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Si le syndicalisme français s’est éloigné du politique dans son histoire récente, il semble possible pour lui de mieux investir le champ politique pour lutter contre le néolibéralisme.

L’un des marqueurs du syndicalisme français tient à l’intensité de sa relation aux enjeux politiques : réflexion sur la conduite et l’organisation des affaires publiques (la société présente et future) ; rapports à l’État, aux institutions ; contenu des décisions des pouvoirs publics et leur mise en œuvre ; pratique des luttes pour la conservation ou la conquête du pouvoir (rapports syndicats/partis et vie politiques).
À partir de là, il est d’évidence peu conséquent pour lui de prétendre échapper à la question politique. Toutefois, les approches évoluent et diffèrent selon la forme de syndicalisme. Une double tendance, marquée par une prise de distance par rapport aux partis et une approche d’émancipation intégrale, nous paraît scander les dernières décennies.

Plusieurs manières d’appréhender la question politique
Sur la longue durée, le rapport à la politique est pluriel dans le champ syndical. Deux propositions dominantes nous semblent à distinguer. D’une part, celle portée par la CGT, qui, schématiquement, repose sur une culture privilégiant les pratiques conflictuelles, assume la lutte des classes et revendique une « double besogne » destinée à améliorer la vie quotidienne des travailleurs, avec en point de mire le dépassement du capitalisme. D’autre part, la proposition de racines chrétiennes, dont la CFTC est la dépositaire originelle, à laquelle peut être rattachée la CFDT du temps présent, davantage encline à la paix sociale qu’à la lutte des classes, au « dialogue social » plutôt qu’au rapport de force, et qui rechigne à perturber l’ordre dominant.
Chacune de ces propositions a sa façon d’appréhender la question politique. Celle de culture chrétienne admet le capitalisme, entretient des relations plus ou moins étroites avec des partis susceptibles de faire avancer ses revendications (comme la CFTC avec le MRP ou, à certaines époques, la CFDT avec le PS) et approche les systèmes de pouvoir pour édulcorer les plus rudes influences de leur domination.

« À terme, reconstruire les voies d’une intervention forte, durable et assumée du syndicalisme en politique est une tâche incontournable, mais ardue face au récent passif produit par les recentrages et à la nécessaire invention de nouvelles modalités. »

Celle incarnée par la CGT est à l’origine assise sur un pansyndicalisme se voyant au centre des rapports de classes et embrassant tant le présent que l’avenir de la forme de société. A la charnière des XIXe-XXe siècles, les responsables de la CGT déploient une logique qui puise ses déterminants dans l’existence d’un projet global consistant à ébranler, puis à se substituer en autonomie à l’ordre dominant. De là découle la mise à distance des pouvoirs publics et des partis. Après s’être abîmé sur l’écueil de la guerre, ce syndicalisme d’action directe ou révolutionnaire s’est trouvé partiellement recyclé en écosystème syndicat/parti (CGTU-PCF dans l’entre-deux-guerres, CGT-PCF ensuite et durant la majeure partie de la seconde moitié du XXe siècle), prolongeant le projet d’éradication du capitalisme, mais dans le cadre d’une politisation par procuration concédant largement au parti la définition de ses modalités.
Au tournant des XXe-XXIe siècles, en particulier durant les décennies 1990-2000, nos deux propositions de syndicalisme tendent progressivement et pour une part à se rejoindre dans leur rapport à la politique. Il en va ainsi par la distanciation de leurs liens avec les partis, leur propension croissante à se focaliser sur les seules circonstances du réel pour les aménager à la marge et leur difficulté concomitante, sinon leur prévention, à penser un autre monde. Cela participe d’un processus de recentrage amorcé par la CFDT en 1977-1978 qui, selon l’expression de René Mouriaux, met la « radicalité en débat » et la troque par l’adaptation à la conjoncture. Plus globalement, ce « recentrage » peut être entendu comme une orientation aux atours cogestionnaires, appuyée sur des pratiques d’accompagnement modulé des décisions du champ politique. Soit la volonté de prise de participation, parallèlement aux structures de pouvoir, à l’administration du monde tel qu’il est.
Après la CFDT et avec des aspects propres à chacune, cette évolution a gagné d’autres organisations, dont la CGT. À son propos, c’est souvent le desserrement de ses liens avec le PCF qui est invoqué. Les appels à voter pour la gauche ou des candidats communistes s’estompent. La confédération soutient, comme le déclare sa commission exécutive en 1993, qu’« en tant que syndicat, la CGT n’a pas à donner des consignes de vote ». Ensuite, les exceptions sont rares, hormis pour « faire barrage » à l’extrême droite. Une dynamique d’union à gauche adoucit aussi parfois ce principe, comme aux élections législatives de juin 2022.

« C’est sur les failles de l’analyse critique de la gauche politique et d’un syndicalisme progressivement désidéologisé que le néolibéralisme a prospéré, prenant ainsi un ascendant culturel sans lequel le succès est plus malaisément atteignable. »

Mais la dépolitisation de la CGT, du syndicalisme en général n’est pas seulement une manœuvre de retrait vis-à-vis des partis. D’une structure à une autre, elle implique en outre une affiliation plus ou moins affirmée aux institutions, un consentement d’inégale intensité critique au système dominant, un déclin des capacités programmatiques, de la pensée utopique, autant d’éléments nécessaires au déploiement d’approches plus inclusives des relations sociales. Cette situation conduit à réduire l’horizon syndical aux préoccupations de court terme, qui sont en retour une façon efficace d’échapper à une incursion trop marquée en politique. Au fond, cela inscrit les organisations dans des logiques fabriquées par les pouvoirs, puisque soit elles ne désirent plus sortir du capitalisme, soit elles ne fournissent plus d’alternative conceptuelle assez puissante pour s’extraire du cadre de pensée balisé par l’ordre en place.
De nos jours, le paysage offert est celui d’un champ syndical pour l’essentiel politiquement neutralisé, exauçant le vœu des systèmes de pouvoir, qui ont toujours voulu l’écarter de l’entre-soi institutionnel. Ce faisant, les centrales peinent à satisfaire la recherche de possibles au parfum de rupture, manquent d’impulsion offensive et se privent d’une articulation efficace champ social-champ politique.
Il y a là un handicap pour les mouvements sociaux. L’absence de débouché, de prolongement, d’imbrication politique est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les épisodes de la séquence d’agitation sociale des années 2016-2023 n’ont pu atteindre l’essentiel de leurs revendications. Incapables de trouver des relais institutionnels efficients ou de produire leur éclosion, ils se sont systématiquement heurtés au mur du politique. Dès lors, il faut sans cesse répéter les gestes de résistance à l’ordre néolibéral. De manière diffuse, désordonnée parfois, ces protestations font émerger des propositions, une force d’analyse et des perspectives. Mais pour les traduire en actes, encore faut-il que ce terreau fertile s’enracine dans le champ politique.

Investir les institutions
Même des intellectuels peu suspects de visées subversives le constatent, tel le constitutionnaliste Dominique Rousseau dans un entretien au Monde du 21 février 2022 : « J’ai pris conscience que, pour s’inscrire dans la durée, les mouvements sociaux doivent se prolonger dans l’institution. » Son propos peut être complété par celui du sociologue Guy Groux : face à la fragmentation de la société, « comment prendre en charge un tel contexte afin de relier à nouveau le monde de la représentation politique et celui des mouvements sociaux ? », interroge-t-il dans Regards croisés USA-France. Mouvements et politique en temps de crises (éditions Arbre bleu, 2022).
Ces remarques soulignent les grands enjeux de l’investissement du champ politique par le syndicalisme. Il peut dans l’immédiat aider à déconstruire la logique du néolibéralisme qui, pour Pierre Dardot et Christian Laval dans Le Monde des 8 et 9 mai 2020, « dès sa naissance dans les années 1930, a prôné non la dissolution de l’État ou le laisser-faire, mais la mise en place d’un État fort capable d’imposer la “dépolitisation” de l’économie en soustrayant les règles du droit privé du champ de la délibération publique et au jeu électoral ». En renvoyant dans les enceintes politiques l’écho de l’intensité idéologique des projets ou des décisions prises parfois en dehors d’elles, au profit d’un pouvoir économique débarrassé du contrôle démocratique, le champ syndical pourrait les repolitiser, soit les exposer en place publique pour mieux les fragiliser en imposant un débat et en proposant ses alternatives. C’est pour une part ce qui a été fait sur les retraites, davantage en termes de rejet que de contre-rationalité offensive.
Cela implique de produire de l’idéologie.
C’est d’ailleurs sur les failles de l’analyse critique de la gauche politique et d’un syndicalisme progressivement désidéologisé que le néolibéralisme a prospéré, prenant ainsi un ascendant culturel sans lequel le succès est plus malaisément atteignable. En outre, comme le soutient le chercheur américain Gerald Friedman dans Regards croisés. Op. cit. face aux phénomènes d’atomisation du monde du travail et de la société, « on a nécessairement besoin d’une idéologie pour unir des gens et des groupes différents et les amener à faire face ensemble à des problèmes et des ennemis communs ». Il y a donc là un possible ciment, un cristallisateur notamment dans le cadre de luttes qui, sinon, pourraient s’affaiblir en s’ignorant, ou se disperser vers des offres identitaires ou alignées sur la logique conceptuellement fragile du peuple contre les élites.
À terme, reconstruire les voies d’une intervention forte, durable et assumée du syndicalisme en politique est une tâche incontournable mais ardue face au récent passif produit par les recentrages et à la nécessaire invention de nouvelles modalités. En effet, il ne s’agit pas de dupliquer des expériences d’hier, telle l’association fusionnelle entre un parti et un syndicat. Il y a plutôt lieu, au vu en particulier de l’état de l’espace politique de gauche, certes en apparence un peu moins pulvérisé qu’avant la NUPES, mais pour le moins encore convalescent et fragmenté, de réfléchir à une sorte de travaillisme révolutionnaire. Ou, autrement dit, un modèle où une dose de travaillisme de tradition britannique – dans lequel le syndicat a œuvré à créer un parti pour relayer ses revendications au Parlement – serait mêlée à l’utopie politique de la version syndicale révolutionnaire française. Au fond, il s’agirait pour le syndicalisme intéressé non seulement à la transformation sociale, mais aussi à la césure avec l’ordre établi, de se doter du maximum de moyens pour peser sur le destin de la cité. Cela à l’aide d’un projet global porté par un militantisme activiste en situation de faire pression sur les institutions, les gouvernements et les partis qui les font vivre, voire en s’appuyant sur ceux qui accepteraient de se reconnaître ou d’épouser la cause futuriste imaginée par le corps social où le champ syndical est plongé. Une autre voie de ce travaillisme révolutionnaire pourrait consister à faire surgir une articulation organique entre engagements syndical et politique. Par exemple par des allers-retours, des temps successifs et non concomitants d’exercice d’un mandat syndical et d’un mandat politique, ce dernier pouvant comprendre des exigences impératives sur des enjeux définis par les mouvements sociaux et leurs organisations dédiées.
D’autres façons de procéder sont envisageables. À condition qu’elles visent à investir les institutions et soient conscientes que, d’une part, les concessions de l’ordre dominant ne sont jamais aussi étendues que lorsqu’il est pris en tenaille sociale et politique, et que, d’autre part, pour suivre Jacques Rancière dans Les Trente Inglorieuses (La Fabrique, 2022), la démocratie est « le pouvoir spécifiquement exercé par ceux qui n’ont aucune qualité spécifique à exercer le pouvoir ». A contrario, à estimer qu’ils n’auraient pas à s’en mêler, les syndicalistes et leurs organisations se condamneraient à subir et à assister à la reproduction sans fin des dominations. Car, le cas échéant, comment vouloir dépasser le capitalisme et prôner une autre société en restant totalement en dehors du périmètre du pouvoir, en se gardant d’un rôle éminent à cet égard ou en se contentant de déléguer à un parti ?

Stéphane Sirot est historien. Il est docteur en histoire de l'université Paris-VII Denis-Diderot.

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023