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L’analyse de l’électorat du Rassemblement national en progrès dans l’ensemble de la France révèle dans des départements comme le Pas-de-Calais et les Bouches-du-Rhône des différences liées en particulier à l’histoire et à la géographie de ces départements ainsi qu’aux caractéristiques sociologiques de leur population.

Depuis les élections législatives de 1988 qui marquèrent le premier bond du Front national à une élection d’envergure nationale (9,66% des suffrages exprimés), le vote pour ce parti a crû significativement (cf. graphique p. 48). En, 2022, le bulletin Marine Le Pen a été choisi par 13 millions de Français au second tour de l’élection présidentielle, un résultat historiquement haut. Plus étonnamment, Marine Le Pen a bénéficié de 5 millions de voix supplémentaires au second tour, alors que ce report n’avait été « que » de 2,9 millions en 2017. Le RN devient ainsi un parti suffisamment « légitime » pour attirer des électeurs qui auraient choisi un autre parti au premier tour, même s’il ne faut pas négliger le nombre d’électeurs qui ont surtout choisi de s’opposer à Emmanuel Macron.

« Dans les Bouches-du-Rhône, le vote frontiste est davantage celui de classes populaires en quête de respectabilité. »

Les différents sondages effectués lors de la séquence électorale 2022 permettent de dessiner les contours de l’électorat RN, bien qu’ils aient pour écueil de décrire un électorat bien plus monolithique qu’il ne l’est à l’échelle des territoires. Plutôt masculin, le vote RN séduit principalement les personnes âgées de 35 à 60 ans, tout en étant également le second parti de la jeunesse après la NUPES. Le RN a ainsi la capacité de fidéliser les électeurs d’hier mais également à attirer ceux pour qui l’élection présidentielle de 2022 était une première. Plus généralement, l’électorat RN d’aujourd’hui est une version « grossie » de celui d’hier. Il est toujours le premier parti des ouvriers, le second des employés derrière la NUPES et attire peu les cadres et les retraités. On retrouve également dans cet électorat de nombreux chômeurs, qu’on aurait plutôt attendus chez la NUPES du fait de son programme social bien plus favorable aux classes populaires. Enfin, le RN n’est pas le parti des métropoles, où son score est particulièrement faible. Il est au contraire plus implanté dans les zones rurales, le périurbain, voire dans les villes moyennes.

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Une cohérence plus importante à l’échelle territoriale qu’à celle de l’hexagone
Voilà l’électorat RN brossé. Cette image d’Épinal du vote RN pourrait laisser croire que l’électeur-type RN de Loire-Atlantique est le même que celui du Pas-de-Calais ou celui du Var le même que celui de la Nouvelle-Calédonie. Certes, les électeurs RN se retrouvent autour d’un vote commun et de certaines valeurs. Cependant, le vote RN est une somme de votes dont la cohérence se dessine davantage à une échelle territoriale plus petite qu’à l’échelle de l’Hexagone. Tout comme le vote PCF n’a pas été qu’un vote ouvrier, le vote RN n’est pas qu’un vote des xénophobes « petits patrons » de l’arc méditerranéen.

« Le vote RN des anciens territoires ouvriers du Nord de la France est celui d’un désarroi économique et social, véritable sentiment d’abandon qui répond à la désindustrialisation de ces territoires. »

Lors de notre travail de thèse effectué entre 2014 et 2017 dans le Pas-de-Calais et les Bouches-du-Rhône, nous avons pu constater que les raisons du vote pour ce parti dans ces deux départements se contredisaient, alors que les bulletins Front national glissés dans les urnes de ces différents territoires portaient in fine, le même message. Si dans les départements ouvriers du nord de la France, l’électorat du RN est fortement populaire, précaire et globalement assez homogène, dans le sud l’électorat frontiste est plus divers et globalement moins précaire. Le vote RN des anciens territoires ou­vriers du nord est celui d’un désarroi économique et social, véritable sentiment d’abandon qui répond à la désindustrialisation de ces territoires. Dans les Bouches-du-Rhône, le vote frontiste est davantage celui de classes populaires en quête de respectabilité. Propriétaires, ces populations sont néanmoins souvent limitées en ressources économiques, ce qui explique leur installation dans des communes périurbaines et leur volonté de se distinguer des autres classes populaires, notamment celles issues de l’immigration. N’appartenant pas tout à fait aux classes moyennes, les électeurs frontistes du sud de la France craignent de « retourner » dans la classe populaire et se plaignent régulièrement des taxes, des impôts et des personnes qui bénéficient des prestations de l’État-providence : les immigrés principalement. Le processus de distinction et de stigmatisation de l’immigré répond au clivage qu’avaient déjà décrits Norbert Elias et John L. Scotson dans Logiques de l’exclusion (Fayard, 1997).
Si ces électorats sont sociologiquement distinguables (soulignons qu’ils ne sont pas les seules catégories que l’on peut identifier au sein du RN), ils partagent certaines conceptions politiques dont un rejet plus ou moins fort de l’immigration, le ras-le-bol des politiques en tant que personnes mais souvent également « du politique » en tant que monde, une envie d’être tranquille, en sécurité. Ils sont généralement éloignés de la politique, malgré le mouvement des gilets jaunes qui a aussi mobilisé des personnes attirées par un vote RN. Leur participation, tout comme leur vote RN, est d’ailleurs souvent intermittente.

« Il existe bien au sein du RN une aile droite économiquement libérale mais clairement conservatrice au niveau des mœurs et une aile gauche davantage sociale et surtout moins marquée par un conservatisme moral. »

Au-delà de ce socle idéologique commun, les références idéologiques que nous avions pu observer en discutant avec les électeurs « septentrionaux » étaient une version dégradée de celle qui avait prédominé dans les anciennes cités minières où ils habitent. Les électeurs RN y sont favorables à un État-providence redistributeur et à une augmentation du salaire minimum et ne se reportent quasiment jamais au second tour sur le candidat de droite mais plutôt sur le candidat de gauche quand ils ne s’abstiennent pas. Il subsiste donc, dans cet électorat votant RN, une fibre sociale qui rend possible un « retour » vers la gauche (que souhaite par exemple François Ruffin) lorsque ces électeurs percevront que les partis de gauche prennent la défense de leurs causes et de leurs situations. Les électeurs « méditerranéens » que nous avions rencontrés dans les Bouches-du-Rhône ont quant à eux des positions parfaitement semblables à celles des électeurs de la droite classique. Ils sont ainsi favorables à une baisse des impôts, à un désengagement de l’État des affaires économiques, à une baisse des charges sur les entreprises et à la fin de « l’assistanat ». De même, là où les électeurs frontistes du nord se plaignent parfois du manque de lien social dans leur ville et la « mort » de leurs quartiers, leurs cousins du sud font le choix de vivre dans ces quartiers pavillonnaires pour leur tranquillité.

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« Marine Le Pen a bénéficié de 5 millions de voix supplémentaires au second tour, alors que ce report n’avait été que de 2,9 millions en 2017. »

Des électorats différents idéologiquement
À cette opposition programmatique s’ajoute une opposition « philosophique ». En effet, les deux électorats du Rassemblement national se caractérisent par des décalages cognitifs comparables mais différents. L’individualisme contemporain est en effet subi et clairement mal vécu dans le Pas-de-Calais. Les habitants du bassin minier ont dû en une génération « bricoler » un système de valeurs censé se substituer aux identités collectives ouvrières qui ont disparu. Ils sont confrontés à un décalage entre un modèle basé sur la réussite individuelle et un contexte socio-économique délabré qui leur interdit localement cette réussite. Il y a ainsi un clivage entre l’ancien paradigme culturel ouvrier et collectif, qui s’incarnait dans les syndicats, l’esprit ouvrier, les estaminets et dans une moindre mesure la religion catholique, et la réalité actuelle d’un territoire sans référentiel collectif, les syndicats et lieux de sociabilisation ayant disparu. La rupture politique prend ici la forme d’un clivage intergénérationnel, la transmission de l’identité ouvrière s’étant rompue.
Dans les départements méditerranéens en revanche, le vote RN n’est pas la réponse à un problème d’identité collective aujourd’hui disparue. L’individualisme familial est assumé chez les électeurs du sud et ce n’est pas dans cet individualisme que l’on trouve un clivage cognitif. L’absence d’activité dans le quartier est vue de façon positive et entraîne un calme salutaire pour ces nouveaux habitants. Ces quartiers périurbains sont pour leurs habitants l’aboutissement de leur quête de l’exclusivité et du calme. On trouve néanmoins dans cet espace un décalage entre la volonté d’élévation dans la hiérarchie sociale, l’insécurité économique provoquée par les crédits contractés lors de l’achat d’un pavillon et le sentiment d’injustice face à d’autres classes populaires, d’origine immigrée notamment, à qui « l’État donnerait tout ».
Notons pour conclure que cette dualité sociologique existe également chez les cadres. Elle n’est certes pas aussi géographiquement marquée, mais il existe bien au sein du RN une aile droite économiquement libérale mais clairement conservatrice au niveau des mœurs et une aile gauche davantage sociale et surtout moins marquée par un conservatisme moral. Cette dualité aboutit régulièrement à des frictions voire à des scissions qui prennent la forme de conflits de personnes mais dans lesquels transparaissent ces fractures idéologiques : scissions de Bruno Mégret, Florian Philippot, ainsi que l’émergence en 2022 de la candidature d’Éric Zemmour ayant rallié certains cadres de l’aile droite du RN.

Arnaud Huc est docteur en science politique. Il est chercheur associé au centre d’études politiques et sociales de l’université de Montpellier.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022