Très présente dans les discours de la gauche réformiste et de ses médias, la notion de « transclasse » semble aborder de front le problème de la dimension temporelle des positions de classe et de la mobilité intergénérationnelle. Elle dissimule peut-être la nature profonde de la lutte des classes.
Je me suis étonné, en cherchant le terme de classes sur les sites de grands journaux généralistes (Le Monde, Libération), qu’un mot ou un groupe de mots revenaient souvent : « transfuge de classe » ou « transclasse », placés au même niveau que celui de « lutte des classes » ou « classes sociales » sur lesquels je recherchais des articles. En poussant mes investigations sur une base de données lexicographique française, j’y ai observé deux tendances. Depuis 1976, le terme de « lutte des classes » est en constante diminution dans la littérature (comprenant romans, articles de recherche, journaux) avec une accélération depuis 2007. Dans le même temps, « transfuge de classe » et « transclasse » combinés, quasiment inexistants auparavant, ont connu une première vague d’utilisation en 2000, mais surtout une explosion depuis 2014, avec une multiplication par six de leur utilisation. Dans les titres de livres et d’articles, même constat. Le « transfuge de classe » (mais je vais privilégier l’utilisation de « transclasse ») serait cette personne qui, contre son milieu d’origine, aurait basculé dans une autre classe sociale, supérieure ou inférieure. La multiplication des récits sur ces porosités entre classes voudrait-elle dire qu’il y a davantage de mobilité sociale, que, finalement, nous serions en train de connaître un effondrement de l’antagonisme de classe ?
« En individualisant les parcours, ces récits entretiennent le mythe de la méritocratie républicaine, des exemples mobilisateurs. Dans le même temps, ils minimisent le poids de la lutte des classes puisque, avec du travail, on pourrait s’extraire des classes dominées. »
Que disent les statistiques ?
Les données statistiques et sociologiques sont claires là-dessus, la réponse est négative. Un rapport de l’INSEE de 2023 nous apprend qu’au cours des quarante dernières années, la mobilité sociale est restée globalement stable (sauf pour descendre) et de moins en moins liée à l’évolution de la structure du marché du travail. L’ascension sociale selon les critères de l’INSEE est de 28 % en 2015 contre 23 % en 1977, quand la mobilité descendante est passée de 7 % à 15 %. Il n’empêche qu’à travers ces chiffres, le fait qu’un enfant dont les parents sont agriculteurs devienne technicien est considéré comme une ascension sociale. On peut alors observer les catégories socioprofessionnelles : c’est l’immobilisme total. Seulement 14 % des enfants d’employés ou d’ouvriers deviennent cadres supérieurs ou 4 % directeurs. En miroir, c’est 17 % des enfants de cadres et de directeurs qui deviennent employés ou ouvriers, quand plus de 51 % deviennent cadres ou 10 % directeurs. Ces chiffres sont confirmés par un rapport de l’OCDE (« L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale », 2019). Celui-ci nous dit qu’il faut en moyenne six générations pour qu’un enfant d’une famille modeste atteigne le revenu médian. C’est plus qu’il y a trente ans. Pire, si l’on regarde ce qui est au fondement du rapport de classe, celui de la propriété, des entreprises, du patrimoine immobilier et financier, Thomas Piketty nous montre qu’en France les inégalités entre classes sociales n’ont cessé de se creuser depuis 1980, avec une pause en 2000 avant de reprendre à partir de 2015.
« Le transclasse ou “transfuge de classe” est un récit individuel de l’ascension sociale (rarement du déclassement, pourtant plus fréquent) dont l’utilisation est en plein essor dans les médias et la littérature. »
Les rapports de classe ne s’effacent pas
Ces chiffres sont connus, mais ils sont nécessaires pour comprendre qu’il n’y a pas eu miraculeusement un effacement des rapports de classe au cours de ces dernières années, au moins si l’on s’en tient aux chiffres. Il existe un discours autour de quelques exemples. La classe sociale d’origine ne serait pas une fatalité, il y a bien un mérite individuel à s’extraire d’une classe « modeste » vers une classe « supérieure ». On comprend alors pourquoi le discours du « transclasse » est préféré au discours de classe. Il est d’ailleurs intéressant de regarder les journaux et les maisons d’édition, qui publient des interviews et des récits de transclasses, Le Monde, Libération, Le Nouvel Obs. Libéraux mais favorables à plus de justice sociale, avec un lectorat large, mais surtout de cadres. Les articles sont souvent des portraits individuels, exceptionnels, où un événement, l’école, une rencontre, une expérience a permis à l’individu de côtoyer des milieux auxquels ses origines ne le prédisposaient pas. La classe sociale est traitée sous l’angle du décalage de l’individu entre le milieu d’arrivée et le milieu d’origine, qui fait honte ou bien qui a été une force de motivation. Nous ne sommes finalement pas très loin du héros de Balzac qui monte à Paris et découvre la bourgeoisie parisienne, sans jamais en faire partie tout en devenant étranger à sa classe d’origine. Quelque chose revient pourtant souvent dans ces « parcours de vie », c’est le rôle de l’école et de la lecture dans l’ascension. « L’école m’a sauvé », « Quand on veut, on peut », comme on le lit parfois sur Linkedin, de la part de transclasses revendiqués, tout en oubliant que nombre des ascensions sociales vers des diplômes du supérieur, sont aussi dues à un marché du travail capitaliste qui a davantage besoin d’ingénieurs aujourd’hui qu’hier. Tant et si bien que, lorsqu’on vient d’une classe modeste, l’école, les diplômes sont les conditions nécessaires pour s’élever socialement, pour s’échapper, un peu, de la lutte des classes que subissent les parents. C’est ainsi qu’est construit le mythe de la méritocratie, largement « debunké » par Bourdieu. Ce mythe est un puissant moteur idéologique. Il permet de justifier qu’il existerait, peut-être, des classes sociales mais que ce ne serait pas une chose figée, que l’école, le mérite permettraient à une partie, voire à toute la classe modeste, de s’élever, d’acquérir un capital culturel et économique. En un mot, la lutte des classes ne serait plus collective : il suffirait de lutter contre soi-même. Mieux, on pourrait trouver dans son modeste milieu d’origine, des qualités, des forces que seule la classe ouvrière posséderait et qui sont un avantage pour s’élever. Par exemple, certains récits de transclasse évoquent la force de volonté quand on est déjà en bas, que l’on n’a rien à perdre à essayer. Nous sommes ici dans le pur discours néolibéral. Les médias et les discours dominants savent mettre en avant ces discours pour alimenter cette vision, d’une vieille lutte des classes dépassée, au bénéfice de la poursuite de sa propre réussite, beaucoup plus compatible avec le modèle de la start-up nation.
« Seulement 14 % des enfants d’employés ou d’ouvriers deviennent cadres supérieurs ou 4 % directeurs. »
Des usages individuels divers
Il arrive que la notion de transclasse soit aussi utilisée par les individus eux-mêmes pour parler de leur milieu d’origine. On se souvient de la candidate à l’élection présidentielle, Anne Hidalgo, qui disait : « Je suis la seule à venir d’un milieu ouvrier. On me disait ça au PS, tu es la seule qui, quand elle parle du monde ouvrier, sait de quoi elle parle », alors même que d’autres candidats étaient eux ou elles-mêmes ouvriers, employés. Le transclasse fait l’expérience subjective de la lutte des classes, dans son nouveau et son ancien milieu, et devient ainsi son propre ennemi. Fort de son capital culturel et social acquis, il parle au nom et à la place d’un peuple modeste dont il pense être resté proche. « Il oscille entre affects contradictoires, faits de honte et de fierté par rapport à ses origines », comme le rappelle Chantal Jaquet. Elle est d’ailleurs la première à avoir proposé le terme de « transclasse » plutôt que celui de « transfuge de classe » qui l’associait à une forme de « trahison » de classe. Mais, à force de citer des personnes qui ne font que parler de la classe ouvrière, ne laisse-t-on plus la parole à la classe ouvrière elle-même ? Le taux de remplacement des termes « collectif », « lutte des classes » dans certains médias par « transfuge de classe », « issu de quartier populaire » ... donne le ton. Bien qu’empruntant au vocabulaire dit « marxiste », le transfuge de classe est une manière de dépolitiser la question de la classe sociale.
« La lutte des classes ne serait plus collective : il suffirait de lutter contre soi-même. »
Les transfuges de classe de gauche, comme Didier Eribon, Édouard Louis ou Annie Ernaux, prix Nobel de littérature (qui a popularisé le genre littéraire de l’autobiographie de transfuge, cf. le roman La Place) racontent un autre récit, plus émancipateur. Leurs engagements politiques sans ambiguïté à gauche prouvent un certain attachement à la justice sociale radicale, allant jusqu’à un idéal de disparition des classes, la société sans classes du projet communiste finalement. Mais dans leur récit, même si l’individu parvient à être un peu plus libre en ayant affronté le déterminisme social, la société dans son entièreté ne l’est pas davantage, il reste des dominés et des dominants. Ces discours sont nécessaires individuellement, pour l’émancipation individuelle, mais le travail politique reste nécessaire pour l’émancipation collective.
En conclusion, le transclasse ou transfuge de classe est un récit individuel de l’ascension sociale (rarement du déclassement, pourtant plus fréquent) dont l’utilisation est en plein essor dans les médias et la littérature. En individualisant les parcours, ces récits entretiennent le mythe de la méritocratie républicaine, des exemples mobilisateurs. Dans le même temps, ils minimisent le poids de la lutte des classes puisque, avec du travail, on pourrait s’extraire des classes dominées.
Flavien Ronteix--Jacquet est ingénieur. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Cause commune n° 41 • novembre/décembre 2024