Version intégrale de la postface de CENT ANS DE PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS, Editions du Cherche-Midi, 2020.
par Claude Mazauric
Le grand rêve de l'historien : tenir dans sa main l'univers terrestre satellisé et en produire, depuis son belvédère, la totale intelligibilité par l'analyse et le discours ! Cet historien-là serait celui qui observerait le mouvement du monde tel qu'il se présente à l'expérience commune des humains, du moins tel qu'il paraîtrait en devenir, au moment « t » du temps infini (ou indéfini) de son observation. Alors se découvrirait sous la lunette à focales multiples une succession d'objets, ici en mouvement, là, figés, tout un défilé d'images plurielles, une myriade d'éléments codés, de textes familiers ou barbares, toutes choses, épures et matériaux, saisis dans leur présent fugace ou leur durée longue, la quasi-éternité de ce qui fut mais n'est déjà plus (ou presque) ou de ce qui n'existait pas hier et se révèle existant désormais, aujourd'hui, et demain peut-être, nuées, souvenirs et socles, structures et temporalités, élans, retraits, passages : la durée avec sa rythmique... Quel privilège ce serait : un grand savoir foisonnant mis à portée et soumis à l' expertise objective du regard historien ! Passé, présent, avenir ... Qui voudrait ne pas se faire historien pour rendre compte du mouvement d'un monde tel qu'il va de lui-même ?
Mais cet historien–là, n'a jamais paru, n'existe pas, n'existera jamais. Tout simplement parce que le supposé Sirius d'où se dirigerait son regard analytique, prospectif, non-existentiel, n'existe nulle part : l'historien vit dans son temps et hume l'air de son temps. Et c'est précisément quand il prétend s'en distancier au nom d'un « savoir » abstrait, qu'il en devient le plus souvent, juge et partie : sont les plus grands historiens précisément ceux qui n'ignorent rien de leur subjectivité mais osent combattre en eux-mêmes les effets délétères du subjectivisme. Analyser, c'est autre chose !
Vers les temps nouveaux ?
1920 : le monde vient à peine de sortir du plus grand cataclysme guerrier dont la mémoire longue des souffrances humaines a gardé le souvenir : la « Première guerre mondiale (1914-1918) ». 9,4 millions de tués au combat, principalement en Europe, soit près de 6.000 hommes par jour de guerre pendant plus de quatre années ! Dans les pays qui ont subi le plus gros des pertes militaires (la Russie, l'Allemagne, les pays héritiers de la ci-devant Autriche-Hongrie, la France, l'Italie, le Royaume-Uni, et même les lointains Etats-Unis d'Amérique...) une encoignure plus ou moins profonde marque la pyramide des âges de vingt à cinquante ans, du côté des générations de terriens de sexe masculin. Partout dans les espaces humanisés urbains ou ruraux des Etats ci-devant belligérants, se remarquent et se croisent des millions d'estropiés, de mutilés, d'aveugles, de « gazés », d'hommes perdus, d'anciens combattants souvent réduits à n'être que des pensionnés dépendants des secours publics ou privatifs. Ravagés par les bombardements d'artillerie, bien des espaces proches des anciens « fronts », sont des cimetières ou des espaces encombrés de gravats et de nécropoles anonymes encore à reconquérir. Les femmes qui avaient si souvent, et presque partout, pendant trois ou quatre ans suppléé les hommes mobilisés dans les tâches de production ou de services, sont renvoyées des emplois qu'elles avaient occupés : retour au gynécée...sans même une prime. Parallèlement ou consécutivement à cela, la formidable pandémie dite « grippe espagnole » parce que c'est un médecin d'Ibérie qui l'a identifiée, entre le printemps de 1918 et la fin de 1921 enlève 39 millions d'habitants, l'équivalent de 2% de la population mondiale dont 43% en Inde sous domination britannique ! Vaste processus démoralisant qui s'ajoute à la réhabilitation, plus ou moins accélérée et avouée, de la plupart des anciennes dominations sociales qui avaient caractérisé l' « heureuse ( !) » avant-guerre. Les économies en pleine reconstruction créaient évidemment un grand appel de main d'œuvre, qui favorisait aussi bien les migrations internes de travailleurs que les immigrations de population venues d'ailleurs, notamment des « colonies » vers les « métropoles ». L'inflation monétaire qui avait financé en partie la guerre, accompagne désormais et, à la suite de la guerre, la « reprise économique » dopée par les tâches de la « reconstruction » puis de la « modernisation » technique : la régularisation monétaire qui s'ensuivit a accompagné et généralisé partout la surexploitation de la force de travail humaine en favorisant la compression autant que possible de la rémunération des petites gens par voie de salaires plafonnés, de pensions ou de revenus populaires réduits. Quoique nombre d'espaces ci-devant étatisés, impériaux ou dominés, fussent en train d'être recomposés au gré des « Traités » dans de nouvelles configurations étatiques, nationales, semi-coloniales ou dépendantes, on voyait presque partout les anciennes puissances dominantes ou victorieuses mettre en place, sous des formes ou des appellations neuves, la nouvelle carte géopolitique du monde que stabilisent les arrangements internationaux consécutifs au Traité de Versailles. Laborieusement établi, puis signé le 28 juin 1919, ce fatal arrangement qui prétendait fonder la tablature solide d'une paix juste et durable s'est rapidement révélé ce qu'il était dès l'origine et dès son principe, un règlement injuste et autoritaire, instable et dangereux, mis au service d'un ordre impérialiste mondial en voie de recomposition qu'on prétendait capable d'instituer une ère de paix fondée sur la soumission des peuples.
Dans cette nouvelle configuration : un seul contre-sens ! Dans cette chaussure, un seul caillou ... Mais une espérance ! Seule survivante des aspirations révolutionnaires et des tentatives de subversion politique et sociale qui s'étaient montrées actives en 1917-1918 face aux atrocités de la guerre qui se prolongeait, la Révolution russe, commencée en février 1917 et conclue en octobre avec la prise du pouvoir d'Etat par des « conseils » (les Soviets) guidés par les bolcheviques, était en train de l'emporter. La guerre civile et étrangère par laquelle tout ceux qui, dans l'ancien Empire de Russie et dans la plupart des Etats d'Europe jusqu'en Asie (avec le Japon) avaient rageusement et à grands frais entrepris d'organiser une contre-révolution armée, était en voie d'être militairement réduite. La raison en est connue : outre l'impopularité dans toute l'Europe d'une intervention étrangère en Russie qui conduisait à rajouter une guerre à la guerre, le « pouvoir soviétique » se montrait en position de pouvoir l'emporter. En premier lieu en raison du soutien massif du peuple russe des profondeurs, ces soldats, ouvriers, ruraux déracinés, ralliés à une révolution qui promettait, contre tous les autres, la paix, la terre et la justice sociale. Un message particulièrement bien entendu également en France, dans cette France devenue républicaine qu'avait éduquée la Révolution française. Rappelons ici jules Michelet s'écriant à propos du sauvetage de la Révolution de 1789 dans l'été de 1792 quand la contre-révolution intérieure conspirait ouvertement avec les têtes couronnées de l'Europe des princes : « La France fut sauvée par la France, par des masses inconnues. L'impulsion fut donnée par l'étranger même, par ses menaces insolentes. Nous lui devons ce magnifique élan de colère nationale, d'où sortit la délivrance » (Histoire de la Révolution française, tome troisième, livre VI, ch. IX : « Imminence de l'insurrection »). Plus prosaïquement, c'est à dire d'un point de vue stratégique, la victoire revint au pouvoir bolchevik parce qu'il réussit à contrôler toute la Russie centrale entre Baltique, Oural et approches de la Mer noire, et, par là, l'industrie lourde, le télégraphe, le téléphone et les chemins de fer de Russie ; enfin, en rend compte aussi la solidarité politique qui s'est dès 1918 exprimée, aussi bien dans les pays industriels d'Europe de l'ouest et du sud qu'en Extrême-Orient... Tout un processus complexe et articulé qui a peu à peu à ce 2 mars 1919, à Moscou, quand fut proclamée et instituée à Moscou l'Internationale communiste. Constituée de « partis » plus ou moins issus des Partis socialistes antérieurs par ceux et celles qui refusaient d'endosser, après coup, la « faillite » - expression de Lénine en 1915 - de la Seconde internationale ouvrière : conséquence inévitable, spectaculaire et assumée, du ralliement des partis sociaux-démocrates (à l'exception de la fraction bolchevique en Russie et du Parti socialiste serbe) au « social-chauvinisme » qui inspira dans le désordre, les principaux dirigeants socialistes d'Europe, notamment en Allemagne et même en France, au lendemain même de l'assassinat de Jean Jaurès.
Bien entendu, ce « communisme » dont il était alors question, était essentiellement annonciateur, proclamatoire et différentialiste : il évoquait une sorte d'avenir plus ou moins lointain comme l'avait imaginé la plupart des socialistes du siècle antérieur, résultant d'une phase historique prévisible de transformations économiques, sociales et mentales cumulées, suite au temps bref de la « dictature démocratique du prolétariat » qui aurait assuré sans heurts, le « passage » à une « société socialiste », fondatrice en profondeur du « communisme » des « temps nouveaux ». Le communisme ne désignait ni un « mode de production » à venir, ni non plus un programme de transformation sociale immédiate : il montrait un horizon, révélait assurément une aspiration, recouvrait la croyance en l'avènement possible (ou probable) d'une sorte d'état de parousie laïque et matérialiste qui prendrait, le temps venu, la suite d'une longue étape de progrès de la civilisation et des mœurs, résultant de la transformation « socialiste » des rapports sociaux de production, laquelle supposait elle-même, et de manière immédiate, la maîtrise étatique prioritaire de l'économie et de l'administration des hommes et des choses. Dans tous les pays qui sortaient de la guerre et refusaient la tyrannie du grand capital rendue responsable du carnage subi par les peuples, nombre de celles et ceux, militants ouvriers ou citoyens mus par le souci prioritaire de réaliser l'égalité réelle entre les hommes, militants ci-devant socialistes n'ayant renoncé ni à leur rêves, ni à leur attente, ouvriers syndicalistes révolutionnaires, libertaires organisés en cohortes passionnées, intellectuels révolutionnaires qui refusaient la tyrannie du grand capital rendue responsable du carnage subi par les peuples, s'organisèrent et se rassemblèrent à l'appel de l'IC. Avec plus ou moins de continuité, de ferveur durable ou de soumission désespérée, ils se rassemblèrent pour constituer des « partis communistes » peu à peu construits, voire « reconstruits », au terme de crises internes éprouvantes, en « partis communistes » établis sur un supposé modèle « léninien », mais en réalité dès 1924, moment après moment, ils se mirent en conformité avec l'organigramme révolutionnaire mis au service du « pouvoir de classe » tel que défini par Staline et celles (rares) et ceux qui le soutenaient : processus qui s'est lui-même qualifié de « bolchevisation ». Ainsi est né le Parti communiste français, « Section française de l'internationale communiste »
Ce parti, ce qu'il est devenu, cent ans plus tard, ce qui aujourd'hui en prend la suite et, suite à d'intenses quoique inabouties transformations internes, lui assure toujours un présent et un avenir, fait précisément l'objet du recueil des .X. études qui en jalonnent l'histoire séculaire. En réalité, derrière l'événementiel de l'objet évolutif ainsi désigné, c'est tout un pan de l'histoire de la France telle quelle s'est réalisée depuis un siècle qui se dévoile et qui révèle du même coup une part importante de l'aventure collective des français. Adversaires ou amis de ceux qui se désignent eux-mêmes comme « communistes », ont donc tout à gagner à s'instruire de ce qui est partie prenante de la saga collective des français.
Un monde différent et qui change...
Par dessus les affres gigantesques, mémorialement insupportables, de la Deuxième guerre mondiale, cette Guerre-monde (1937-1947) comme l'ont justement qualifiée la cinquantaine d'historiens qui ont publié en 2015 sous ce titre deux volumes d'une grande force démonstrative (Gallimard, Folio-histoire, n°244), par dessus le formidable processus de désagrégation et de liquidation des impérialismes coloniaux qui a caractérisé l'après-guerre, de 1946 à la fin de la guerre d'Algérie (1962) et à la liquidation des colonies portugaises (1974), au-delà même de la modification géopolitique de l'ordre de préséance des puissances mondiales qui s'est établi à cheval sur le tournant du XXIème siècle, rien ou presque ne demeure vivant et prometteur de ce qui paraissait devoir être le monde nouveau, annoncé en 1920 !
D'abord le nombre des humains a explosé : la population humaine sur la terre qui approchait de 1.811 millions en 1920, se trouve plus de quatre fois supérieure en 2020 : 7 milliards 795 millions en 2020 ; elle est appelée à devenir sur cette lancée, 10 milliards en 2050 ! A la fin du XIXème siècle, devant les effets sensibles de la « croissance démographique », des esprits chagrins imaginaient l'humanité constituée de grappes d'individus accrochés aux continents émergés du globe terrestre comme des colonies d'asticots autour d'un petit pois : à quelle métaphore ces désespérés pourraient-ils aujourd'hui recourir ?
Ensuite, c'est le dispositif géo-climatique de la terre qui se trouve engagé presque parallèlement à cette augmentation considérable du nombre des vivants, cela dans un processus dont les conséquences modifieront radicalement les conditions de vie et de reproduction de la présence humaine sur la quasi-totalité de la surface du globe : fonte des calottes glaciaires, fusion du permafrost, ennoiement et submersion des zones basses continentales : estuaires, delta, artères fluviales, zones déprimées... en sorte que les déplacements massifs de populations, notamment vers les territoires urbanisés ou les autres espaces continentaux, deviendront source de tensions extrêmes et de vastes recompositions culturelles. Il ne s'agit pas ici seulement de « réchauffement climatique » qui n'en est qu'un aspect assez immédiat mais d'un bouleversement radical des conditions de reproduction de la vie et des formations sociales qui donne à imaginer ce que pourrait être l'anthropocène qui verrait l'ordre naturel et l'ordre humanisé du monde radicalement modifiés et structurellement recomposés : y sommes nous préparés ? L'imaginons-nous à la mesure de l'échéance, possible ? Probable ?
L'ordre politique du monde lui aussi s'est aussi radicalement modifié, à contre-sens (ou presque), de ce qui paraissait devoir sortir des prémisses de 1920.
Deux images pour montrer l'intensité du changement : le Japon modernisé pendant « l'ère du Meiji », paraissait après 1920 devoir à la fois établir son hégémonie économique, militarisée et politique sur l'Asie en la présentant comme la « revanche » des peuples et nations de l'Extrême orient sur la ci-devant domination des puissances « occidentales ». Vaincu en 1945, réduit à ne pouvoir imposer que sa puissance économique et financière rapidement rétablie, il est aujourd'hui en position forte dans le commerce mondial mais marginal dans les rapports de forces internationaux, y compris financiers. En revanche la République populaire de Chine a réussi en 1949, au terme d'une résistance conduite avec un héroïsme incroyable, à sauver son unité territoriale et nationale, à sortir de l'état de prostration où la jetaient les phases successives d'une interminable crise socio-politique interne, entre le moment des « Cent fleurs » et les abominations de la « Grande révolution culturelle prolétarienne », et s'est placée sur la voie de devenir, aujourd'hui, la seconde puissance industrielle et technologique du monde, demain, la première.
A l'inverse le monde dit « occidental » qui se croyait un bastion inattaquable, implose. Par paliers successifs. Pas seulement parce que son pilier central, les Etats-Unis d'Amérique, s'est donné un président totalement inculte qui croit que l'organe respiratoire humain fonctionne comme une tuyauterie de lavabo, ou qu'un peuple, un continent, un Etat, puisse se vendre ou se gérer comme un terrain de golf, mais pour des raisons plus profondes dont on mesure encore mal la profondeur catastrophique. Mais constatons-le : avant 1990, la puissance étatsunienne imposait au monde sa force dominante : son économie, sa monnaie, son avance technologique, sa diplomatie (appuyée sur la dissémination de sa force stratégique), son attractivité, dominaient la terre. S'exerçait alors sur le monde sa force dirigeante : en finançant et orientant l'activité des institutions internationales (Banque mondiale, FMI, principales agences de l'ONU, etc.), en contrôlant les grands systèmes d'alliances : OTAN, Moyen-Orient .... Tout un dispositif est aujourd'hui en souffrance, pesant, souvent inutile. C'est le poids des USA sur le monde qui paraît insupportable, non son soutien avoué. Les Etats-Unis d'Amérique sont enfoncés intérieurement dans une crise, identitaire et structurelle, sociale plus encore qu'économique, qui révèle leur instabilité intérieure, nationale et ethno-culturelle. Quel changement !
L'Europe qu'on nous disait « unie » est fort loin de sa meilleure forme. Naguère augmentée de la venue d'Etats qui avaient profité de la chute du « communisme » pour fuir l'orbite russo-soviétique, russe tout simplement, l'Union européenne est en effet passée aussi sec sous l'hégémonie de l'Allemagne unifiée à la veille du XXIème siècle. Celle-ci réalisait du même coup (et avec l'approbation de la France social-démocrate) un conglomérat politico/financier piloté depuis Francfort sous l'apparence d'un pouvoir bruxellois et strasbourgeois. Cette version de l'UE réalisait en paix le vieux rêve pangermaniste d'une Mittel-Europa, usinière, bourgeoise et influente, capable d'imposer cet ordo-impérialisme de la raison politique imaginé à Bonn et, désormais, à Berlin. Avec sa chancelière luthérienne d'allure bonasse, jeune fille formée à la sobre école du lénino-kantisme qui paraissait dominer en RDA depuis les années 1960, la Germania élargie exerce désormais sa dictature consensuelle comme l'effet d'une victoire de la Raison sur les passions absurdes des latins et des allogènes : la Grèce en a payé le prix, l'Italie le découvre. Le reste de l'Europe, après la churchillienne fronde victorieuse du brexit, en paiera la facture : qui peut en douter ?
Il a suffi qu'une inattendue, surprenante, terrible et incontrôlable pandémie mondiale, effet de la diffusion initiale en Chine d'un rétrovirus nominalisé sous le vocable de « Provid19 » intervienne entre l'hiver et le printemps de 2020, pour que tout ce qui était latent se manifeste en pleine clarté : les effets de la pandémie liée à la diffusion mondiale de Covid19, révèlent les grandes fractures de ce monde et soulèvent partout des interrogations profondes et urgentes.
Serait-ce « un monde qui naît ou l'avenir qui meurt ? » (Aragon). Mais ce qui déjà apparaît est indicatif : la force chinoise inscrite dans l'emprise d'une discipline collective qui s'est rendue victorieuse de l'épidémie, le bluff trumpien en pleine faillite idéologique, le cynisme tranquille de l'Allemagne, la fragilité anglaise, le racisme d'Etat à face indouiste, la faiblesse universelle d'un monde innocent et laissé ignorant... Si, face à la pandémie, la « Mittel-Europa » paraît s'en sortir égoïstement plutôt mieux, c'est qu'elle a sucé antérieurement le sang productif de ses partenaires périphériques, épuisés : la France, l'Italie, le Royaume-Uni ... dont l'apparente « prospérité » antérieure reposait sur la fable financiariste du profit à haut rendement, de la chasse aux capitaux errants et de la « rente » assurée : le reste de l'Europe commence à subir les effets de sa dépendance industrielle, manufacturière, et la fragilité d'être devenue une devanture pour touristes. La production des richesses matérielles que mesurait naguère le PNB mais que dévalue la seule référence au PIB (lequel ne mesure monétairement que les effets de marché et pas les valeurs-travail de production) marque seule la puissance et la capacité de résistance d'une nation : l'avait-on oublié ? Le reste du monde est devenu une simple arrière-cour où l'on peine à comptabiliser les morts et les malades. Avec le peu de souffle qui reste, on se demande qui demain va l'emporter : la Chine, surpuissante et modeste, ou l'un ou l'autre des ci-devant gros débris qui sortira moins usé que les autres de la « domination » exercée hier par feu « le monde occidental » sur le reste du monde ?
Reste à prendre en compte, au terme de ce panorama, la fortune (au sens de fortuna en latin) la fortune finale de ce qui s'annonçait en 1920 comme l'aube des temps nouveaux : ceux du « communisme », inscrit, non dans l'immédiateté mais dans l'horizon de la Révolution d'octobre en Russie. Sauf dans la subjectivité des rares survivants de ces temps anciens, il ne reste rien ou presque de ce qui se voulait la « promesse de l'aube », pour reprendre le beau titre du roman de Romain Gary. Il y a trente années en effet, s'effondrait à l'est de l'Europe, après un demi-siècle de guerres et d'affrontements, ce qui avait été l'effet d'une grande révolution : nombre d'essayistes, jusqu'au bout de cette histoire, ont cru y voir l'orée d'un nouveau monde, démocratique, prospère! Il faut rappeler que l'Union soviétique et ce qui gravitait autour d'elle, malgré sa puissance militaro-stratégique, ne représentait en 1990 que moins de 3% du commerce mondial (exportations d'armements comprises) et que son actualité révélait son handicap colossal : un retard devenu structurel dans ce qui s'esquissait comme devant être « la révolution du numérique » dans le fonctionnement du mode de production, laquelle mutation favorisait simultanément la croissance du monde dit « occidental » ! Evidemment, la révolution du socialisme soviétique avait favorisé l'industrialisation interne et la modernisation de l'ancienne Russie. La construction d'un ensemble stratégico-économique à l'est de l'Europe à (pacte de Varsovie et Comecom) à la suite de la constitution des « blocs » hostiles, une relative puissance résiduelle à la tentative soviétique d'incarner encore un peu l'avenir meilleur que promettait le socialisme dit « réel » par oppositions aux fantasmes des décennies antérieures, n'était en rien illusoire. En 1992, un éminent historien espagnol, professeur à l'Université de Madrid, Alberto Gil Novalès, avait fort bien exposé lors d'un colloque d'histoire comparée à l'université de Rouen, ce que le soviétisme avait apporté à la Russie , loin des mythologies comme des sarcasmes. Citons le résumé de son intervention :
« Durant soixante-treize ans d'existence de 1917 à 1990, dont sept années de guerre civile puis de guerre étrangère, l'Union soviétique a réussi en moins de temps que tous les pays ci-devant agraires et mêmes manufacturiers de l'Europe, et peut-être à moindres conséquences sur le plan humain quand on songe aux effets du travail des enfants dans le dix-neuvième siècle occidental, l'essentiel de la transition à ce qui fait notre monde actuel. D'abord, elle a réussi la transition démographique, marquée simultanément par l'allongement moyen de l'espérance de vie, la diminution radicale de la fécondité féminine, et les formes les plus avancées de l'émancipation sociale féminine, et cela malgré les, ou parallèlement aux, catastrophes consécutives aux guerres. Ensuite elle réussi l'acculturation intellectuelle globale de toutes ses populations, y compris aux marges, en supprimant l'analphabétisme, en marginalisant l'illettrisme et en conduisant les nouvelles générations à maîtriser l'ordre technique moderne. Enfin, elle a réussi à donner la priorité à la croissance urbaine sur l'inertie des campagnes, condition première de la mobilité humaine en tant que facteur principal des progrès de la civilisation moderne. Tout cela aussi bien, il faut le noter aussi, pour la partie européenne de l'Union que pour ses dépendances de l'est et du sud qui auparavant relevaient d'un espace colonial, dominé et exploité.»
Il n'est pas ici question de « communisme », ni même de « socialisme » : on n'y parle que de développement, ce qui n'implique pas qu'on y mette du sentiment. Dans son Autobiographie, publiée en anglais en 2002 et éditée en français en 2005 sous le titre Franc-tireur, chez l'éditeur Ramsay, Eric Hobsbawm, un ami très cher (1) et l'un de mes guides dans l'effort nécessaire qu'il faut toujours entreprendre pour essayer de penser juste, l'un des plus grands et féconds historiens de notre temps et qui n'a jamais regretté la profondeur et la force des ses engagements a proposé une image–choc pour illustrer la fin de l'URSS et de l'Europe soviétisée : il voyait dans « ce qui restait du vieux mouvement communiste international » comme le cadavre « d'une baleine échouée sur une grève d'où l'eau s'est retirée » (p. 183) : image forte, sans doute excessive mais éloquente, du monde qui a disparu à l'est de l'Europe, laissant sans doute derrière lui des traces peut-être pas toutes négatives mais aujourd'hui, sans vie réelle ni attrait. Souvenirs ! Un jour du printemps de 1985, au terme d'une réunion de la Commission préparatoire à la commémoration « historienne » du bicentenaire de la Révolution française, Michel Vovelle et moi-même, reconduisions en voiture à son domicile de la rue Claude Bernard à Paris, Camille-Ernest Labrousse : lui qui fut le grand maître de l'histoire sociale française (« quantitative, anonyme, statistique ») et qui avait dirigé pendant des décennies la Revue socialiste avec l'assistance de son fidèle Justinien Raymond, un ami cher à mon cœur, nous déclara de ce ton majestueux et vibrant qu'il chérissait : « Mes amis, faites que cette commémoration du bicentenaire de la Grande révolution soit à la hauteur de l'événement qu'elle fut dans l'histoire du monde... Mais n'oubliez jamais les combats d'hier pour la République et pour le pain, ni la Commune de Paris, ni 1830. Mais surtout veillez à ce que jamais ne s'éteigne la Lumière d'Octobre !». Avec ces mots, tout était dit à la fois des héritages ineffaçables, de la longue durée cumulative des combats pour l'émancipation humaine, de la mémoire et de la vertu d'espérance qui anime celles et ceux qui ne capitulent jamais. Comment aujourd'hui ne pas encore s'y référer ?
Paradoxalement en apparence, la disparition de ce qui se référait à un communisme mythique (simple promesse ou simulacre), a redonné vie au communisme comme « visée », comme guide analytique des pratiques sociales et de l'exploitation de la force de travail humaine, comme cadre conceptuel d'analyse du réel et de son développement contemporain, donc, au communisme fondateur, tel qu'il s'exprima dès avant 1848 et 1865 dans les textes initiateurs de Marx que le philosophe Lucien Sève, le premier en notre siècle actuel - cela avec de plus en plus de persévérance jusqu'à sa disparition si cruelle en 2020 - en a rappelé la teneur (Penser avec Marx aujourd'hui. Tome IV « Le communisme ? » Première partie, La Dispute, 2019). Sans doute n'y a-t-il pas moins de communistes en ce sens aujourd'hui qu'hier, mais libérés du poids des contraintes verbales, des héritages encombrants et des non-dits, ceux qui se disent et se veulent « communistes » savent que l'histoire des revers constitue simultanément le socle des retours de flamme et de la reviviscence de ce qui est nécessaire pour que la vie et l'initiative créatrice, enfin, puisse l'emporter.
Reste que dans ce monde qui se décompose, le monde d'hier ne vit déjà plus comme celui de la veille.
Les Etats-Unis d'Amérique sont enfoncés dans une crise, identitaire et structurelle plus qu'économique, qui révèle leur instabilité intérieure, sociale et ethno-culturelle que ne masque plus le pas de danse des Laurel et Hardy qui s'agitent à Washington(DC) ! L'Europe supposée unie est encombrée d'elle-même. En France, nous mesurons les effets de la dépendance industrielle et la fragilité d'un pays largement devenu dépendant des spéculations délétères. Le reste du monde semble réduit à une simple arrière-cour où l'on peine à comptabiliser, à côté des peules en souffrance, les errants, les victimes, les morts, les malades. Avec le peu de souffle qui nous reste, on se demande qui demain va l'emporter dans la compétition mondiale, si compétition et non guerre, il doit y avoir .
Visionnaire, dans ses dernières années méditatives de 1975 à 1980, Fernand Braudel synthétisait une théorie transcontinentale de l'histoire de l'emprise humaine sur la terre. Le modèle final proposé valorisait le rôle des périphéries maritimes, les grands espaces de concentration urbaine, les routes, les flux, les protocoles d'alliances et de rapprochements inévitables ... Il évoqua même l'attractivité potentielle du « modèle soviétique » de la planification ! Son modèle prospectif à lui n'intégrait évidemment pas ce que l'on pense réunir aujourd'hui sous le concept anticipateur d'anthropocène que personne encore n'imaginait pouvoir formuler. Une seule, finalement, des prophéties braudéliennes ne s'est pas démentie, la plus générale : le monde qui vient est un monde qui bascule et les polarités de demain ne seront pas celles d'hier : on se le tiendra pour dit.
Le vieil ennemi que je fus (et demeure) de l'impérialisme occidental d'hier se réjouit évidemment de sa défaite à terme, désormais programmée. Mais sa fin ne suffira pas à faire naître la joie ! Car il restera toujours à espérer et à s'organiser pour qu'avec demain, vienne le temps du « bonheur commun » rêvé par Gracchus Babeuf, il y a plus de deux-cent-quarante ans : une aspiration à laquelle, dans leur histoire personnelle et collective, les communistes n'ont jamais renoncé.
Hier plaide pour aujourd'hui et pour demain : le pari est lancé. Quelle force tiendra ce pari ? Cette question-là interpelle tous nos contemporains et toutes nos contemporaines.
Nîmes, le 18 mai 2020.
Claude Mazauric est historien, professeur émérite d'histoire moderne à l'université de Rouen.