l’Australie, en passant par les Amérique, les mammouths et mastodontes s’éteignent, les paresseux et tatous géants, les étranges litopternes et notongulés d’Amérique du Sud ou encore les célèbres mégacéros et rhinocéros laineux meurent jusqu’au dernier en même temps que les lions et les ours des cavernes. Sur ces quatre continents, toutes les espèces de mammifères de plus d’une tonne et 80 % des espèces comprises entre cent et mille kilos disparaissent entre 13 000 et 9 000 ans. Cette vague d’extinctions, dite « sélective », est la conséquence d’un changement climatique important et d’une chasse intensive de ces gros animaux par nos ancêtres. Les cinq grandes extinctions de masse, elles, n’ont rien de sélectif : elles ravagent l’ensemble des écosystèmes et, à ce jeu-là, la crise des crises, c’est l’extinction de masse de la transition Permien-Trias (250 Ma). Sous l’effet d’un réchauffement climatique compris entre 5°C et 9 °C, causé par l’injection de millions de tonnes de gaz à effet de serre par les volcans sibériens, 90 à 96 % des espèces marines présentes au Permien disparaissent avant le Trias. Pour rappel, les dernières simulations climatiques anticipent un réchauffement de 7 °C à l’horizon 2100 si rien n’est fait pour le ralentir.

« C’est à l’échelle du siècle que nous vivrons un événement inédit depuis soixante-six millions d’années. »

Une balade à VTT pour comprendre
Trois espèces sur quatre qui disparaissent, 90 à 96 % des espèces qui s’éteignent, tous ces chiffres sont… des chiffres, ils n’ont pas d’équivalent dans nos mémoires d’hommes, ils ne peuvent pas être aisément ramenés ou comparés à une réalité historique. Comme pour le réchauffement climatique, nous n’avons aucun précédent qui pourrait nous préparer, voire au minimum nous faire accepter l’idée. Alors comment se rendre compte ? Tentons un petit exercice de pensée. Vous vous baladez à VTT, puis campez quelques nuits dans le maquis provençal. Pour vous abriter, plus aucun chêne-liège, pas de pin, plus d’arbousier. Vos yeux cherchent les charmantes petites fleurs violettes de la bruyère, mais vous ne les trouvez nulle part, les grandes fleurs blanches des cistes elles aussi se cachent et votre nez ne capte aucune odeur de lavande, de thym ou de romarin. Quelques buissons d’arbre à mastic qui ont survécu bruissent dans le vent, mais cet unique bruit ne suffit pas à couvrir le silence des oiseaux. Nulle fouine ne viendra renifler votre paquetage durant la nuit, plus de tortue d’Hermann dodelinant lentement à travers le chemin, plus de sauterelles ni de délicats papillons. Au détour d’un virage, vous apercevez une mer d’huile que nul aileron dorsal de dauphin bleu et blanc ne viendra troubler. Les rares buissons qui subsistent n’ont pas vu de mulots depuis des mois, ni de hérissons et encore moins d’écureuils. Soudain, vous sautez de joie en apercevant le bout de la queue plate d’un castor d’Europe mais, le temps d’approcher, il a disparu. Vous tendez l’oreille mais rien, aucun son de fuite du gros rongeur dans les fourrés épars et déjà vous commencez à douter de sa présence et de votre vision. Cerfs, renards, lézards, nulles traces, pas un sabot, pas une fiente, plus de sifflement, plus d’écailles qui se prélassent au soleil.

« Même s’il est très difficile de comparer les rythmes passés et les rythmes modernes d’extinction, nous pouvons affirmer que l’utilisation des sols, des eaux et de l’air par le capitalisme finira par causer l’effondrement de nos écosystèmes. »

Sous nos yeux se déroule aujourd’hui une chose bien étrange, partout les espèces voient leurs individus mourir et les naissances chuter à un rythme inégalé. Entre 15 et 75 % des insectes volants d’Europe de l’Ouest ont disparu en trente ans et 70 % des animaux vertébrés (mammifères, oiseaux, reptiles) en cinquante ans. Pas une espèce, pas même la plus grosse ni la mieux adaptée au chêne vert ; non, chez toutes les espèces observées, les individus meurent par millions. Même s’il est très difficile de comparer les rythmes passés et les rythmes modernes d’extinction, nous pouvons affirmer que l’utilisation des sols, des eaux et de l’air par le capitalisme finira par causer l’effondrement de nos écosystèmes. Si nous continuons à laisser les grands exploitants user de produits chimiques mortels, si on ne laisse ni la place (artificialisation des sols, monoculture), ni les connexions entre les habitats (remembrement agricole, réseau routier) nécessaires à la vie des espèces, alors c’est à l’échelle du siècle que nous vivrons un événement inédit depuis soixante-six millions d’années. Fontenelle (1657-1757) disait « de mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier » et pourtant aujourd’hui au cours de la vie d’un homme, ce sont des millions d’espèces qui pourraient disparaître.

Corentin Gibert Bret est paléontologue. Il est docteur en paléontologie de l'université de Lyon.

Cause commune • novembre/décembre 2021