Un phénomène tentaculaire : l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques est le titre du rapport, présenté au nom de la commission d’enquête par Éliane Assassi, sénatrice PCF de la Seine-Saint-Denis de 2004 à 2023 et présidente du groupe communiste au Sénat de 2012 à 2023.
CC : Le rapport que tu as fait sur les cabinets conseils a mis en lumière un phénomène tentaculaire. Quelle influence a le recours à ces cabinets sur la fonction publique ?
Le rapport de la commission d’enquête sénatoriale a effectivement pointé un « phénomène tentaculaire » qui pénètre des pans entiers de nos administrations. Ces cabinets interviennent au cœur des politiques publiques ce qui soulève de nombreuses questions : d’une part, notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des entreprises privées et d’autre part la bonne utilisation de l’argent public.
En confiant des missions stratégiques à des cabinets de conseil privés dépourvus de légitimité démocratique, l’État renvoie l’idée qu’il ne sait plus faire et il délégitime les compétences au sein des administrations alors que de nombreux fonctionnaires, parmi lesquels de hauts fonctionnaires, ont la capacité d’assumer ces missions.
Or, ce recours à l’externalisation coupe progressivement les agents de leur capacité d’agir et comporte un risque en matière de qualité des politiques publiques.
« Ce recours à l’externalisation coupe progressivement les agents de leur capacité d’agir et comporte un risque en matière de qualité des politiques publiques. »
Par ailleurs, cela crée une situation de dépendance entre l’administration et des consultants privés. Forts de leur capacité à s’adapter rapidement, ils deviennent indispensables pour gérer des situations notamment par temps de crise. Dans les faits, ils créent eux-mêmes cette dépendance et ce recours est aujourd’hui devenu un réflexe sans que le temps soit pris pour s’assurer que des fonctionnaires puissent assurer en interne les missions confiées aux cabinets privés.
CC : Il est parfois avancé que le privé serait plus efficace que le public, notamment dans ces missions d’évaluation et de conseil.
Qu’en penses-tu ?
Il faut admettre que les cabinets de conseils, notamment à dimension internationale, ont une force de frappe considérable ; ils savent s’adapter à l’accélération du temps politique. Julie Servais, maîtresse de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne que notre commission a auditionnée, l’explique ainsi : « Cette capacité à répondre dans l’urgence est dans la structure même des cabinets comme McKinsey qui ont des équipes en back-up. Ils ont un centre de production de diapositives en Inde qu’ils appellent « le studio ». Lorsque les délais demandés sont très serrés, ce centre travaille en horaires décalés pour délivrer, le lendemain à sept heures, un Power Point complet et mis en forme ».
Cela ne signifie pas qu’ils soient plus efficaces que le public. D’ailleurs plusieurs évaluations de la Direction Interministérielle de la transformation publique (DITP) montrent que des cabinets ne sont pas toujours à la hauteur des missions qui leur sont confiées : « manque de culture juridique et plus largement du secteur public » ; « absence de rigueur sur le fond comme sur la forme »… et parfois, aucune suite tangible n’est donnée à leurs prestations (rapport McKinsey sur l’évaluation du métier d’enseignants payé 496 000 euros).
CC : Le rapport met en évidence l’emploi de hauts fonctionnaires par les cabinets conseils. Ces derniers peuvent intervenir dans le champ de compétences des hauts fonctionnaires. Est-ce que le recours à ces cabinets est un moyen de privatiser la haute fonction publique ?
Notre commission estime que la part des anciens responsables publics de haut niveau représente à peine 1 % des effectifs des cabinets conseils. Ces anciens fonctionnaires qui connaissent bien les spécificités du secteur public, participent à la stratégie d’influence des cabinets de conseils et renforcent la légitimité de ces derniers auprès de leurs clients.
Mais, dans la plupart des cas, celles et ceux qui quittent le public créent eux-mêmes leurs propres structures privées et interviennent aux côtés des cabinets de conseils en tant que sous-traitants.
Toutefois, et comme l’a rappelé Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), auditionné lors de nos travaux : « La perméabilité entre le secteur public et le secteur privé expose les agents publics qui rejoignent les sociétés de conseil au risque d’une condamnation pénale pour prise illégale d’intérêts s’ils ont entretenu des relations d’ordre professionnel avec ces cabinets dans le cadre de leurs fonctions publiques ».
« Ces cabinets interviennent au cœur des politiques publiques, ce qui soulève de nombreuses questions, d’une part, notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des entreprises privées et d’autre part la bonne utilisation de l’argent public. »
Or, comme nos travaux l’ont démontré, de telles pratiques peuvent exister. C’est la raison pour laquelle notre commission d’enquête propose que la HATVP soit systématiquement saisie en cas de départ d’un responsable public vers un cabinet de conseil (pantouflage) ou en cas de recrutement d’un consultant par l’administration (retropantouflage).
Les services publics et le statut des fonctionnaires ont de tout temps fait l’objet de menaces ; la suppression de certains corps dans la diplomatie et dans les préfectures, sans aucun débat démocratique, est un exemple des logiques libérales qui ouvrent en grand les portes à une politisation et à une privatisation de ces métiers et plus largement de bon nombre de services publics.
CC : Quelle est selon toi la légitimité de la haute fonction publique ? Et plus particulièrement, si l’on arrivait au pouvoir, quelle serait la légitimité des actuels hauts fonctionnaires à rester en poste ? Faudrait-il changer ces hauts fonctionnaires pour permettre la mise en œuvre de notre programme et de notre projet de société ?
Il faut insister pour rappeler que les services publics et la fonction publique sont intimement liés à l’histoire de notre pays ; ensemble, ils contribuent à la cohésion sociale, à satisfaire les besoins des populations dans leur diversité avec un dénominateur commun : être au service de l’intérêt général.
« La suppression de certains corps dans la diplomatie et dans les préfectures, sans aucun débat démocratique, est un exemple des logiques libérales. »
Quant aux personnels qui occupent des postes au sein de la haute fonction publique, ils et elles sont légitimes car ils et elles jouent un rôle fondamental dans l’application des politiques publiques. Ils et elles assurent la continuité du service public et sont en capacité, en concertation avec les agents placés sous leur responsabilité, de prendre des mesures pour répondre à des besoins y compris dans des moments de crise. Ce sont des postes indispensables et il ne s’agit pas de s’en séparer au gré des changements politiques, mais de faire évoluer (comme pour l’ensemble des agents des trois fonctions publiques) leur statut qui sort de la logique du marché et leur rémunération (selon le ministère de la Transformation publique, le salaire moyen d’un fonctionnaire s’élève à 2 431 euros avec des écarts de rémunération entre les fonctions publiques mais aussi entre les hommes et les femmes), afin de rendre leurs métiers plus attractifs et en leur octroyant de nouveaux droits afin qu’ils puissent assumer pleinement leurs missions et être utiles au service de l’intérêt général. C’est un vrai sujet !
En la matière, le PCF porte un certain nombre de propositions pour développer et moderniser le service public dans toutes ces composantes. Réformer la haute fonction publique dans le sens d’une amélioration de la qualité de travail des agents concernés et des services rendus à la population dans sa diversité passe par une volonté politique forte qui place les services publics au cœur des politiques publiques. C’est, je crois, ce que nous portons dans notre projet politique.
Éliane Assassi a été sénatrice PCF de la Seine-Saint-Denis de 2004 à 2023 et présidente du groupe communiste au Sénat de 2012 à 2023.
Propos recueillis par Dorian Mellot
Cause commune n° 39 • juin/juillet/août 2024