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Voilà plus d’un an que l’épidémie perdure et que les Français composent avec les mesures imposées par le chef de l’État, sans que le nombre de patients en réanimation, ni les décès ne diminuent sensiblement, tandis que la stratégie vaccinale est à la peine, du fait de la mainmise des firmes pharmaceutiques sur les vaccins. Étrangement, et ce, alors même que la construction du « monde d’après », qui semblait pour beaucoup inévitable à l’issue du premier confinement, n’est plus désormais qu’un lointain souvenir dans la course en avant libérale (poursuite des restructurations de l’hôpital public, loi dite « de programmation de la recherche », démantèlement d’EDF, réforme de l’assurance-chômage) et autoritaire (loi sécurité globale, loi « séparatisme ») menée par le gouvernement, rares sont les voix qui s’élèvent pour contester, ou ne serait-ce que mettre en doute, la politique menée dans le cadre de l’« état d’urgence sanitaire ». Nombreux suggèrent qu’il n’existerait pas d’autre alternative à la gestion de la crise mise en œuvre par le gouvernement, tandis que certains taxent d’égoïsme celles et ceux qui s’efforcent de recréer un cadre collectif (les étudiants qui souhaitaient revenir en cours, les occupants des théâtres). Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment « voir la lumière au bout du tunnel » ?

Lire la gestion actuelle de la crise sanitaire à la lueur du néolibéralisme

Pour Barbara Stiegler, qui publie dans la collection de courts essais « Tracts » de Gallimard le stimulant opuscule De la démocratie en pandémie, nous n’y parviendrons qu’en lisant la gestion actuelle de la crise sanitaire à la lueur du néolibéralisme. La philosophe de la biopolitique scrute l’année écoulée en identifiant ce qui relève de la dimension autoritaire de l’idéologie aujourd’hui dominante, qu’elle avait mise en évidence dans un ouvrage portant sur la genèse du néolibéralisme, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019) : pour les néolibéraux, les peuples apparaissent comme une masse non rationnelle, incapable de s’adapter au capitalisme mondialisé ; la résolution des crises passe alors par leur réadaptation, à travers des interventions de l’État visant à surveiller et à punir celles et ceux qui s’y refuseraient (selon les néolibéraux, du fait d’un « retard culturel », dans un monde de flux).

Ainsi, malgré les promesses esquissées en avril 2020 par le chef de l’État, le gouvernement n’a pas une seconde remis en cause les atteintes à l’environnement, ni l’accélération non régulée des échan­ges, qui sont à l’origine de la multiplication des maladies liées au franchissement des barrières d’espèces et sur lesquelles alertaient déjà, depuis des années, de nombreux scien­tifiques ; pas plus qu’il n’a décidé d’arrêter, dans le domaine de la santé, un modèle de développement privilégiant le « flux » de l’innovation, aux dépens des « stocks »  que représentent les conversations entre les médecins, les discussions avec les patients, ou encore les lits, les masques et les blouses ! En revanche, sa gestion de la crise sanitaire fut marquée par le choix de la répression et de l’infantilisation générale de tous les actes de la vie, publique et privée : au lieu de garantir un débat démocratique sur l’élaboration d’une stratégie permettant de lutter contre la pandémie et ciblant les publics qui en sont le plus victimes, celles et ceux dont l’état de mauvaise santé résulte des inégalités sociales, le gouvernement s’est empressé de renverser la responsabilité des dysfonctionnements d’un système économique sur les individus, liant la courbe des hospitalisations à « l’indiscipline » des Français, et le président s’est rapidement intronisé tuteur de la population, « instaurateur du grand partage entre essentiel et inessentiel », faisant seul le tri entre les bonnes activités (faire les courses dans les supermarchés) et les mauvaises (manifester, aller en cours à l’université, aller au théâtre ou au cinéma, se rendre à un enterrement). Dans cette conception propre au néolibéralisme, on ne s’étonnera pas, comme nous l’explique Barbara Stiegler, de retrouver une conception remontant aux années 1930, derrière son « vernis pseudo-scientifique propre aux neurosciences » : dans la théorie du nudge ou « coup de pouce ». Ainsi, il apparaît que les fameuses « attestations dérogatoires de déplacement », mais aussi tout un nouveau lexique binaire (« distanciation sociale » et « relâchement », « gestes barrières » et « clusters »,) visant à la modification « douce » des comportements et à « l’acceptabilité sociale » des consignes, ont été élaborés par des cabinets de conseil autour de l’Élysée, autrement appelés Nudge Units.

Un certain mépris de classe

Une telle gestion de la crise ne tourne pas seulement le dos au droit, alors que le gouvernement a choisi d’écarter tous les dispositifs nationaux de santé publique irrigués par le savoir universitaire inscrit dans les échanges scientifiques internationaux, ni à l’égalité, en imposant des mesures qui n’ont pas la même application ni les mêmes conséquences selon les milieux sociaux. Elle permet également de poursuivre dans le déploiement d’un monde où l’espace et le temps sont soumis à une précarisation permanente, et vidés de tout contenu collectif. De plus, au lieu du parti pris de l’éducation scientifique de la population et de l’exposition des débats qui traversent les champs des sciences de la vie et de la santé, y est développée l’opposition simpliste, mais si utile pour éteindre toute contestation, entre les « complotistes » « antivaccins » et les partisans des mesures sanitaires, qui renouvelle la partition tout aussi factice entre « populistes » et « partisans de la mondialisation », parmi lesquels se trouve le président, qui détiendrait désormais, grâce à une intelligence hors du commun, « une vraie expertise sur les sujets sanitaires ». Une telle dichotomie, qui n’est pas exempte d’un certain mépris de classe, n’est pas nouvelle ; elle est à rattacher à une réorganisation, avec la propagation de la vaccination, de la circulation de l’information scientifique, qui permet d’expliquer la persistance, encore aujourd’hui, d’un refus de la vaccination dans une partie de la population française.

L’inoculation du risque

En effet, ainsi que le souligne Jean-Baptiste Fressoz dans deux chapitres de son ouvrage de 2012, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, « L’inoculation du risque » et « Le virus philanthrope », l’histoire de la vaccination et, avant elle, de l’inoculation (l’immunisation contre la petite vérole en se donnant la maladie), est liée à l’introduction du risque, auparavant réservé au domaine de la banque, dans celui de la santé, dans un XVIIIe siècle qui voit également l’émergence de la démographie et de la conception de la population comme entité statistique. Selon l’historien des sciences, une transformation s’opère, avec l’apparition des premières campagnes de vaccination, dans la relation entre public et médecin : alors que le public intéressé par la technique de l’inoculation recherchait dans son entourage des informations sur les complications possibles, lisait divers journaux médicaux ou en faisait un sujet de conversation dans les salons, et que l’expertise universitaire se construisait en interaction avec ces savoirs mondains, la diffusion de la vaccine a changé radicalement la constitution de ces savoirs : le public, d’instance rationnelle, devient « une masse, dotée d’une inertie, qu’il fallait subjuguer par l’autorité médicale et administrative et par l’explicitation de sa propre incompétence ». Cette coupure permet d’expliquer pourquoi la notion de risque, pourtant aujourd’hui encore première dans les arguments utilisés en faveur de la vaccination, n’est jamais parvenue à produire une conviction généralisée dans la population : la statistique ne permet pas de fabriquer une opinion dans la population, contrairement au partage de récits et d’avis.  De façon tout aussi problématique, l’utilisation de la statistique par l’administration pour mettre en évidence les bienfaits de la vaccination a eu pour corollaire le refus de tout débat sur les accidents qui lui étaient liés et qui s’avéraient nombreux, à une époque où les techniques de vaccination n’étaient pas celles d’aujourd’hui, et a ainsi constitué un frein à l’établissement d’un système vaccinal plus sûr. 

« Éviter les dichotomies simplistes et envisager la santé comme un enjeu collectif, social et politique, appelant à restaurer et à développer une démocratie sanitaire conquise depuis la crise du VIH. »

Refonder l’hôpital public

Ces deux lectures nous invitent ainsi à éviter les dichotomies simplistes et à envisager la santé comme un enjeu collectif, social et politique, appelant à restaurer et à développer une démocratie sanitaire conquise depuis la crise du VIH. Pour comprendre en quoi pourrait consister cette politique de soin déployée sur tout le territoire et impliquant l’ensemble des citoyens, on ne saurait trop conseiller la lecture, aisée et facilitée par une répartition en brefs chapitres thématiques, de l’ouvrage collectif publié en 2020 sous la direction du docteur Michel Limousin, Refonder l’hôpital public : au-delà de la nécessité d’un plan de soutien massif à l’hôpital public et de l’arrêt des restructurations et du fonctionnement en flux tendu et stock zéro, les auteurs plaident notamment une organisation du système de santé, du local au national, qui débouche sur un projet de santé partagé, grâce à des conseils d’administration permettant la rencontre des représentants des personnels et des usagers et de l’expression des besoins et de la manière d’y répondre, grâce au retour à l’élection des conseils d’administration de la Sécurité sociale, à la formation des citoyens, etc., afin de promouvoir le droit des personnes dans le système de santé, « facteur de progrès parce que la bonne santé ne peut être atteinte que si les individus eux-mêmes en font leur affaire ».

Marine Miquel est responsable de la rubrique Lire de Cause commune.

Jean-Baptiste Fressoz
L’Apocalypse joyeuse
Éditions du Seuil, 2012

Barbara Stiegler
De la démocratie en pandémie
Gallimard, 2021 

Michel Limousin (coordination)
Refonder l’hôpital public
Le Temps des Cerises, 2019

 Cause commune n° 23 • mai/juin 2021