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Figure du parti communiste en Seine-Saint-Denis, Yann Le Pollotec est décédé à l'âge de 59 ans, des suites d'une forme grave de la covid-19, mardi 16 mars 2021.

« Scientifique, curieux, empreint des valeurs de progrès, Yann a permis d’initier les états généraux du numérique, où̀ il a su rassembler des personnalités très diverses et permis de grandes avancées à̀ notre parti dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Yann voulait conjuguer progrès technologique et émancipation humaine et considérait à̀ ce titre que l’appropriation des connaissances par le plus grand nombre, la démocratie, étaient des enjeux décisifs »

Extraits de l’hommage rendu par Fabien Roussel et Pierre Laurent.

Cause commune lui rend hommage en publiant une de ses dernières contributions.

Avant la covid-19, le télétravail était en forte croissance mais ne concernait qu’une minorité de salariés : 7,2 % contre 3 % en 2017 (études DARES). Avec le confinement, et dans le cadre du travail à domicile, il s’est massifié, bondissant à plus de 24 % des salariés (contre 25 % en présence sur le lieu de travail, le reste étant en chômage partiel, congés maladie, congés payés… étude Odoxa).

« Le télétravail, comme toute forme de travail, comme toute mutation du travail, n’est ni émancipateur, ni aliénant en lui-même. »

Cette croissance fulgurante cache de profondes inégalités terri­toriales (absence de la fibre, du très haut débit, zone blanche...), sociales, de sexe, de situation familiale, de taille de logement… et d’importantes mutations du travail au travers de ce qu’on appelle « l’entreprise étendue » mais confinée. Si le télétravail a été plus important en Île-de-France, chez les cadres et dans les grandes entreprises, il n’en a pas moins touché la plupart des postes de travail épargnés par le chômage partiel et n’impliquant pas une présence.

Dans l’enquête UGICT-CGT, 65 % des salariés ont eu un équipement informatique fourni par l’entreprise et 63 % un encadrement. Mais seuls 22 % des salariés ont bénéficié du droit à la déconnexion, 18 % de la définition stricte d’horaire de travail, 17 % d’une réduction des horaires et du volume de travail en raison d’enfants à la maison, 16 % d’une prise en charge des frais de connexion, de téléphone… 23 % n’ont eu aucune aide de leur entreprise. Or ces carences sont contraires au code du travail.

Le regard que portent les salariés sur le télétravail est contrasté. S’ils reconnaissent que cela leur évite de perdre une partie de leur vie dans les transports, s’ils pensent que cela leur permet d’équilibrer leur vie familiale (64 %) et de fuir les open space, ils considèrent aussi que cela les isole (74 %), diminue leur sentiment d’appartenir à un collectif de travail (53 %) et fait sauter la séparation entre vie professionnelle et privée déjà mise à mal par l’usage du numérique connecté.

« La question n’est pas de prôner ou de s’opposer au télétravail en général mais de lutter pour que le droit commun du travail s’applique au télétravail, et pour gagner de nouveaux droits. »

50 % des femmes, 64 % des mères soulignent les difficultés dues aux collisions entre vie familiale et vie professionnelle en télétravail, auxquelles s’ajoute l’explosion des violences conjugales.

55 % des télétravailleurs du confinement souhaitent continuer ce mode de travail au moins partiellement, il s’agit des femmes (57 %), des salariés du privé (62 %), des employés (62 %), des Franciliens (61 %) et des parents d’enfants mineurs (57 %). 43 % redoutent que leur patron s’y oppose.

La réalité du télétravail

La réalité a été aussi faite d’intensification et d’augmentation du temps de travail, de renoncement à la pause déjeuner pour 51 % des télétravailleurs, de conditions de travail dégradées faute d’espace dédié chez soi et de mobilier approprié, de douleurs physiques, psychiques et de fatigues inhabituelles. Les salariés ont été noyés par un flux d’informations souvent inutiles et contradictoires. 76 % des télétravailleurs regrettaient leur bureau à l’entreprise. Le temps économisé sur les transports fut principalement consacré au travail, à la cuisine, à dormir, et plus marginalement aux enfants, aux tâches domestiques, au sport et aux loisirs […].

Le fait que dans le code du travail le télétravail reste encore trop assimilé à du travail à domicile, sans prendre en compte l’influence du numérique, et l’absence d’accords d’entreprise ou de branche ont permis nombre d’abus et de fraudes de la part du patronat.

Une généralisation totale du télétravail est utopique. Même si un poste de travail peut théoriquement passer à 100 % en télétravail, une entreprise n’est pas qu’une somme de postes de travail : c’est un collectif de travail qui coopère et se coordonne, ce sont des réseaux formels et informels, ce sont des encadrements et des interactions humaines qui ne peuvent pas que passer par des artefacts numériques. L’intensification du travail subie par les salariés en télétravail est loin d’être gage de meilleure productivité ou de meilleure qualité du travail.

« Une entreprise n’est pas qu’une somme de postes de travail : c’est un collectif de travail qui coopère et se coordonne, ce sont des réseaux formels et informels, ce sont des encadrements et des interactions humaines qui ne peuvent pas que passer par des artefacts numériques. »

43 % des télétravailleurs (48 % dans les grandes entreprises privées) du confinement ont ressenti un sentiment d’autonomie, de liberté par rapport à leurs conditions de travail et de management habituelles. Cependant, avant le confinement les salariés étaient moins demandeurs de télétravail à domicile que de télétravail dans des tiers lieux de cotravail, évitant l’isolement et permettant une entraide qu’on ne trouve plus toujours dans le collectif de travail de l’entreprise en raison des pratiques de management. Ne plus consumer une partie de sa vie dans les transports, éviter l’angoisse d’arrivée à temps pour récupérer ses enfants à la crèche ou à la sortie de l’école a été vécu par les salariés (hommes et femmes) en télétravail comme un réel gain en qualité de vie. N’oublions pas qu’à partir des années 1970, l’éloignement de plus en plus important entre lieu d’habitat et lieu de travail en Île-de-France n’a pas été pour rien dans la destruction de l’écosystème politique et syndical que constituait la ceinture rouge […].

De nouveaux espaces d’affrontement de classe

Pour le patronat, le télétravail peut être synonyme d’économies substantielles immobilières et de fonctionnement. Il peut permettre du supprimer des emplois intermédiaires de contrôle et d’encadrement en les remplaçant par des outils numériques de surveillance permettant de tracer l’activité du télétravailleur. Ces outils de management intrusif par la surveillance ne sont pas propres au télétravail mais à la transformation numérique des entreprises dans le cadre capitaliste de la subordination salariale. Le télétravail du confinement a été un accélérateur des processus de standardisation du travail, provoquant le malaise dans une partie de l’encadrement de terrain

Pour préserver les collectifs de travail, empêcher l’isolement physique des salariés, et sauf poste de travail spécifique, le recours au télétravail doit être inférieur à 50 % du temps de travail. Les formes hybrides vont se multiplier, mêlant télétravail à domicile, dans des espaces de cotravail, travail nomade et travail dans les locaux de l’entreprise. Elles seront autant de nouveaux espaces d’affrontement de classe, d’exploitation, d’aliénation, mais aussi de cons­tructions de nouveaux réseaux de solidarités et de luttes. Il ne faut pas se tromper de diagnostic, le télétravail n’est pas la revanche des canuts contre la manufacture ; le télétravailleur n’est pas qu’un salarié à domicile, il est un salarié qui travaille en réseau, ce qui offre aussi de nouvelles possibilités inédites de coalition à l’échelle mondiale. Le télétravail, comme toute forme de travail, comme toute mutation du travail, n’est ni émancipateur, ni aliénant en lui-même. La question n’est pas de prôner ou de s’opposer au télétravail en général mais de lutter pour que le droit commun du travail s’applique au télétravail, pour gagner de nouveaux droits généraux mais aussi spécifiques par branche, entreprise, et métier sur la base du mieux-disant social et démocratique. Cela passe bien sûr par un renforcement des pouvoirs d’intervention des salariés, de leurs instances représentatives et des organisations syndicales dans le cadre d’une sécurité d’emploi et de formation.

Yann Le Pollotec était responsable national de la commission Révolution numérique.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021