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Un constat féroce sur les affres sans limite du « capitalisme postmoderne ». Les ressemblances avec la France de la dernière décennie sont frappantes.

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Le Triomphe de la classe politique anglaise (Michalon, 2014) est un livre féroce. Il aurait pu s’appeler « La fin de la démocratie anglaise », tant il s’agit en réalité de cela. Et l’auteur de ce brûlot sait de quoi il parle. Parti à grand fracas de la direction du Daily Telegraph après avoir dénoncé ses complaisances avec le milieu des affaires, Peter Oborne en a tiré les certitudes qui guident l’écriture de ce livre. Il y avance, arguments à l’appui, l’idée que le clivage politique n’est plus un clivage gauche/droite mais un clivage « classe politique/ population ». Loin de penser qu’il n’y a plus de classe, il affirme que classe ouvrière, petits commerçants, agriculteurs, bref, ce qui fait une société moderne, s’est vu confisquer toute liberté politique et toute capacité à choisir son propre destin. Sur la classe politique, complice de ce rapt antidémocratique, l’auteur est sans pitié. Et les ressemblances avec la France de la dernière décennie sont criantes. L’analyse indubitablement conservatrice, mais aussi radicalement démocratique, mérite d’être discutée.

Prendre le pouvoir pour s’enrichir et acquérir des privilèges
L’auteur continue de croire que le suffrage démocratique doit rester la source de tout pouvoir mais fait le constat que depuis quarante ans une nouvelle génération de politiciens a peu à peu pris le pouvoir dans l’ensemble des lieux de décision, y nouant des complicités, des amitiés intéressées, pour son seul profit. Contrairement aux générations précédentes, où restaient encore dominantes les idées, et une vision de ce que devait être le royaume, celle-ci n’a en réalité aucune conviction, ni profession, ni même formation intellectuelle. Mais seulement une ambition, dévorante et violente : prendre le pouvoir pour s’enrichir et acquérir des privilèges, pour eux, leurs amis, les groupes financiers et les lobbies communautaires. Et tout, sans exception, doit plier devant cette rage folle. Fini le temps des avocats, des médecins, des ingénieurs, des enseignants élus. Ce recrutement déjà limité socialement laisse place aux professionnels bons à rien et donc éligibles. Le symbole de cette génération est désigné : Tony Blair et ses amis.
Peter Oborne décrit avec précision comment ces derniers ont détruit toute idée de collectivité, en se faisant les instruments et l’incarnation d’un crime permanent au profit de quelques nantis maîtres du jeu. Poursuivant la destruction des politiques sociales et les privatisations entamées par Thatcher, les blairistes ont décidé d’accentuer le tout en corrompant les derniers lieux de démocratie et de (contre-) pouvoir pour briser toute possibilité d’action collective et laisser libre cours à leur cupidité sans frein ; « l’intérêt général » s’en est retrouvé court-circuité par une salve d’attaques : Chambre des pairs infiltrée par les « amis », syndicats ignorés et dévalorisés, média indépendants insultés, structures d’évaluation des politiques et experts intègres rejetés comme partiaux et diffamés ; tout doit plier devant ces prédateurs sans morale. Nomination à vendre à tous les étages, circonscriptions dessinées pour faire élire des complices, « triangulation » des programmes afin de modérer toute proposition et de récuser toute autre idée comme réactionnaire ou extrémiste, n’en jetez plus. Il faut répondre à l’électeur mobilisé, en ignorant ceux qui ne sont pas utiles dans la prise du pouvoir.

Divorce entre élite et « peuple »
Celui-ci est représenté comme un électeur moyen, mû par les envies bassement matérielles immédiates d’une population gavée de rien, gavage qui permet de maintenir une satisfaction morbide et d’empêcher toute implosion. Les désirs politiques des électeurs sont ainsi transformés en pulsions consommatrices et débarrassés de tout idéal ; ces derniers ne veulent dès lors que leur propre enrichissement, leur propre satisfaction, confort écœurant et égoïste. Les élections ne servent plus qu’à avaliser des projets préétablis après ce divorce entre élite et « peuple ». Ces projets politiques ne se différencient plus de ceux qui cherchent à vendre yaourts, chaussures ou ordinateurs. Pour garder le pouvoir afin de créer de nouvelles occasions d’enrichissement, l’électeur doit être écervelé, pour mieux lui faire avaler ce que l’on désire vendre.
Ainsi un projet unique, libéral, dépourvu de toute forme d’opposition politique, est à l’œuvre. Plus de rouge, de bleu, ni d’or, au pays de Sa Majesté, qui fut si longtemps, selon l’auteur, un modèle pour les démocrates d’Europe. Les idéologies sont mortes pour cette caste, et, avec elles, le débat et les propositions audacieuses. Les partis ne sont plus que des écuries sans sève, où l’objectif n’est que le partage des postes à conquérir. Loin de déranger, cela permet de fausses alternances qui ne sont que des périodes de reconstitutions d’un capital sympathie pour le perdant auprès d’un électorat bafoué.

Une presse mise sous tutelle
Peter Oborne consacre une large partie de sa vindicte au rôle de la communication dont les politiciens se servent à outrance pour persuader une population écrasée de la justesse de leurs lois. Et dont l’objectif n’est que d’accroître plus encore les possibilités de corruption morale et politique, autant de « services » rendus aux lobbies surpuissants pouvant décider d’une élection à coups de contributions. La « com’ » permet aux politiciens d’échapper aux conséquences de l’échec sans fin de leurs politiques, rejetant à coups de sermons moralisateurs la faute sur le contexte, leurs subordonnés, la population accusée de ne faire aucun effort. Elle est loin l’époque où les politiciens en échec ou mis en cause quittaient la vie politique. À présent, ils multiplient les promesses, comme autant d’armes de séduction et non plus comme un projet de société. Le temps des idéaux a été oublié sur l’autel d’une armée de cupides. Les conseillers en « com’ politique » ont tant développé leur art que les journalistes aujourd’hui n’écrivent ou ne disent que ce que le pouvoir veut voir. Et comme la peur et l’ambition ne suffisent plus, la propriété des journaux passe entre les mains des financiers, faisant taire toute opposition éventuelle. L’information, une presse autrefois réputée pour sa virulence depuis des siècles face aux errements du pouvoir, est mise sous tutelle musclée et verrouillée en Angleterre. Ces apprentis sorciers, plaie inévitable de toute démocratie bourgeoise, hantent les couloirs des cabinets et des assemblées, dictent la nature des orientations politiques. Faire savoir a éradiqué savoir-faire. Il faut dire que, en Angleterre, journalisme et politique se sont confondus, échangeant souvent leurs membres en fonction des opportunités, des échecs électoraux, abaissant encore le niveau général et l’intégrité de ses rangs. Les relations « privées » entre politiques et journalistes sont à présent légion et largement médiatisées. Et cela se voit jusque dans les mots des politiques, devenus plats, convenus. Ne rien dire, pour au final ne rien faire.

Un système démocratique dominé par une caste
Le portrait est dur, mais sincère, tant son auteur semble attaché à un certain fonctionnement ancien de la démocratie anglaise. Le scandale des « notes de frais » n’a fait que révéler une part de cette piraterie « des clans et des bandes » déterminés à s’enrichir par l’argent public et à promouvoir leurs « amis », abaissant la fonction politique au truandage. Près de la moitié des députés d’alors furent concernés, les condamnations rares et faméliques, les juges nommés ayant sans doute préféré ménager de futures opportunités en récompense de leur laxisme. Le système démocratique se retrouve dominé par une caste déterminée à ne rien lâcher de son pouvoir, de ses privilèges et cela par tous les moyens possibles. La description de cette Angleterre rappelle une époque où les clans s’affrontaient pour le moindre morceau de terrain, la moindre forme de richesse, se servant de la populace comme chair à canon, comme moyen d’agrandir un confort réservé à une infime élite se foutant de tout. Où voler, menacer, tuer, faire chanter relevait de la normalité.

Des analogies criantes
Il serait toutefois faux de croire que ce livre est une simple critique de l’évolution de la démocratie politique anglaise et les forfaitures de ses dirigeants voraces. Il s’agit d’un constat féroce sur les affres sans limites de ce qu’il nomme le « capitalisme postmoderne ». Ce dernier est à présent détaché de son enracinement, lancé dans la dévastation de secteurs auparavant préservés du profit : travail, État, mérite, justice, famille, tout est à vendre sans autre forme de débat. L’argent divinisé a pris le pouvoir sur ce qui pourtant devrait se placer au-dessus des intérêts particuliers, détruisant tout ce qui permettait de faire société. Pendant que l’Occident multiplie les attaques contre les régimes « illibéraux » honnis comme la Russie et la Hongrie, en son sein même son propre modèle démocratique périt écrasé par l’ultralibéralisme aux tentacules divers. L’Angleterre de Blair, la France de Macron, l’Italie de Berlusconi, l’Espagne de Rajoy… Les analogies sont criantes.

Ce livre n’est pas à lire, il est à dévorer, à étudier, à critiquer pour en tirer des conclusions qui se doivent d’être féroces tant le capitalisme postmoderne ressemble de plus en plus à une dictature où le politique a laissé place aux VRP des bénéfices des grands lobbies et des groupes financiers, avec à sa tête des dirigeants aux ordres, en quête de profits personnels sous toutes les formes.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019