Permettre à quelques entreprises d’exercer un monopole sur la production relève de la folie !
L’obstination européenne et occidentale à ne pas vouloir lever le brevet sur les vaccins covid-19 pourrait surprendre. À l’Organisation mondiale du commerce une coalition de cent pays revendique une suspension des brevets. Le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé le demande. Rarement dans l’histoire récente, l’Occident n’aura été aussi isolé sur la scène internationale. Un large mouvement qui va grandissant, composé de syndicats et d’organisations non gouvernementales, de partis politiques et de scientifiques, se mobilise aussi en Europe.
Notons que, du point de vue sanitaire, la position européenne est tout simplement incompréhensible. Nous faisons aujourd’hui face à une pénurie de vaccins, qui est un désastre en soi. Une enquête menée par l’Alliance populaire pour les vaccins auprès de soixante-dix-sept épidémiologistes de vingt-huit pays montre que deux tiers d’entre eux pensent qu’il nous reste au maximum un an avant que le coronavirus ne mute au point que la plupart des vaccins de première génération perdent leur efficacité et que nous ayons besoin de nouveaux vaccins. Il nous faut au plus tôt plus de vaccins. En Europe, mais aussi dans le monde entier. Lever tout obstacle à l’augmentation de la capacité productive semble dès lors non seulement logique, mais se révèle, face à la menace des variants, simplement une nécessité. Nous savons qu’aucune entreprise n’a une capacité productive suffisante pour fournir le monde entier en vaccins. Permettre à quelques entreprises d’exercer un monopole sur la production relève donc, au mieux, de la folie.
Droits de propriété intellectuelle et monopoles
Or, précisément, c’est ce que font les droits de propriété intellectuelle, qui offrent à une ou plusieurs entreprises un monopole sur la production du vaccin. La levée des brevets permettrait, à l’inverse, à de nombreux pays de produire le vaccin, confirme le directeur-général de l’OMS, le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus. Certes, la levée des brevets ne suffit pas en soi à augmenter la capacité productive, mais la fable selon laquelle il n’y aurait pas assez d’entreprises disponibles à produire le vaccin, a été démontée par la commission européenne même. Lors d’un événement de jumelage d’entreprises, elle a, en deux jours, réussi à réunir trois cents entreprises européennes prêtes à collaborer. Au niveau mondial, les lauréats du prix Nobel, Joseph Stiglitz et Michael Spence sont particulièrement catégoriques. Dans un rapport de l’Institut for New Economic Thinking, ils estiment la capacité de production pour 2021 à 9,72 milliards de doses en ne considérant que les États-Unis, l’Inde et la Chine. Et les économistes à en conclure qu’il ne devrait pas y avoir de pénurie de vaccins du tout. Selon les estimations d’Oxfam, à peine 43% de la capacité de production mondiale de vaccins covid-19 sont actuellement utilisés pour la production de vaccins approuvés. S’il est vrai que nous devrons aussi organiser un transfert technologique, pour lequel le mécanisme de partage des technologies mis sur pied par l’OMS (C-TAP) paraît un outil particulièrement approprié, la levée des brevets n’en reste pas moins nécessaire.
« Pourquoi ne pas considérer qu’en échange des fonds publics reçus pour la recherche et le développement, le brevet devrait rester dans les mains du public ? »
La revue scientifique Nature rappelle d’ailleurs à raison que les brevets n’ont jamais été conçus pour être utilisés en cas d’urgences mondiales telles que des guerres ou des pandémies. Au contraire, pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain a demandé aux entreprises et aux universités d’augmenter la production de pénicilline, afin de protéger les soldats des maladies infectieuses. Les entreprises ont dû accepter de subordonner leurs profits à l’objectif plus large de sauver des vies. Si les brevets constituent donc un puissant frein à la disponibilité du vaccin, ils risquent aussi de nous coûter cher. Les entreprises pharmaceutiques, telles Pfizer, Moderna, Johnson & Johnson, et AstraZeneca, prévoient déjà d’augmenter considérablement le prix du vaccin une fois la pandémie terminée. En d’autres mots, reconfortées par le brevet, elles préparent un hold-up sur la Sécurité sociale.
Les droits exclusifs et la concurrence entre multinationales ralentissent même le développement de vaccins de qualité. Prenons les vaccins de Pfizer et de Moderna. Les deux sont basés sur la technologie d’ARN messager. Le premier doit être maintenu à − 70 °C, le second à − 20 °C. Si Moderna avait partagé sa technologie, nous n’aurions pas eu besoin de supercongélateurs. Mais à cause de la logique capitaliste, nous nous trouvons maintenant avec deux vaccins très similaires pour lesquels nous avons dû développer des protocoles différents. La logique capitaliste de la concurrence s’avère donc totalement inefficace. En revanche, quand en janvier les autorités chinoises ont partagé le génome du virus avec l’OMS et les scientifiques de tous les pays, cela a permis de booster la recherche dans une logique collaborative.
L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC)
Nous pourrions en conclure que l’aveugle défense des brevets de la part de tous les gouvernements européens, même à participation socialiste ou écologiste, serait totalement irrationnel. Ce serait une erreur. Pour comprendre leur obstination, il faut retourner aux origines des droits de propriété intellectuelle sur les médicaments. Si le fait est peu mis en valeur, la généralisation de ces droits est un phénomène relativement récent, consacré en 1994 par l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) à l’OMC. Cet accord était en partie une réaction des pays occidentaux aux revendications d’une large coalition des pays du Sud, le G77, en faveur d’un partage des technologies, qui se font de plus en plus fortes à partir des années 1970. C’est aussi la période pendant laquelle les premières véritables entreprises pharmaceutiques locales sont prudemment mises sur pied au Brésil ou en Inde, pays qui deviendra ensuite la pharmacie du monde grâce à ces usines de médicaments génériques. Les brevets doivent alors, notamment pour le gouvernement américain, servir à garantir la domination technologique des multinationales occidentales sur le monde et maintenir la dépendance des économies considérées en voie de développement.
« Le gouvernement sud-africain de Nelson Mandela sera attaqué en justice par une coalition d’une quarantaine de multinationales pharmaceutiques pour avoir offert à sa population un accès à des traitements génériques pour le VIH-sida, qui faisait alors des milliers de morts par jour dans le pays. »
L’accord ADPIC, qui généralise et impose mondialement une protection des droits de propriété intellectuelle généralement pour vingt ans, sera en fait rien d’autre que le résultat d’un énorme effort de la diplomatie américaine mettant sous pression gouvernement après gouvernement, pays après pays. Le monopole mondial sur les produits, offert notamment aux géants pharmaceutiques, ne tardera pas à illustrer de manière cruelle la contradiction fondamentale entre les profits de quelques-uns et la santé pour tous. Le gouvernement sud-africain de Nelson Mandela sera attaqué en justice par une coalition d’une quarantaine de multinationales pharmaceutiques pour avoir offert à sa population un accès à des traitements génériques pour le VIH-sida, qui faisait alors des milliers de morts par jour dans le pays. Si, aujourd’hui, des flexibilités existent dans le cadre de la protection ADPIC, c’est uniquement grâce à la mobilisation populaire.
L’Union européenne et l’ADPIC
De manière similaire, l’Union européenne met aujourd’hui tout son poids dans la balance pour défendre les intérêts des multinationales pharmaceutiques occidentales. Ce n’est en soi pas une nouveauté. L’Union européenne a même été au-delà des règles ADPIC. Des certificats complémentaires de protection doivent pallier les conséquences négatives pour l’industrie pharmaceutique d’une mise sur le marché tardive, et peuvent ajouter cinq ans à la protection ADPIC. Par rapport aux flexibilités prévues dans l’accord ADPIC aussi, l’Union européenne a tout fait pour en limiter la portée. Dans le cadre des flexibilités autorisées par l’accord ADPIC, un gouvernement peut imposer une licence obligatoire à une entreprise détentrice du brevet et ainsi permettre à une autre entreprise de produire le médicament, mais l’UE a instauré des protections supplémentaires de protection des données et d’exclusivité commerciale qui peuvent de fait bloquer la mise sur le marché de médicaments génériques pour une durée jusqu’à dix ans. Le règlement 816/2006 concernant l’octroi de licences obligatoires pour des brevets visant la fabrication de produits pharmaceutiques destinés à l’exportation vers des pays connaissant des problèmes de santé publique prévoit bien une dérogation aux périodes de protection des données et d’exclusivité commerciale applicables dans l’Union européenne. Soyons clairs, cela n’a rien à voir avec de la solidarité avec les pays plus pauvres, mais vise à garantir l’accès aux marchés pour des produits européens, éviter quand nécessaire une reprise de certains marchés par des génériques de pays concurrents, et, surtout, la possibilité pour l’Union européenne de lancer des offensives de séduction afin d’établir son soft power dans certains pays. En effet, et sans surprise, la législation européenne ne prévoit aucune dérogation similaire en ce qui concerne les licences obligatoires octroyées pour la mise sur le marché des médicaments au sein de l’UE. En revanche, quand en 2017, un amendement à l’article 31 bis de l’accord sur les ADPIC est venu ajouter une dérogation à la restriction d’exportation des médicaments fabriqués sous licence obligatoire, l’Union européenne et ses États membres ont refusé cette nouvelle dérogation et ne peuvent donc pas automatiquement importer des médicaments fabriqués sous licence obligatoire. Le brevet unitaire européen, actuellement en discussion, pourrait encore aggraver la situation et limiter davantage encore les dérogations et flexibilités existantes.
« Les entreprises pharmaceutiques, telles Pfizer, Moderna, Johnson & Johnson, et AstraZeneca, prévoient déjà d’augmenter considérablement le prix du vaccin une fois la pandémie terminée. En d’autres mots, réconfortées par le brevet, elles préparent un hold-up sur la sécurité sociale. »
Aujourd’hui, l’Union européenne se bat activement contre la suspension du brevet (patent waiver) proposé par l’Inde et l’Afrique du Sud, et soutenu par une centaine de pays à l’Organisation mondiale du commerce. L’idée est de suspendre tous les brevets sur les technologies liées à la lutte contre la covid-19. Cette proposition dispose, en outre, d’un avantage notable par rapport aux solutions nationales, comme les licences contraignantes. Si l’outil de la licence contraignante est important, son application peut se révéler compliquée, notamment en temps de pandémie. D’abord, il s’agit d’une licence au cas par cas, médicament par médicament, pays par pays. Ensuite, la procédure peut traîner et beaucoup dépend du rapport de force ensuite de, et au sein du pays où la demande est faite. Une suspension générale serait donc certainement préférable.
« Les brevets doivent, notamment pour le gouvernement américain, servir à garantir la domination technologique des multinationales occidentales sur le monde et maintenir la dépendance des économies considérées en voie de développement. »
Que même au milieu d’une pandémie, les États, et l’État en construction qu’est l’Union européenne, n’arrivent pas à mettre les intérêts manifestes de la santé publique mondiale au-dessus des intérêts d’une poignée de multinationales est à la fois révélateur et révoltant. Pourtant d’autres voies existent. Pourquoi ne pas considérer qu’en échange des fonds publics reçus pour la recherche et le développement, le brevet devrait rester dans les mains du public ? C’est bien ce qui est proposé pour le programme spatial européen, pourquoi cela ne pourrait pas se faire pour les médicaments ? Nous savons depuis Mariana Mazzucato, que même l’innovation est aujourd’hui en grande partie l’œuvre de l’investissement public, alors pourquoi ne pas garantir que les résultats profitent et reviennent à la société toute entière?
Il est grand temps de changer le logiciel de nos sociétés. Passer d’un système basé sur le profit et la concurrence, à une société donnant priorité à la santé et la collaboration. C’est aussi cela l’enjeu concret de la lutte sur le brevet du vaccin covid-19.
Marc Botenga est eurodéputé du Parti du travail de Belgique (PTB ).
Et en France quelle solution juridique ?
Par Michel Limousin
Nous pouvons demander au gouvernement français d’utiliser l’article 7 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ». Cet article prévoit « la réquisition de tout bien ou service nécessaire à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services. L’indemnisation de ces réquisitions est régie par le code de la défense ». Cette législation française est légitime à s’appliquer dans notre pays. Cela peut se faire rapidement d’autant plus que c’est le gouvernement actuel qui a mis en place cette loi. Pourquoi serait-il contre ? C’est le moment de l’utiliser. De plus nous demandons l’application de l’article L613-16 du code de santé publique modifié par la loi n°2004-1338 du 8 décembre 2004-art. 10, qui prévoit que « si l’intérêt de la santé publique l’exige et à défaut d’accord amiable avec le titulaire du brevet, le ministre chargé de la propriété industrielle peut, sur la demande du ministre chargé de la santé publique, soumettre par arrêté au régime de la licence d’office tout brevet délivré pour :
- a) un médicament, un dispositif médical…
- b) leur procédé d’obtention, un produit nécessaire à leur obtention ou un procédé de fabrication d’un tel produit … »
L’application de ces deux principes législatifs parfaitement justifiés dans la situation de catastrophe sanitaire actuelle permettrait de lever la question des brevets et de mobiliser l’industrie pharmaceutique du pays, particulièrement Sanofi. Nous aurions alors des perspectives réelles de produire en masse les quantités nécessaires de vaccins qui nous font tant défaut aujourd’hui.
Certains avancent l’idée qu’il faudrait du temps pour mettre en œuvre les procès industriels de fabrication. On leur fera remarquer que des usines capables de produire les vaccins existent déjà en France et tournent à plein régime. Les multinationales ont d’ailleurs mis en place des moyens de fabrication en un temps record pour produire les premières doses. L’argument ne tient pas d’autant plus que l’alternative est d’attendre au moins deux ans avant qu’ils soient capables de produire les quantités de vaccins pour les sept milliards d’habitants de la planète.
Enfin dernière remarque : la mise au point des nouveaux vaccins en un temps record en 2020 s’est faite grâce à des milliards d’euros d’argent public et grâce aux travaux préalables effectués par les services publics de recherche fondamentale en biotechnologie.
Oui, cette crise du vaccin montre la nécessité de sortir le vaccin et les traitements contre la covid-19 des mains des actionnaires et d’en faire un bien commun de l’humanité. Pour tous les peuples. C’est bien la raison pour laquelle nous soutenons l’initiative citoyenne européenne de pétition « Pas de profit sur la pandémie » qu’on peut signer sur le site https://noprofitonpandemic.eu.
Michel Limousin est médecin généraliste. Il est membre du conseil scientifique de la fondation Gabriel-Péri.
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021