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Parler de l’échec des nationalismes (et des gauches) arabes et de l’essor concomitant de l’islamisme contemporain n’est pas chose simple tant les référents des concepts sont différents de par les histoires particulières de l’Occident et du monde arabo-musulman. S'il n'est pas utile de s’appesantir ici sur les notions de nationalisme et de gauche, il est en revanche indispensable d’évoquer les bases du pouvoir dans le monde musulman et la genèse de l’islamisme.

Du pouvoir politique en islam à l’islamisme

Le modèle politique idéal dans le monde musulman est celui de la communauté originelle des croyants à l’époque du prophète Muhammad (mort en 632) et des quatre premiers califes, les « bien dirigés » (632-661), qui étaient à la fois guides spirituels et chefs politiques. Cette relation entre rôle politique et rôle religieux a évolué au cours des siècles et globalement l’emprise de la loi islamique sur la conduite de l’État a régressé entre le VIIe et le XXe siècle, mais ce ne fut pas de manière linéaire. Des courants, que l’on peut qualifier de fondamentalistes, tentèrent plus d’une fois de maintenir la suprématie du religieux. Cette conception du pouvoir, à la fois politique et religieux, se retrouve dans la persistance du califat jusqu’en 1924 : le sultan de la Sublime Porte (ou Empire ottoman) était aussi le calife, c'est-à-dire chef religieux. (Notons que Mohammed VI assume aussi la double fonction de chef d’État et de commandeur des croyants dans le Maroc de 2021.)

Les concepts fondateurs de l’islamisme contemporain ont leurs racines dès l'époque médiévale, notamment dans les réflexions d’un juriste et théologien particulièrement rigoriste, Ibn Taymiyya (1263-1328). Défenseur de la « pureté originelle », il est aussi l’auteur de multiples fatwas, particulièrement réactionnaires et/ou violentes, dont l’une « permet l’assassinat des moines chrétiens en terre d’islam » sous certaines conditions ; en outre, il considère qu’un gouvernement musulman peut « être combattu comme apostat » s’il n’applique pas la charia (Loi islamique).

Au XVIIIe siècle, Muhammad Ibn Abdel-Wahhab (1703-1791), un prédicateur vivant au centre de la péninsule Arabique, s’inspire d’Ibn Taymiyya pour fonder le wahhabisme. Il se distingue par une lecture littérale de l’islam et par son aspect rigoriste et puritain ; il insiste sur l’unicité de Dieu (tawhid) et rejette toute innovation ; il condamne aussi la musique, le chant, la poésie, le rire, le tabac, l’usage des chapelets et, naturellement, l’alcool… Les wahhabites se sont alliés à la famille féodale des Saoud pour fonder, en 1932, le royaume d’Arabie saoudite.

« Depuis une quarantaine d’années, l’islamisme est devenu une donnée importante de la géopolitique mondiale et le restera dans les décennies à venir. »

Cette conception ultraréactionnaire de l’islam est à l’origine de l’islamisme contemporain, qui a commencé à se développer pendant l’entre-deux-guerres (fondation des Frères musulmans en Égypte en 1928…). L’originalité de l’islamisme contemporain, c’est sa vision globale de la société musulmane, totalisante, voire totalitaire, à partir d’une appréhension politique de cette société ; la politique et l’État se trouvent au cœur de la pensée des islamistes. En cela, ils sont radicalement différents des fondamentalismes traditionnels et sont incontestablement modernes ; ils prennent en compte des concepts relevant de l’économie, de l’idéologie, des institutions et abordent les problèmes sociaux contemporains.

Des luttes de libération à la répression contre les mouvements nationalistes et progressistes

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la plus grande partie du monde musulman est sous la domination des puissances impérialistes, principalement le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas. Cinq États seulement n’ont jamais été colonisés (Afghanistan, Arabie saoudite, Iran, Turquie et Yémen), mais tous ont subi des influences ou des agressions impérialistes, et deux, l’Égypte (1922) et l’Irak (1932), ont obtenu leur indépendance pendant l’entre-deux-guerres. C’est pendant cette période que se développent des mouvements indépendantistes de types différents :

  • partis nationalistes : Destour (1920) puis Néo-Destour (1934) en Tunisie, Étoile nord-africaine (1926), puis Parti du peuple algérien (1937), Parti national indonésien (1927)...
  • partis se référant à l’islam : en Inde, la Ligue musulmane (fondée en 1906) réclame un État musulman séparé à partir de 1930, fondation du mouvement des oulémas en Algérie en 1934…
  • partis marxistes : le premier et le plus important est le Parti communiste indonésien (1920) ; par la suite se forment le Parti communiste égyptien (1921/1923), le Parti communiste irakien (1934), le Parti communiste algérien (1936)…

Ainsi, les mouvements de libération des peuples colonisés (ou semi-colonisés) se rattachent à des courants idéologiques différents, certains se placent dans un cadre exclusivement national (nouveau dans un monde musulman plus habitué à la forme impériale : empires ottoman, perse, moghol…), d’autres ayant pour référence première la oumma (communauté des croyants). Cela ne sera pas sans conséquences pour la suite…

La Seconde Guerre mondiale montre la fragilité des puissances coloniales européennes et, en vingt ans, la plupart des pays musulmans obtiennent leur indépendance : après le Liban (1943), c’est la Syrie (1946), le Pakistan (1947), l’Indonésie (1949), le Soudan (1956), les colonies françaises subsahariennes (1958 et 1960) et l’Algérie (1962).

« Cet échec politique et économique des gouvernements des pays musulmans s’accompagne d’une décrédibilisation des mouvements politiques de gauche qui n’ont pas su se renouveler et ont délaissé les nouvelles couches sociales défavorisées, le sous-prolétariat urbain en particulier, qui ont été rapidement prises en charge par les mouvements islamistes. »

Le bilan des régimes politiques issus des décolonisations, comme celui des pays qui n’ont jamais été colonisés, est bien souvent décevant, quand il n’est pas catastrophique : aucun État du monde musulman n’a réussi son décollage économique, aucun n’a réussi à ce jour une véritable démocratisation. Cet échec politique et économique des gouvernements des pays musulmans s’accompagne d’une décrédibilisation des mouvements politiques de gauche qui, souvent plus ou moins liés aux pouvoirs nationalistes en place, n’ont pas su se renouveler et ont délaissé les nouvelles couches sociales défavorisées, le sous-prolétariat urbain en particulier, qui ont été rapidement prises en charge par les mouvements islamistes.

De plus, quand les mouvements de gauche n’étaient pas (ou plus) au pouvoir, ils ont souvent été victimes d’une violente répression. C’est ainsi que sont successivement éliminés (avec souvent la participation de la CIA) les principaux partis communistes de ces pays (dont l’enracinement dans la population était, parfois,

relativement faible du fait de leurs carences idéologiques et politiques) : massacre des communistes indonésiens de 1965 à 1967 (500 000 morts, un million d’arrestations), répression contre le Parti communiste irakien (1968) puis éradication en 1978, élimination du parti communiste soudanais en 1971, éradication du parti communiste Toudeh et des Fedayins du peuple en Iran en 1979, lutte de Sadate contre le nassérisme et la gauche égyptienne dans les années 1970, lutte de Chadli contre le boumedienisme et la gauche algérienne dans les années 1980… Le ralliement de la social-démocratie au libéralisme et la disparition de l’URSS (1991) ne font que confirmer ce phénomène déjà patent.

Du conflit israélo-palestinienà l’expansion de l’islamisme radical

Enfin, le conflit israélo-palestinien cristallise depuis soixante-quinze ans l’opposition entre Occident et monde musulman : la guerre israélo-arabe de 1948-1949 (qui a vu l’expulsion de 800 000 Palestiniens de leur terre ancestrale lors du premier nettoyage ethnique postérieur à la Seconde Guerre mondiale), l’agression israélo-franco-britannique contre l’Égypte en 1956 et plus encore l’agression israélienne de juin 1967 contre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie ont été vécues chaque fois comme des humiliations dans le monde musulman.

La guerre israélo-arabe de 1967 est un moment clé dans l’histoire de ce conflit et de ses protagonistes. Du point de vue israélien, la dimension messianique (« l’an prochain à Jérusalem ») est évidente et induit un rôle de la religion judaïque qui marquera de plus en plus la société et la politique israéliennes. Pour les Palestiniens, l’échec des armées des « pays frères » amènera à un changement de stratégie : désormais, les dirigeants du mouvement nationaliste (c’est-à-dire, à l’époque, la direction de l’Organisation de libération de la Palestine [OLP]) décideront de « compter sur leurs propres forces », et c’est ainsi que l’OLP constituera une véritable force militaire basée dans un premier temps en Jordanie puis au Liban. Cela ne manquera pas de poser des problèmes internes à ces pays : massacre de Palestiniens sur l’ordre de Hussein de Jordanie lors du « Septembre noir » de 1970, puis guerre civile libanaise à partir de 1975 et agression israélienne de 1982.

Mais 1967 marque aussi, et cela me paraît capital, l’échec du nationalisme arabe – et plus largement musulman – face à l’expansionnisme israélien soutenu par les puissances occidentales, et en particulier les États-Unis, qui n’hésitent pas à fournir des armes à Israël en utilisant leurs bases situées dans certains pays arabes comme le Maroc et la Libye.

L’échec de 1967 n’est pas seulement militaire, il est aussi idéologique : le recul du nationalisme profite rapidement, mais avec des temporalités différentes selon les pays, aux mouvements imprégnés par un islam revendicatif bien souvent issu de la mouvance « frériste », au moins dans un premier temps. C’est ainsi que dans les années 1970, de nombreux groupes connus sous le nom générique de Gamaa al-Islamiya se développèrent en Égypte, avec le soutien de Sadate (qui avait succédé à Nasser mort en 1970), qui les utilisait pour marginaliser la gauche et les nassériens. Certains mènent une action politico-religieuse, d’autres se lancent dans la lutte armée à la fin des années 1970, en particulier le Jihad islamique qui organise l’assassinat de Sadate en 1981. La mouvance « frériste » se développe aussi en Palestine, en particulier à Gaza et aboutit à la création du Jihad islamique palestinien en 1981, puis du Hamas en 1987.

Mais ce mouvement ne concerne pas que le monde arabe et l’islam sunnite : en 1979, dans l’Iran chiite, la révolution islamique de Khomeyni l’emporte, ce qui ne sera pas sans conséquences dans le monde sunnite. La même année, la guerre civile commence en Afghanistan. Les États-Unis (en coopération avec l’Arabie saoudite et le Pakistan) s’y engagent pour contrer l’URSS en soutenant les combattants islamistes, via un intermédiaire du nom de Oussama ben Laden. Et l’on pourrait multiplier les exemples de cette montée en puissance des courants islamistes radicaux dans de nombreux pays du monde arabo-musulman.

Pour conclure, depuis une quarantaine d’années, l’islamisme est devenu une donnée importante de la géopolitique mondiale et le restera dans les décennies à venir. L’absence de solution au conflit israélo-palestinien a eu un rôle fondamental dans l’essor de l’islamisme contemporain, mais il ne faut pas sous-estimer le rôle de l’interventionnisme des puissances impérialistes  (France, Royaume-Uni, Allemagne, Russie [y compris pendant la période soviétique], États-Unis) permanent depuis plus de deux siècles et qui est perçu comme la poursuite des croisades médiévales par certains courants de pensée dans le monde arabo-musulman. Une solution équitable au conflit israélo-palestinien et un arrêt des interventions impérialistes sont des conditions indispensables à la régression de l’islamisme radical actuel. Sont-elles suffisantes sans démocratisation effective des sociétés et des États ? On peut en douter, malgré l’espoir des printemps arabes...

Jacques Fontaine est géographe. Il est maître de conférences honoraire à l'université de Franche-Comté.

Cause commune24 • juillet/août 2021