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Depuis quelques années, les gouvernants déploient le tapis rouge aux plus fortunés et leur donnent les outils pour payer peu d’impôts afin de les inciter à maintenir leurs activités en France. En pleine crise sanitaire, le gouvernement a encore allégé la fiscalité sur les donations !

Vous avez travaillé sur la manière dont les familles fortunées géraient leur patrimoine. Le premier constat est que celles-ci sont accompagnées dans ce « travail » par une myriade d’acteurs spécialisés, pourriez-vous présenter ces derniers et leur rôle ?
Les professionnels qui accompagnent les plus fortunés dans la gestion de leur patrimoine ont un peu changé de visage au cours du temps. Il y a un siècle, il s’agissait de banquiers qui conseillaient ces riches familles dans un certain entre-soi, ainsi que les notaires qui prenaient en charge les aspects juridiques de la détention du patrimoine. En cas d’héritage ou de séparation, ces derniers restent encore incontournables. La gestion de patrimoine émerge sous cette appellation à la fin des années 1970 par l’action de pionniers qui vont essayer de se frayer un chemin entre la figure du notaire et celle de banquier privé, en revendiquant un conseil qui va prendre en compte en même temps la dimension financière, la dimension juridique et la dimension fiscale. Une autre dimension très valorisée dans tous ces métiers de conseils de proximité aux plus fortunés est l’écoute et la prise en charge de problématiques plus personnelles, comme le dénouement de conflits familiaux. Cette profession va connaître un essor important dans les années 1990 avec l’émergence de conseillers indépendants, la création de diplômes spécialisés, de départements de gestion de patrimoine dans les banques. Cet essor s’accompagne du développement de créneaux spécifiques, comme la gestion de patrimoine artistique, ainsi que d’une segmentation croissante de la clientèle, en fonction du capital placé auprès de l’établissement. J’ai rencontré dans mes recherches ces professionnels pour comprendre leur travail, notamment sur les dispositions économiques de leurs clients. Je me suis demandé quelles pratiques ils ou elles valorisaient ou au contraire dévalorisaient dans la gestion de l’argent des autres. Ce qui m’a particulièrement étonnée, c’est que ces professionnels ne sont pas inscrits dans un travail d’accumulation pour l’accumulation : leur travail consiste en fait, à leurs yeux, à préserver le capital d’un groupe familial. Il existe ainsi une tension entre l’intérêt du client ou de la cliente et ce groupe, dont les contours peuvent être flous, mais qui, dans les discours, constitue une sorte de fond cohérent. Ils s’emploient à faire exister ce groupe familial et peuvent, pour cela, aller à l’encontre de ce que veut leur client ou cliente, c’est-à-dire en l’engageant à se dessaisir de son patrimoine afin de préserver celui dans le long terme d’un groupe plus large. L’un des enjeux de ma recherche consistait à saisir quel était ce groupe : la famille, les hommes de la famille, la bourgeoisie plus largement ? Je n’ai pas toutes les réponses, mais c’est la raison pour laquelle j’ai appelé ces professionnels les « gardiens du statut » pour montrer que leur activité n’est pas simplement, ni même d’abord celle de gardien du portefeuille d’un client donné. On retrouve en toile de fond une morale qui s’apparente à une vieille morale aristocratique, centrée sur l’intérêt d’un groupe auquel on pense appartenir.

« On peut transmettre aujourd’hui un million d’euros à ses enfants sans payer le moindre centime d’impôt. »

Au-delà des placements « avisés », l’un des moyens de faire fructifier son patrimoine consiste à payer aussi peu d’impôts que possible sur ce capital. Même si les récentes réformes en la matière, impulsées par le président Macron (transformation de l’ISF en impôt sur la fortune immobilière, instauration d’un prélèvement forfaitaire unique de 30 % sur les revenus du capital mobilier, etc.), ont déjà réduit la voilure, vous montrez dans vos travaux que les plus riches déploient de multiples stratégies pour « éviter » au maximum de payer cet impôt. Quelles sont les principales ? Et est-ce que la frontière entre le légal et l’illégal est si nette en la matière ?
L’un des principaux résultats auxquels je suis parvenu, c’est que ces stratégies ne se déploient pas contre le droit ou contre l’État, mais plutôt main dans la main avec celui-ci, ce qui ne va pas forcément de soi. En pleine crise sanitaire, le gouvernement a encore allégé la fiscalité sur les donations, ce qui donne à réfléchir. Une partie de ces stratégies sont en effet non seulement rendues possibles, mais même valorisées, non seulement par les dernières réformes, mais par le droit lui-même. Depuis quelques années, les gouvernants déploient le tapis rouge aux plus fortunés et leur donnent les outils pour payer peu d’impôts, afin de les inciter à maintenir leurs activités en France. La première stratégie consiste donc à s’appuyer sur les conseils d’un ensemble de professionnels, dont les gestionnaires de patrimoine, mais aussi les avocats fiscalistes, qui connaissent bien les rouages du droit par lesquels on peut contourner l’impôt, du fait de l’existence d’un ensemble de dérogations peu connues du grand public. On peut, par exemple, transmettre aujourd’hui un million d’euros à ses enfants sans payer le moindre centime d’impôt, alors même qu’on entend à longueur de journée que la France serait un des pays qui taxerait le plus les successions ! Le système fiscal est devenu une passoire en raison de la multiplication de ces mesures dérogatoires et on ne peut plus le comprendre en regardant simplement les barèmes théoriques. Pour schématiser, on peut distinguer deux types de stratégies : d’une part des montages très complexes qui sont typiquement l’apanage des cinq cents familles, car même ceux qui ont un ou deux millions de patrimoine ne vont pas y recourir, et de l’autre des modes de contournement plus ordinaires. Les premiers sollicitent divers professionnels qui travaillent sur le droit, sur ses zones grises où se brouille la frontière entre légal et illégal. Ces montages sont constitués avec en vue le fait que s’ils sont contestés, on va pouvoir les défendre. Ce sont un peu des paris sur des zones grises de droit, qui peuvent se traduire par une jurisprudence, voire un changement législatif. Parmi les pratiques plus ordinaires, et sur lesquelles l’État est peu regardant, on retrouve notamment le fait de sous-déclarer la valeur de son patrimoine. C’est très banal et cela donne peu lieu à un redressement. Cela permet de contourner l’impôt en se pensant dans son bon droit car on en paie tout de même. C’est légitimé par l’idée que tout le monde le fait.

« Le système fiscal est devenu une passoire en raison de la multiplication de mesures dérogatoires et on ne peut plus le comprendre en regardant simplement les barèmes théoriques. »

Peut-on facilement distinguer la dimension personnelle et professionnelle du patrimoine d’une famille et en quoi cela joue un rôle important dans l’évitement de l’impôt ?
C’est un point essentiel mais complexe car tout le système fiscal est fondé sur cette distinction entre personnes physiques et personnes morales. Celle-ci correspond bien à la situation de 99 % des contribuables, salariés notamment, mais très mal à la situation des personnes fortunées car celles-ci impliquent l’existence d’une ou plusieurs sociétés, auxquelles s’ajoutent des sociétés intermédiaires qui font le lien entre la personne privée et la société familiale d’origine par exemple. Il s’agit particulièrement de holdings dans lesquelles sont placées une partie du patrimoine personnel et les parts de ladite société dont on est actionnaire minoritaire. Dans une telle situation, vous pouvez encore vivre de vos revenus en tant qu’actionnaire minoritaire et échapper par ceux-ci à l’impôt sur le revenu. C’est donc un leurre de croire que l’on va pouvoir taxer les personnes possédant de très gros patrimoines via l’impôt sur le revenu, même en instaurant une très forte progressivité. On pourra surtout taxer ainsi des personnes touchant des salaires très élevés, mais ce n’est pas l’essentiel des plus fortunés. L’impôt sur la fortune devait résoudre ce problème, mais le problème est qu’il a été conçu sur la division entre patrimoines privé et professionnel. Non seulement le professionnel est resté très flou, ce qui a laissé la porte ouverte à tous les montages, mais a été de surcroît progressivement élargi et exclu de l’assiette du calcul de la fortune. Donc cet impôt échoue à répondre au problème pour lequel il a été créé, à savoir taxer les contribuables qui échappaient à l’impôt sur le revenu. Il y a une autre division sur laquelle repose le système fiscal qui pose également des problèmes : celle entre résidence principale et résidences secondaires, qui correspond mal en fait au mode de vie très internationalisé des plus fortunés. Le système n’est pas fait pour taxer les plus riches.

Tous les membres de ces familles ont-ils des droits égaux face aux revenus tirés de ce capital ou aux transmissions en cas d’événement particulier (héritage, divorce, etc.) ?
Juridiquement, c’est le cas. Mais j’ai retrouvé dans mon enquête, où la famille occupait une place centrale, ce que d’autres chercheuses comme Céline Bessière et Sybille Gollac ont montré de leur côté : l’existence de fortes inégalités entre femmes et hommes, que ce soit au sein des couples ou des fratries. Nos enquêtes convergent à montrer que les femmes sont exclues de tout ce qui a trait au patrimoine et qu’elles en paient les frais. Cela se manifeste notamment de trois manières : d’abord, un inégal accès à l’information sur les montants détenus et les supports de détention. En clair, les femmes ne sont généralement pas au courant de ce qu’elles possèdent juridiquement. Ensuite, elles sont souvent tenues à l’écart des espaces où la gestion du patrimoine est discutée. Enfin, elles ne sont pas considérées et ne se considèrent pas elles-mêmes comme compétentes pour gérer ce patrimoine familial.

« Les gestionnaires de patrimoine vont essayer de se frayer un chemin entre la figure du notaire et celle de banquier privé, en revendiquant un conseil qui va prendre en compte en même temps la dimension financière, la dimension juridique et la dimension fiscale. »

Ces familles aisées ont-elles le sentiment d’enfreindre la loi ou les principes de solidarité les plus élémentaires ?
C’est un point délicat à traiter dans une enquête sociologique car ces personnes ont évidemment le souci de vous donner une bonne image d’elles-mêmes. Cela étant, ces possédants affirment reconnaître les règles de droit ; arrive toujours un moment de l’entretien où ils déclarent qu’il est important de payer des impôts, de contribuer, que c’est un socle de la démocratie, etc. En même temps, comme l’ont montré d’autres travaux sur les classes supérieures, tout en reconnaissant l’importance des règles, ils s’octroient le droit de jouer avec et de les contourner. C’est important que la règle existe mais, pour les autres, eux se sentent au-dessus. C’est d’ailleurs un motif central de la délinquance en col blanc, comme l’a montré le sociologue Edwin Sutherland dès les années 1940. Ainsi que me l’expliquait un gestionnaire de patrimoine, c’est « dans mon droit, mais jusqu’au bout de celui-ci », autrement dit il s’agit d’interpréter la règle aussi loin que possible dans son intérêt et, si celle-ci nous désavantage, d’affirmer qu’elle est mal faite.

Camille Herlin-Giret est politiste. Elle est chargée de recherches au CNRS.

Propos recueillis par Igor Martinache.

Cause commune • mars/avril 2022