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Le vent du macronisme souffle aussi sur la philosophie. Le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer prétend effacer des programmes de terminale le chapitre sur le travail. Faut-il s’en étonner, quand tant d’efforts sont faits par ailleurs pour tenter de gommer, dans tous les domaines, l’apport historique du mouvement ouvrier et de la lutte des classes à la culture humaine ? Au-delà du marxisme, ce qui est ainsi visé, c’est en effet toute une réflexion sur le sens de cette pratique humaine, décisive anthropologiquement et constitutive de tout ce qui fait de l’humanité non pas une espèce parmi d’autres, mais le genre humain, qu’on cherche ainsi à mettre sous le boisseau. C’est pourquoi nous sommes heureux de donner sur ce sujet la parole à Yves Schwartz, philosophe et sociologue du travail.

 

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Dialogue entre Socrate et Poludaidalos
On pourra comprendre le vieux souhait de faire un dialogue socratique autour de cette question, parce que, peut-être, seule la forme dialoguée nous aide à découvrir nos savoirs mais aussi nos insavoirs sur des notions quotidiennement manipulées par nous. Platon a mis en scène des dialogues sur Le beau, Le courage, L’amour, etc. Mais Le travail n’eût pu lui fournir une matière, tant nous savons, depuis notamment les études de Jean-Pierre Vernant, que cette notion abstraite est, à cette époque, anachronique, l’activité industrieuse se divisant dans la Grèce classique en quelques grands registres hétérogènes. Voici à quoi pourrait ressembler un tel dialogue :
Socrate : « Poludaidalos, toi qui es si habile, pourquoi me dis-tu un jour que le travail disparaît, un autre jour qu’il se transforme, le lendemain qu’il a cessé d’être usage du corps, et à la fin de la semaine, que c’est sa valeur qui disparaît ? Je sens la chose m’échapper. Toi qui es compétent, aide-moi : de quoi parle-t-on ? »
Poludaidalos : « Voyons, Socrate, chacun sait quand il sort de chez lui pour aller à la fabrique, au chantier du Laurion, à l’hospice, au bureau, le pédagogue à l’école, qu’il va “ travailler ”. Ne nous complique pas les choses. »
Socrate : « Tu parles d’or, Poludaidalos. Mais celui qui travaille chez lui toute la nuit sur ces merveilleuses nouvelles machines, à tracer de nouveaux plans pour l’Érechthéion, que son maître d’œuvre lui a demandés pour l’aube ? Celui qui parcourt toutes les rues d’Athènes pour proposer aux échoppes les produits de son patron ? Ne “ travaillent-ils ” pas aussi ? Le travail est-il défini par des temps et des lieux ? »
Poludaidalos : « Tu t’amuses à nos dépens. Puisque tu insistes, je te donne une définition stricte et imparable du travail : tous ces exemples et bien d’autres ont en commun de relever d’un échange codifié par nos règlements. Contre une certaine quantité et qualité de notre industrie personnelle, on reçoit en échange un salaire ou une rétribution. Cet échange formalisé s’appelle travail. » Socrate : « Cela a quelque apparence de vérité. Mais dis-moi, Poludaidalos, quelque chose me tracasse. “Échange formalisé”, dis-tu : mais la mère de famille qui s’occupe des leçons des enfants, prépare la bouillie aux olives, et tout en même temps lave le linge et pouponne, ne s’active-t-elle pas de façon bien comparable à une salariée, pour employer ton langage, dans la crèche de la rue voisine où grandissent nos futurs hoplites ? À mépriser cette forme-là de travail sous prétexte qu’elle ne serait pas formalisée, ne devons-nous pas craindre qu’Aristophane nous remette en scène la colère de nos compagnes, bien pire que L’Assemblée des femmes ? »
Poludaidalos irrité : « Où veux-tu en venir ? »
Socrate : « Cela me fait penser aux propos d’un vénéré sage du travail, qui serait avec nous aujourd’hui s’il n’avait rejoint il y a peu le royaume des bienheureux, Jacques Duraffourgikos (Jacques Duraffourg). Un plombier payé par son maître, racontait-il, disait, que c’est quand il réparait par amitié et pure bénévolence les tuyaux de son voisin qu’il “travaillait vraiment”. Vois-tu, Poludaidalos, un essaim d’exemples me vient, rapporté par les voyageurs d’au-delà de nos mers, où les gens échangent divers biens sans passer par cette formalisation bien visible définissant des temps, lieux, opérations, et contreparties fixes en argent : je pense au gardiennage des chars au long des trottoirs des cités encombrées du Sud, à la vente de mille produits de consommation quotidienne par des camelots dans ces mêmes cités… Sans doute, la formalisation de cet échange n’a pas la visibilité dont tu parles. Mais je crois bien qu’elle se prépare dans des agoras cachées, où on apprend collectivement comment il faut négocier les contraintes pour survivre. »
Poludaidalos : « Mais tu mélanges à plaisir. Acceptons qu’il y ait deux essences différentes du travail, l’une engageant une rétribution monétaire, l’autre appelée travail pour te faire plaisir mais à l’écart du circuit de la première. Le “travail” qui s’y fait relève soit de l’un soit de l’autre. »
Socrate : « Peut-être as-tu raison avec tes deux essences pour un même mot. Mais, cher Poludaidalos, n’as-tu pas l’attention trop fixée sur Athènes ? Une enquête à la manière du vieil Hérodote, menée par Nouroudinos (Abdallah Nouroudine, enseignant à l’université des Comores) sur l’industrie des pêcheurs de son pays, bien loin au-delà des rivages égyptiens, nous raconte qu’au retour sur le yiko, le quai, ils forment trois parts du poisson capturé, la part du don, la part pour nourrir leur famille, la part vendue contre la monnaie qui fait loi là-bas. Quand, avec adresse, ils engagent leur corps entier pour pister ce poisson deviné dans les remous de l’onde, l’ont-ils déjà coupé ou se sont-ils coupés eux-mêmes en trois parties ? »
Poludaidalos : « Je te vois venir, poisson torpille. Soit, j’ai proposé une dichotomie sans la prudence nécessaire dès qu’on dialogue avec toi. Ce qui est vrai est ceci : le travail commence avec nos sociétés d’humains, qui ne peuvent assurer leur existence qu’en accomplissant jour après jour des tâches de plus en plus techniques et diverses, pour des produits que la nature ne nous fournit pas. Qu’importent les formes, les degrés de codification et d’échange d’argent, ces tâches doivent être divisées entre citoyens, métèques et esclaves. Tout le monde ne peut pas tout faire, mais toutes ces tâches doivent y être accomplies pour que la cité survive. Voilà d’où naît “le travail”.»

« Neutraliser l’entrée sur le travail par les débats de normes, c’est toujours construire le risque de méconnaître ces dramatiques de l’activité, qui font histoire, qui peut-être font l’histoire ; et qui par là même sont inanticipables. »

Socrate : « À la bonne heure : le travail ne serait-il pas né alors il y a quelque sept mille ans, au-delà des terres phéniciennes, avec les premiers villages de paysans, là où, pour la première fois, nos semblables ont organisé leur vie collective autour du labour, de la récolte, de la domestication des bœufs et des chèvres ? Bref, les premières “ sociétés du travail ”, selon ta dernière définition ? »
Poludaidalos : « Pour une fois tu as dit vrai. » 
Socrate :« J’ai un doute : nos fouilleurs de terre nous rapportent que des milliers d’années avant ces sociétés de paysans, pour chasser, dépecer, nos ancêtres s’échinaient à débiter des lames avec des béquilles en os pressés au coin de leurs épaules ; et encore bien avant, ils débitaient, retouchaient, façonnaient, des blocs de pierre, anticipant les plans de frappe selon des méthodes d’une ancienneté remontant sans doute aux enseignements des dieux, et s’adaptant aux multiples accidents que ces méthodes n’avaient pu prévoir. Sans doute, ils produisent des outils, mais pour utiliser les ressources fournies par la nature, non pour aller au-delà. Si du “ travail ” on retire cela, est-on sûr de ne pas se fourvoyer dans notre recherche d’essence ? »
Poludaidalos quittant la scène, excédé : « Franchement, Socrate, que nous sert ce galimatias ? À l’assemblée, on demande des stratèges pour la guerre, mais aussi pour gouverner le travail. Tu ne sers qu’à nous coudre la bouche. »
Socrate : « C’est vrai, je ne sais plus trop moi-même que penser. Peut-être après tout ta définition d’échange d’industrie contre argent avait-elle du bon ? »

Comment définir le travail ?
On peut penser, en effet que définir le travail est une tâche vaine. Mais aussi que demeure quelque chose de très profond sous l’ironie socratique : il n’y a pas d’essence du travail, mais n’y a-t-il pas une sorte de dramatique commune  qui implicitement nous rend acceptable l’usage du même mot « travail » dans des circonstances si différentes ?
Dans toutes les scènes évoquées, et c’est le propre du génie humain, toute mise en œuvre d’activité industrieuse est anticipée par des normes opératoires et sociales, qu’on peut donc dire antécédentes. C’était déjà vrai des antiques « méthodes » de taille paléolithiques, levalloisiennes ou autres, de l’organisation collective des semailles, des fenaisons, et des enclos, des normes diététiques, des procédures de colmatage des fuites, des gammes opératoires, des protocoles et procédures, du respect des organigrammes, des hiérarchies, des règles de prévention, des contrats et des lois civiles. Pas de travail humain sans normes antécédentes.
Mais, en même temps, il est impossible et invivable que ce travail humain puisse s’approcher et donc se faire connaître comme pur produit de ces normes antécédentes.
Il nous paraît difficilement réfutable que toute activité humaine, et notoirement les diverses formes évoquées comme « travail » dans notre dialogue fictif, soit toujours traversée par des débats de normes. Du plus enfoui dans le corps, du quasi-inconscient au plan le plus explicite et revendiqué, toute activité de travail est toujours une sorte de dramatique. Entre les normes antécédentes, propres à toute organisation humaine, et la mise à distance technique et humaine de l’impossible/invivable, toute activité industrieuse suppose des débats de normes ; pour trancher jour après jour ces débats, il faut la présence opérante en nous de valeurs ; arbitrages qui mènent à des essais de renormalisation guidant notre agir industrieux. Telle serait notre manière de répondre à l’impossible quête d’essence du travail, que Socrate opposait avec impertinence aux certitudes de Poludaidalos.

« On ne peut prédire comment la singularité des personnes et des groupes, la singularité des situations de travail vont déterminer la combinatoire “impossible-invivable” face aux normes antécédentes. »

Nous pouvons alors revenir sur la question : qu’est-ce que connaître le travail ? Tout ce qui résulte de savoirs cristallisés, déposés dans les univers de normes antécédentes qui encadrent les situations de travail, est connaissable, plus, à connaître : normes techniques, organisationnelles, gestionnaires, juridiques… Le patrimoine des sciences humaines et sociales, qui propose des grilles d’interprétation de l’agir social, est à prendre en compte. Mais est-il vrai aussi que toute activité industrieuse se présente comme cumul de débats de normes ? D’où résultent en chaque lieu et jour où nous avons à vivre des renormalisations reconfigurant dans l’infinitésimal ou le visible notre milieu de vie et de travail ? Si oui, alors l’ambition de connaissance doit en tirer les conséquences. Nos « places » ne formatent jamais à elles seules nos essais de vivre le travail en santé. Cela trace une limite toujours à redécouvrir aux anticipations conceptuelles.
Certes, Poludaidalos n’avait pas tout à fait tort, comme Socrate le constatait en lui-même au terme de l’échange. Bien des auteurs comprennent le travail comme une forme d’échange codifié, ce que nous appelons le travail stricto sensu : échange de prestation rémunérée dans une société marchande et de droit. Dans notre expérience quotidienne et dans les crises que nous vivons, cette détermination du travail est fondamentale. Comment déconnecter de ce cadre historique les compétences à acquérir sur le travail dans nos sociétés ? Il y a quelque chose d’instable, de critique, qui spécifie ces sociétés dans cet échange d’hétérogènes, argent contre temps d’activité. Il est légitime que nos collègues compétents en gestion, en organisation technique, en ergonomie, en pathologies et souffrances au travail, en risques professionnels, en droit, en management, etc., se saisissent du travail sous cette forme stricto sensu sans devoir se poser d’abord la question platonicienne d’une insaisissable essence ; ce qui n’empêche pas d’ailleurs nombre d’entre eux de dépasser ce cadre historique vers une préoccupation anthropologique.
Mais la question reste néanmoins posée. Neutraliser cette entrée sur le travail par les débats de normes, c’est toujours construire le risque de méconnaître ces dramatiques de l’activité, qui font histoire, qui peut-être font l’histoire ; et qui par là même sont inanticipables. On ne peut prédire comment la singularité des personnes et des grou­pes, la singularité des situations de travail, vont déterminer la combina­­toire « impossible-invivable » face aux normes antécédentes. On ne peut prévoir comment les valeurs vont peser en ce cas sur les arbitrages : c’est pourquoi les connaissances antécédentes sont toujours pour partie à remettre en instruction. Sinon, on mécanise la vie humaine au travail, ce dont abusent les panoplies de ratios quantitatifs, ou « l’évaluation aux résultats » qui cache les débats de normes.

Yves Schwartz est philosophe. Il est professeur émérite à l’université de Provence.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019