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Dans l’édito de Cause commune de juillet-août Guillaume Roubaud-Quashie écrivait : « Tous les documents classés “secret défense” à l’époque ou jugés aujourd’hui, rétrospectivement, comme relevant de ce secret ne sont plus, de droit, accessibles aux citoyens, aux historiens, aux chercheurs, qu’ils datent de 1960 ou de 1934 ! » Cet article revient en détail sur la genèse de ce « rideau de fer sur les archives ».

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Archives nationales, site de Pierrefitte-sur-Seine © Archives nationales, France.

Accès aux archives publiques
L’accès aux archives publiques est un droit constitutionnellement garanti par l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » Jusqu’à ces derniers jours, l’accès aux archives publiques était régi par la loi du 15 juillet 2008. Cette loi (code du patrimoine) est l’aboutissement d’un long travail mené par les parlementaires pour concilier la liberté d’accès aux documents publics, tout en protégeant la vie privée des individus et la sécurité de la nation. Elle a été adoptée à une large majorité au Sénat et à l’Assemblée nationale, rapprochant la pratique française de celle des grandes démocraties.
La loi de 2008 est protectrice des secrets de la défense nationale. Ne sont en aucun cas communicables les « archives dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » Pour les autres documents, ils peuvent être soumis à des délais d’incommunicabilité allant jusqu’à cent vingt ans à compter de leur date de production. C’est pour garantir l’équilibre entre droit d’accès aux archives et protection de la sécurité de l’État que les archives classifiées secret défense ont été rendues communicables « de plein droit à l’expiration d’un délai de cinquante ans ». « De plein droit » signifie qu’aucune procédure de déclassification n’est nécessaire avant la communication des archives. En vertu de la loi, au bout de cinquante ans, le secret défense est donc échu. Le « secret défense » est utilisé par l’État et les gouvernements pour garder sous le boisseau des éléments essentiels dans des affaires qui sont des affaires criminelles et affaires d’État non résolues à ce jour. Ainsi au nom de la raison d’État, il permet actuellement d’entraver les enquêtes judiciaires, faisant de la victime juridiquement protégée par les institutions de son pays, un adversaire à combattre au lieu de lui rendre justice. Il empêche également les historiens d’accéder aux informations nécessaires à leur travail pour établir la vérité historique. C’est le cas entre autres de l’assassinat de Thomas Sankara, Henri Curiel, l’enlèvement de Mehdi Ben Barka... En 2017, le Conseil constitutionnel jugeait que l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, disposant que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », conduisait à garantir le droit d’accès aux documents d’archives publiques.

La bataille des archives : entre incompétence, paranoïa et restriction des libertés
En 2011, une révision du texte réglementaire Instruction ministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (IGI-1300) a précisé que tout document, dit « classifié au titre du secret de la défense nationale », devait être déclassifié par l’autorité compétente avant communication. Cette obligation contredisait le code du patrimoine ; dès lors, des documents déclarés « en droit », par le législateur, librement communicables aux chercheurs ou aux citoyens ne l’étaient plus automatiquement. Des documents qui avaient été publiés dans de nombreux articles ou livres d’histoire sont devenus inaccessibles. Début 2020, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) impose une interprétation très restrictive de cette instruction, politique assumée par le gouvernement qui invoque un problème d’articulation entre le code pénal et le code du patrimoine.

Une remise en cause des libertés académiques
De manière réitérée, le gouvernement a affirmé que travailler sur des documents classifiés de plus de cinquante ans, ce que permet la loi, comporte des risques pour la « sécurité juridique » des chercheurs. Cela revient à menacer implicitement les personnes qui travaillent sur l’histoire contemporaine. Ces restrictions d’accès aux archives contraignent les conditions de la recherche en histoire. Déjà, des masters ou des thèses ont été réorientés, tandis que des projets de recherche ont dû être amendés ou ralentis. Il s’agit là d’une remise en cause du principe de libre expression et d’indépendance des chercheurs et des chercheuses, qui est constitutionnellement protégé. Plus grave encore, fermer massivement l’accès aux archives remet en cause le droit d’accès à l’information et la liberté d’informer. Avec un accès limité aux archives régaliennes, un contrôle démocratique de l’action passée de l’État est-il possible ? Cette IGI asservit la liberté de la recherche et porte une atteinte irrémédiable à ce sans quoi il n’existe pas de République démocratique : le respect de la loi. Avec l’IGI-1300, un texte réglementaire se substitue à la loi et va à l’encontre d’un principe fondamental de notre droit intégré à la Constitution : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (art. 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789).

« L’accès aux archives publiques n’est pas seulement un enjeu pour le travail scientifique des historiens d’aujourd’hui et de demain. Très au-delà, c’est un enjeu démocratique. »

C’est autour de l’Association des archivistes français (AAF), de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR) et de l’Association Josette et Maurice Audin que s’est constitué en février 2020 un groupe d’historiens, d’archivistes et de juristes pour s’opposer à ce verrouillage. Ce groupe prend le nom de « collectif Accès aux archives publiques ». Il est à l’origine de nombreuses tribunes dans la presse, d’interpellations du président de la République, d’une pétition en ligne et d’un recours au Conseil d’État. Un soutien de taille a été apporté à cette mobilisation par le Conseil international des archives (International Council on Archives, ICA) et par des historiens internationaux de grande réputation.
Tous ces éléments allaient-ils favoriser un retour à la raison de ceux qui s’acharnent à entraver l’accès aux archives ? Tel n’a pas été le cas puisque le gouvernement a poursuivi cette entreprise de verrouillage en publiant le 13 novembre 2020 une nouvelle version de l’IGI-1300 qui confirme le principe de « classification/déclassification » et aggrave de surcroît sur plusieurs points les difficultés d’accès aux archives, entraînant le dépôt d’un nouveau recours au Conseil d’État. Sentant venir le boulet, le Conseil d’État, sur les recommandations extrêmement sévères du rapporteur public, déclare illégales les dispositions de l’instruction et annule celle-ci. Le gouvernement introduit un article consacré à l’accès aux archives publiques dans le projet de loi Prévention des actes de terrorisme et renseignement. L’intention est donc claire ! Fruit du combat acharné du collectif, l’article 19 [devenu article 25] marque un retour à la loi de 2008 mais, contrairement aux affirmations ministérielles, il ne représente, sur aucun point, une « loi d’ouverture ». La prétendue « ouverture » n’est que le rappel du droit d’ores et déjà applicable et malmené par les administrations, tandis que la fermeture, elle, est réelle et inédite. En effet, de véritables « trous noirs» historiques peuvent être créés, c’est le cas pour ce qui concerne les archives des services de renseignement, littéralement exfiltrées hors du droit commun des archives.

« La mobilisation exemplaire des historiens, des archivistes, des juristes, et des usagers des services publics d’archives en général, aura permis de mettre en échec une première version de l’article 25, qui organisait une fermeture bien pire encore. »

On peut citer les 17 500 dossiers de la direction de la surveillance du territoire (DST) ayant servi à retrouver et à juger des collaborateurs. Les archives des services secrets à Alger (1942-1944) et Paris (1944-1945) de ce qui deviendra le gouvernement provisoire de la République française. Sans même parler des archives des renseignements généraux qui ont permis à des historiens comme Denis Peschanski d’écrire l’histoire des résistants étrangers et des camps d’internement. Les archives des renseignements généraux sont une source fondamentale pour écrire l’histoire des partis, des syndicats, des associations, des réseaux politiques, de toutes tendances politiques confondues, du gaullisme au communisme, en passant par le socialisme et la démocratie-chrétienne ; ou encore l’histoire des groupes et mouvements contestataires dont la compréhension est pourtant fondamentale pour la vie de notre République et de notre société. Les archives des renseignements généraux permettent aussi d’écrire l’histoire des groupes illégaux ayant menacé la République. Avec une telle loi un livre aussi important sur l’histoire de la Ve République que celui de Maurice Vaïsse Le Putsch d’Alger n’aurait pas pu être écrit.
S’engage alors la bataille législative. Malgré la pugnacité de parlementaires, comme les sénateurs Pierre Ouzoulias (PCF) Jean-Pierre Sueur (PS), les députés Emilie Cariou (non inscrite) et Sébastien Jumel (PCF), les rapporteurs LREM et LR, ainsi que les ministres Schiappa et Parly bâclent le débat. Dans une lettre aux membres de la commission culture du Sénat, le collectif dénonce leurs escobarderies fignolées par le SGDSN, la direction des affaires juridiques du ministère des Armées. Est également pointée l’absence complète lors des débats de Roseline Bachelot, ministre de la Culture pourtant chargée des archives.

« Fermer massivement l’accès aux archives remet en cause le droit d’accès à l’information et la liberté d’informer. »

Dans une lettre ouverte aux députés, des personnalités comme Pierre Audin, Sylvie Braibant, Henri Leclerc, Isabelle Neuschwander [ancienne directrice des Archives nationales], Nicole Questiaux, des historiens comme Patrick Boucheron, Julian Jackson, Robert O. Paxton, Michèle Perrot, Denis Peschanski, Benjamin Stora, Patrick Weil, Annette Wieviorka, des juristes comme Frédéric Rolin et Noé Wagener, ainsi que les trois présidents des associations qui animent le Collectif (Raphaëlle Branche, Céline Guyon et Pierre Mansat) y expliquent que cet article constitue une fermeture sans limite de la majeure partie des archives des services de renseignement. Ils expliquent que « certaines archives doivent rester inaccessibles pendant longtemps, c’est certain, mais ces cas sont rarissimes. Ils doivent rester tout à fait exceptionnels et doivent être étroitement encadrés ». Ce qui n’est pas le cas.

« Il est urgent que citoyennes et citoyens ainsi que les associations professionnelles s’organisent de manière pérenne pour contrôler l’accès aux archives publiques. »

Contrairement à ce que soutient la direction des affaires juridiques du ministère des Armées, « l’immense majorité des historiens et des archivistes » ne considère pas que le texte arrive à un bon équilibre. L’Association des archivistes français et l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche sont les deux associations les plus représentatives, et de loin, des deux professions, et elles pensent le contraire. Le nombre de documents concernés par l’allongement des délais de communication n’est pas marginal ; de l’avis de tous les archivistes, les masses sont, au contraire, considérables pour ce qui concerne les services de renseignement. En outre, dès lors que les services auront la possibilité de garder les archives pour une durée indéterminée, le risque est fort qu’ils se soustraient à l’obligation de versement dans les services d’archives publiques. Le danger de perte de mémoire administrative et historique est particulièrement renforcé.

La libre communicabilité d’archives récentes reportée sans aucune limite de temps
Saisi par plus de soixante sénateurs, ayant reçu des contributions de la commission nationale consultative des droits de l’homme et du collectif, le Conseil constitutionnel valide la loi mais formule deux réserves d’interprétation, dont l’une est particulièrement importante : l’allongement des délais prévu à l’article 25 est inapplicable aux documents d’archives publiques « dont la communication n’a pas pour effet la révélation d’une information jusqu’alors inaccessible au public ». En d’autres termes, une information qui était déjà accessible doit le rester, qu’elle ait fait ou non l’objet d’une mesure de classification au titre du secret de la défense nationale. Cela signifie concrètement qu’aucune archive « secret défense » de la Seconde Guerre mondiale, de la IVe République ou encore de la guerre d’Algérie, qui étaient communicables au sens du code du patrimoine, ne pourra faire l’objet d’un refus de communication, quand bien même elle entrerait dans les catégories nouvelles d’archives dont la communication est reportée pour une durée indéterminée. Cette réserve représente une vraie victoire. Elle ne résout rien, en revanche, de la situation des archives inaccessibles en 2021, et dont la date de libre communicabilité est reportée sans aucune limite de temps : l’histoire des services de renseignements de 1971 à nos jours sombre, en particulier, dans un grand trou noir dont nulle date de sortie n’est fixée.

Ce choix politique, gouverné par la défiance et la peur, décharge certaines administrations des contraintes de transparence et de responsabilité qui devraient être les leurs et entre en contradiction directe avec les différentes annonces du président de la République sur l’ouverture des archives.
La mobilisation exemplaire des historiens, des archivistes, des juristes, et des usagers des services publics d’archives en général, aura permis de mettre en échec une première version de l’article 25, qui organisait une fermeture bien pire encore, cette première version ayant reçu l’aval unanime des différents ministères, et notamment des ministères spécialement en charge de la conservation et de l’accès aux archives publiques !

« Les archives des renseignements généraux sont une source fondamentale pour écrire l’histoire des partis, des syndicats, des associations, des réseaux politiques, de toute tendance politique confondue, du gaullisme au communisme, en passant par le socialisme et la démocratie-chrétienne. »

L’accès aux archives publiques n’est pas seulement un enjeu pour le travail scientifique des historiens d’aujourd’hui et de demain. Très au-delà, c’est un enjeu démocratique : le droit des archives publiques est l’un des terrains sur lesquels s’exprime le principe de responsabilité – certes différée mais néanmoins bien réelle – de l’action du pouvoir exécutif et de ses administrations. La décision du Conseil d’État et le vote de cette loi, la décision du Conseil constitutionnel marquent l’issue d’un combat qui a duré presque trois ans, à l’initiative notamment du collectif Accès aux archives publiques mais auquel d’autres personnalités et réseaux ont pris part, qui a réussi à écarter les plus graves menaces concernant la liberté de la recherche. Il est urgent que les citoyennes et les citoyens ainsi que les associations professionnelles s’organisent de manière pérenne pour contrôler l’accès aux archives publiques. Peut-être à travers la création d’une association « Archives publiques & citoyenneté » ?

Pierre Mansat est président de l’Association Josette et Maurice Audin, membre du collectif Accès aux archives publiques.

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021