Pour Marx et la pensée issue de lui, le travail n’est pas un objet simple mais un tout différencié, pensable selon un dispositif de cinq concepts essentiels articulés entre eux.
Au palmarès des généralités, la mise en relation du travail et de l’essence humaine occupe une place éminente. Que les humains soient condamnés pour survivre à cette activité contre nature, à cette violence infligée autant à la nature qu’à eux-mêmes, voilà un lieu commun décliné de multiples façons depuis la nuit des temps. Toute une culture populaire l’exprime, à travers notamment des chants qui rythment à l’origine les différentes phases de l’effort, sa dureté mais plus encore sa monotonie, son caractère interminable et en définitive son manque de sens. À l’aube des temps contemporains, Simone Weil soulignait cette « finalité renvoyée comme une balle : travailler pour manger, manger pour travailler ». Nécessaire et aliénant, aliénant mais nécessaire, cette représentation simpliste et appauvrissante imprègne l’imaginaire collectif, principalement chez ceux qui ont peu ou pas du tout l’expérience de ce qu’est réellement le travail, qui ne se sont pas confrontés à la réalité actuelle des forces productives et en préjugent d’après des représentations anciennes, voire archaïques. Les idéologies patronales et paternalistes qui prétendent promouvoir la « valeur travail » s’appuient sur ces représentations : il faudrait accepter avec lucidité que ce n’est pas la faute du patron si la terre est dure et que la matière résiste à nos désirs. Les rapports sociaux seraient ainsi fondés en nature. Une intuition profonde de Hegel, puis tout l’apport de Marx, nous ont donné les moyens de penser le travail d’une manière autrement plus dialectique et de ce fait plus proche de sa réalité. Pour Marx et la pensée issue de lui, le travail n’est pas un objet simple mais un tout différencié, pensable selon un dispositif de cinq concepts essentiels articulés entre eux.
« Alors que le jeune Marx des Manuscrits de 1844 considérait l’appropriation comme difficile, Marx dans sa maturité la présente comme une tâche ardue mais réalisable. »
Une évolution significative de la pensée de marx
Dans les Manuscrits de 1844, le jeune Marx, déjà en pleine possession de sa verve, écrit que « plus l’ouvrier forme, plus il se déforme… la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère… le travail, c’est l’homme vidé de sa substance humaine » : formules brillantes, fameuses, mais unilatérales. Marx ne tardera pas à abandonner cette approche sommaire et encore romantique pour donner son plein contenu à la Tätigkeit.
« Tätigkeit » (le « faire »)
Marx (Capital L.1 ch.5) prend ses distances par rapport à une détermination purement physique ou biologique du travail ; celui-ci ne se réduit pas à l’effort physique. Et il n’est plus conçu comme une perte d’humanité, mais tout à l’inverse comme une matrice potentielle de développement. « Sous une forme qui appartient spécifiquement à l’homme », il est un « procès », activité médiatisée en vue d’une fin, organisée en phases successives. Par là même, l’être humain qui travaille passe d’une temporalité biologique à une temporalité historique. Le processus laborieux n’est pas une adaptation de celui qui travaille à quelque chose d’extérieur, il est au contraire l’adaptation par celui qui travaille de ce donné naturel extérieur à des besoins humains : Le monde de l’homme, c’est l’homme. Le temps n’est plus subi, il est investi et intensifié. Cette intensification humaine du temps, rappel du passé dans le présent, appel du futur dans ce même présent, mise en tension d’une image idéelle et d’un produit réel, c’est la naissance d’un processus historique. Historicité qui ne pourra aller qu’en se complexifiant avec les rapports sociaux et les premières divisions du travail.
« Le capitalisme financiarisé et mondialisé ne connaît que l’aspect quantitatif du travail, incapable de reconnaître le « faire » humain dans ce qu’il a de plus essentiel. »
« Vermittlung » (médiation)
Le faire humain se distingue de l’agir animal par sa non-spontanéité et son caractère social. Par la double médiation de l’outil et du signe, les êtres humains étendent immensément leurs pouvoirs sur l’espace et le temps, sur la nature extérieure et sur leur nature interne. L’outil démultiplie les possibilités physiques du corps. Il crée aussi une réserve : la boîte à outils est déjà une culture. Le signe quant à lui est une médiation non seulement entre les êtres humains, permettant la communication et la mémoire sociale, mais aussi, comme le montre Vygorski, une médiation interne à l’individu, indispensable à l’élaboration des fonctions psychiques supérieures : mémoire volontaire, attention, imagination.
« Le monde humain n’est pas une sédimentation mais un produit, qui comprend non seulement du matériel, mais de l’immatériel : savoirs, histoires, méthodes, projets, bilans, extérieurs aux individus et constituant le patrimoine social du genre humain. »
« Vergegenständlichung » (objectivation)
Le faire médiatisé techniquement et socialement produit de façon cumulative un monde humain objectif de plus en plus dense. « Passé un certain stade, le travail ne saurait se passer de moyens déjà travaillés » (Capital I ch.5) : le monde humain n’est pas une sédimentation mais un produit, qui comprend non seulement du matériel, mais de l’immatériel : savoirs, histoires, méthodes, projets, bilans, extérieurs aux individus et constituant le patrimoine social du genre humain.
« Aneignung » (appropriation)
Les produits de ce « faire » médiatisé, objets matériels et plus encore productions immatérielles, constituent pour chaque individu humain un monde au départ totalement étranger. Alors que le jeune Marx des Manuscrits de 1844 considérait cette appropriation comme difficile, Marx dans sa maturité la présente comme une tâche ardue mais réalisable. Tel est l’enjeu du processus éducatif, qui est lui aussi un travail : travail de l’éducateur et travail de celui qui apprend ; travail où se constitue la personnalité dans ce qu’elle a de plus spécifique.
« Entfremdung » (aliénation)
Dans une société de classe, l’appropriation de ce monde objectif et intersubjectif produit par le « faire » social humain, est entravée, réduite au minimum (savoir minimum). Le monde humain apparaît à ceux-là mêmes qui le créent comme quelque chose d’étranger. La faute n’en incombe pas, comme le croyait le jeune Marx, à une aliénation individuelle du travailleur dans le travail, mais au capitalisme, qui sépare radicalement les travailleurs des moyens de production et donc de la production elle-même, les condamnant en tant que classe à une existence mutilée. Le travail est ramené par le capital à la production optimale en échange d’un salaire réglé sur la consommation de marchandises. La marchandise finit par devenir un signe qu’on exhibe. Le travail qui se cristallise en elle n’est plus connu ni reconnu. Et c’est ce mécanisme de l’aliénation qui engendre les représentations noires et appauvrissantes du travail. L’aliénation est le drame humain fondamental.
La pensée marxienne, avec les développements que lui donne notamment Vygotski, se révèle plus que jamais en mesure de nous donner des clés pour comprendre, au-delà des aspects purement économiques, les aspects civilisationnels de la crise de sens que vit notre société. Loin de revendiquer on ne sait quel « droit à la paresse » (le pamphlet éponyme de Paul Lafargue, gendre de Marx, n’a pas et ne prétend pas avoir de valeur théorique), ceux et celles qui sont dans la production, la conception, la distribution, la formation etc., veulent travailler mieux et plus efficacement. Le capitalisme financiarisé et mondialisé ne connaît que l’aspect quantitatif du travail, incapable de reconnaître le « faire » humain dans ce qu’il a de plus essentiel. C’est une limite majeure, qui appelle le mouvement social à faire prévaloir d’autres logiques.
Jean-Michel Galano est agrégé de philosophie.
Cause commune n° 32 • janvier/février 2023