Ce qui frappe dans la trajectoire des Bouygues, c’est la manière dont cette famille d’affairistes a su tisser des liens étroits et constants avec les pouvoirs publics, quels que soient les régimes, cette complicité avec l’appareil d’État ayant sans doute été décisive dans l’ascension du groupe.
Francis Bouygues (1922-1993), le fondateur, expérimente, aux lendemains de la guerre, des méthodes industrielles de construction, qui le démarquent rapidement de ses concurrents. Ça tombe bien, la France connaît alors une crise terrible du logement, le besoin de constructions nouvelles est très fort. C’est alors que Bouygues croise la route de Roger Duchet. Ce dernier est le parfait exemple de politicien radical-socialiste apte à toutes les combinaisons : élu connu de la Côte-d’Or avant-guerre (maire de Beaune), collabo assumé, montré du doigt et destitué à la Libération mais promptement « blanchi », Duchet est un actif artisan de la recomposition de la droite au sein du Centre national des indépendants et paysans (CNIP) associé à divers gouvernements et, plus tard, un farouche soutien de l’Algérie française. Il est secrétaire d’État aux Travaux publics en 1951, ministre de la Reconstruction et du Logement en 1955-1956. C’est au ministère qu’il croise Bouygues, ou vice versa. Alléluia ! Rencontre fructueuse pour l’homme du BTP. Et début d’une longue complicité entre l’État et l’entreprise concernée.
« La direction de Bouygues entretient un esprit de caste, “identitaire”, dans le groupe, instaure un ordre propre à l’établissement, censé remarquer et valoriser une élite d’employés modèles. »
Une autre caractéristique de Bouygues : ses entreprises utilisent massivement une main-d’œuvre immigrée. Ses services recrutent ces travailleurs aux pays mêmes, au Portugal, en Algérie, au Maroc. Dès les années 1970, 80% de la main-d’œuvre de Bouygues est d’origine immigrée. Pour des raisons qui lui sont propres, de convenance personnelle, de convenance pour son entreprise, il va militer pour le regroupement familial. Et il a l’oreille de Jacques Chirac qui fait adopter cette disposition en 1976. Il a aussi l’oreille du roi du Maroc : c’est Bouygues qui sera chargé de la construction de la grande mosquée de Casablanca.
Esprit de caste
La direction de Bouygues entretient un esprit de caste, « identitaire », dans le groupe, instaure un ordre propre à l’établissement, l’ordre des compagnons du Minorange (1963), censé remarquer et valoriser une élite d’employés modèles. Les liens ténus entre l’entreprise et les services de l’État apparaissent parfois au grand jour, comme lors du scandale Aranda (en 1972, une des villas de Bouygues est plastifiée, on accuse les militants indépendantistes bretons ; en fait, ce sont des barbouzes qui avaient monté l’opération…)
« Dès les années 1970, 80% de la main- d’œuvre de Bouygues est d’origine immigrée. Ses services recrutent ces travailleurs aux pays mêmes, au Portugal, en Algérie, au Maroc. »
À la fin des années 1980, Bouygues (dont le siège est désormais à Guyancourt, sur le site Challenger) devient le premier groupe mondial du BTP, titre qu’il conserve jusqu’en 2000. C’est l’époque où Bouygues prend possession de TF1(1987). Martin Bouygues succède en 1989 à Francis. C’est le plus jeune P-DG du CAC 40 (son personnage est décrit dans le roman d’Aurélien Bellanger, L’Aménagement du territoire, Gallimard, 2014). Il a trois priorités : la communication (TF1, LCI), la construction, les télécoms. Attaqué par Bolloré (déjà) en 1997, il est secouru par François Pinault. L’inimitié n’empêche pas que, chez ces gens-là, on se marie entre « familles ». La fille de Vincent Bolloré épouse le fils de Martin Bouygues. Martin Bouygues est proche de Nicolas Sarkozy ; il est témoin lors du second mariage du président, parrain de son fils Louis et, bien sûr, présent au Fouquet’s en 2007 pour fêter la victoire de son candidat. Plusieurs fois mis en examen pour abus de biens sociaux, il est systématiquement innocenté. Les bonnes relations se poursuivent avec Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, puis Macron président. Ainsi Didier Casas, directeur général de Bouygues, travaillera sur le programme du candidat Macron, c’est lui qui élaborera « les thèmes régaliens » du candidat et du parti des Marcheurs. Par la suite, on observera à plusieurs reprises l’existence de « bonnes relations » entre le président et TF1. Aujourd’hui, Didier Casas est secrétaire général du groupe TF1. Comme le monde est petit ! Surtout le leur...
Gérard Streiff est historien et corédacteur en chef de Cause commune.
Cause commune • mars/avril 2022