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Une façade dynastique bon chic bon genre masque une série de fêlures qui révèle l’ambivalence profonde du « parrain ».

La date est avant tout symbolique : le 17 février dernier, à l’occasion du bicentenaire de la création du groupe familial, Vincent Bolloré prenait officiellement sa retraite des affaires, quelques semaines avant son soixante-dixième anniversaire. D’aucuns considèrent cependant que le patriarche va continuer en coulisses de diriger d’une poigne de fer l’empire qu’il a constitué avant de placer ses enfants à des postes plus ou moins stratégiques. Ce n’est pas l’aîné, Sébastien, qui a hérité de la place du chef, mais le troisième, Cyrille, que son père a formé lui-même. Le cadet, Yannick, plus porté sur les fêtes de la jet-set que sur les assets – actifs en bon franglais –, a pour sa part hérité de la présidence du conseil de surveillance de Vivendi, la partie médiatique du groupe, non sans avoir dû avaler son chapeau à plusieurs reprises. Enfin la benjamine, Marie, déconsidérée par un père ne cachant pas sa misogynie, elle chapeaute sur le papier Blue System, la filiale spécialisée dans les mobilités électriques, rendue célèbre par le fiasco Autolib, les voitures en libre déployées un temps dans les rues de Paris. Cette façade dynastique bon chic bon genre masque cependant une série de fêlures qui révèle l’ambivalence profonde du « parrain », que ses proches surnomment Vincent.

« Honnissant les journalistes auxquels il ne daigne pratiquement jamais s’adresser, Vincent Bolloré a compris que le plus efficace était encore de les détenir pour diffuser ses idées où la famille voisine avec la promotion du travail et de la patrie. »

Moins intègre qu’intégriste
Impitoyable et cynique dans les affaires comme dans ses relations humaines, jamais économe d’une pique à l’encontre de ceux qui l’entourent, y compris ses plus proches, l’homme d’affaires breton, qui s’est lui-même qualifié de « psychopathe », est aussi un fervent catholique qui ne manquerait pas la messe dominicale et loge à deux pas de chez lui un prêtre intégriste qu’il visite plusieurs fois par semaine. À des proches l’interrogeant sur ce hiatus, il aurait lancé, selon les journalistes du Monde, que « la religion catholique est formidable : je pèche, je me confesse, je recommence ». Cette dureté toute thatchérienne, l’homme d’affaires l’a développée tout jeune. Après avoir grandi avec une cuillère d’argent dans la bouche – scolarisé dans les établissements privés les plus chics de la capitale – et avoir fréquenté les dîners dans l’hôtel particulier parental du 16e arrondissement, qui voyaient défiler les invités de marque, comme Georges Pompidou ou François Mitterrand, il a expérimenté la disgrâce en voyant la papeterie familiale frôler la banqueroute tandis que les amis d’hier se détournaient du clan ruiné. Avec son frère Michel-Yves, âgé d’à peine plus de 20 ans, il reprend l’affaire familiale en rachetant les parts de la banque Rothschild pour un franc symbolique, et parvient à la redresser en quelques années à la faveur d’un redéploiement vers des produits plus porteurs, mais aussi d’un chantage anti-social assumé par lequel les salariés de l’entreprise ont accepté la réduction de leurs salaires d’un tiers en échange du maintien de leur emploi.
Quatre ans plus tard, la société est cotée en Bourse, ce qui permet à Bolloré de diversifier ses activités en rachetant au groupe Suez la Société commerciale d’affrètement et de combustible (SCAC) ; il met ainsi un pied dans le transport et la logistique et s’implante sur le continent africain : le jeune Breton du bois de Boulogne devient progressivement au cours des années 1990 un pilier de la Françafrique, ce vaste réseau politico-économique qui perpétue le colonialisme français par d’autres moyens, mais toujours sous le signe de l’exploitation des êtres humains comme de la nature.

Fric et Françafrique
À la faveur d’« amitiés » nouées avec différents dirigeants africains pas forcément soucieux de démocratie, il obtient ainsi le rachat de certaines compagnies bien implantées localement et la concession de ports et de lignes de chemin de fer, dont certains s’avèrent très rentables de par leur position stratégique. La décennie 2000 marque une nouvelle étape de la diversification : vers les médias avec une prise importante de participation dans les groupes Havas et Aegis, mais aussi plus discrètement dans la banque d’investissement. Alors que se lance la télévision numérique terrestre, il lance en 2005 la chaîne Direct 8, formellement dirigée par son fils Yannick, puis le journal gratuit Direct Matin. Au même moment, il fait parler de lui en recevant sur son yacht géant Nicolas Sarkozy juste après l’élection de ce dernier à la présidence de la République, en 2007. Sept ans plus tard, sans consulter son rejeton, il revend Direct 8 au groupe Canal + et, à travers un échange d’actions, prend le contrôle de sa maison-mère Vivendi. Et, en 2015, il décide d’enfreindre tous les principes de l’indépendance journalistique en prenant progressivement le pouvoir sur la ligne éditoriale des médias qu’il contrôle. Il supprime ainsi certains programmes comme l’émission satirique des Guignols de l’info, coupable d’étriller quelques-uns de ses amis politiques et économiques, il censure plusieurs reportages critiques à l’égard des affaires de certains de ses partenaires présents ou potentiels, comme le Crédit mutuel, et enfin licencie plusieurs journalistes ou animateurs, coupables de crimes de lèse-majesté, autrement dit qui ont tourné en dérision des pratiques du groupe.
C News ou maintenant Europe 1, après le départ d’une grande partie de leurs rédactions, sont devenus les fers de lance des idées d’extrême droite, promouvant aveuglément les dérapages très contrôlés du chroniqueur maison Éric Zemmour, parti à la conquête de l’Élysée, ou les mouvements anti-avortement, à travers la diffusion de programmes tendancieux importés des États-Unis.

« C News ou maintenant Europe 1 sont devenus les fers de lance des idées d’extrême droite. »

L’empire contre-attaque
L’ironie de l’histoire, c’est que le patriarche n’est pas un parangon de morale familiale. Comme le raconte Le Monde, il a abandonné femme et enfants au début des années 2000 pour convoler avec sa propre belle-sœur, provoquant un bel esclandre dans la cossue Villa Montmorency, une résidence de villas grillagées en plein cœur du 16e arrondissement, où résident entre autres les Bruni-Sarkozy. Tout ça pour quitter la sœur de l’épouse, délaissée quelques mois plus tard, pour une autre compagne. Aujourd’hui, l’empire qu’il confie – sur le papier – à ses enfants pèse près de 25 milliards de chiffre d’affaires et emploie plus de quatre-vingt mille salariés dans cent vingt-sept pays. Aux activités déjà évoquées s’en ajoutent d’autres, comme les plantations d’huile de palme en Afrique où les conditions des travailleurs seraient proches de l’esclavage. Attention cependant à ce qu’on en dira, car l’homme d’affaires n’hésite pas à attaquer les médias qui osent le critiquer devant les tribunaux, avec un succès très relatif, mais l’important est dans l’intériorisation de la menace. Honnissant les journalistes auxquels il ne daigne pratiquement jamais s’adresser, Vincent Bolloré a compris que le plus efficace était encore de les détenir pour diffuser ses idées où la famille voisine avec la promotion du travail et de la patrie.
Un triptyque qui n’est pas sans évoquer une époque et un personnage que l’un de ses zélés employés en disponibilité s’affaire d’ailleurs à réhabiliter. Et qui se garde bien de critiquer les nationalistes bretons que le patron fait plus qu’affectionner. C’est que dans le groupe Bolloré, pas question de critiquer le chef : on appartient à une grande famille.

Rosa Khredi est journaliste.


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Chez les Arnault, ça se passe comme ça

Pour Bernard Arnault, 72 ans, patron de LVMH, la passation de pouvoir a toujours été un enjeu crucial. Il a strictement encadré l’éducation de ses cinq enfants qui, en attendant qu’il décide lequel sera apte à prendre sa place, se font les dents au sein du groupe paternel. Tous les mois, ils se retrouvent à six autour de la table, dans un des salons du neuvième et dernier étage du 22, avenue Montaigne, siège de LVMH. Les cinq enfants issus de deux mariages – Delphine, Antoine, Alexandre, Frédéric et Jean – y entourent leur père, Bernard Arnault. Ils se ressemblent tant : grands, longilignes, le front haut, les yeux clairs, tous d’une parfaite politesse, avec cette allure impeccable composée grâce aux marques du groupe – Dior, Vuitton, Berluti, etc. – qui leur donnent toujours un peu l’air de sortir du pressing. Ces six-là se parlent plusieurs fois par jour. La plupart habitent à côté les uns des autres, dans les quartiers chics de Paris. Ils se croisent régulièrement dans les défilés de mode, et il y a toujours l’un des frères, ou leur sœur, pour accompagner le père, propriétaire et P-DG du numéro un mondial de l’industrie du luxe.[…]  La réunion mensuelle au siège est cependant d’un genre particulier. Elle tient à la fois du déjeuner de famille et du miniconseil d’administration et, par-dessus tout, d’un cours de haut vol sur la pratique des affaires. Antoine Arnault, 44 ans, l’aîné des garçons, au regard velouté et à la barbe de trois jours, soucieux d’humaniser l’image du clan, ne présente pas tout à fait les choses comme cela, bien sûr. « C’est une occasion de se retrouver et de se raconter nos vies… », minimise-t-il. Son père lui-même rectifie pourtant sans fard : « Ne nous racontons pas d’histoires, on parle surtout des enjeux du groupe. » C’est lui, du reste, qui dresse chaque mois sur son Ipad, avec son habituelle rigueur glaçante, l’ordre du jour de ce déjeuner. Le repas, forcément diététique, ne doit pas durer plus d’une heure trente. La nomination d’un créateur, l’ouverture d’une boutique, le rachat d’une marque… Le patriarche soumet tout au jugement de ses enfants, distribuant la parole à chacun.
Raphaëlle Bacqué, Vanessa Schneider, Le Monde, 26 juillet 2021

Cause commune • mars/avril 2022