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Au-delà du « mouvement ouvrier », quelle peut être aujourd’hui la force sociale susceptible de relancer un processus révolutionnaire à l’heure de la mondialisation néolibérale ?

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Le concept de « sujet révolutionnaire » renvoie classiquement à l’idée qu’il existe dans nos sociétés un groupe social doté d’un potentiel de transformation et de dépassement de l’ordre établi, capable de briser les dominations de classe ; il se trouve dans une position particulière qui lui permet non seulement de prendre conscience de sa condition d’exploité et de dominé, mais aussi de peser de façon décisive dans le rapport de forces.
Le paradigme en est, comme on le sait, la classe ouvrière des XIXe et XXe siècles, creuset des mouvements révolutionnaires modernes. La formulation en est fournie par Marx à la fin du livre I du Capital, quand il diagnostique que le développement de la grande entreprise industrielle fait éclore un vaste ensemble ouvrier uni par le procès même de production, toujours plus nombreux et plus qualifié, et donc capable de prendre en main tout le processus productif dans le sens d’une planification concertée entre tous, qui serait le socle d’un ordre social et politique démocratique. La révolution russe, sous la houlette d’un « prolétariat » hautement concentré, représente une première tentative en ce sens. Les grandes avancées populaires à l’ère du capitalisme développé – pour la France, 1936, 1945, 1968… – sont à lire en parallèle. Ailleurs, dans des aires précapitalistes, la paysannerie a pu jouer un rôle analogue, dans une lutte anti-impérialiste stimulée par des perspectives socialistes. C’est notamment le cas de la Chine : trente ans de lutte de classe ont effectivement fait disparaître l’ancienne domination établie sur la propriété ou le contrôle des terres et des travailleurs agricoles.

« Il n’y a de classe dominante que parce qu’elle est en même temps dirigeante. »

Il importe naturellement de savoir de quelle « révolution » on parle, selon qu’on la comprend comme renversement du capitalisme ou comme libération du joug colonial. Aujourd’hui, les dominations se donnent dans le triptyque classe, genre et « race » (par où on désigne les séquelles de la relation coloniale). La « révolution » s’entend donc désormais sur plusieurs plans. Elle engage une diversité hétérogène d’actrices et d’acteurs. Cela rend problématique l’idée que le peuple (ici compris non comme peuple ethnique, national, mais comme peuple social) ne pourrait se dresser contre les forces dominantes qu’à partir de la réfraction de toutes les contradictions d’une société dans un noyau dur, capable de leur faire face et entraînant avec lui la masse de la population.
D’où l’idée de rechercher comment on pourrait, au-delà du « mouvement ouvrier », concevoir aujourd’hui la force sociale susceptible de relancer un processus révolutionnaire à l’heure de la mondialisation néolibérale. On a cherché dans des directions diverses. Soit en s’attachant à des expériences significatives – du Chiapas aux « communs » –, passionnantes et pleines d’avenir, mais dont on découvre assez vite les limites en matière d’influence sociale. Soit par élargissement du prolétariat classique à l’ensemble du monde du travail, au regard notamment de la tendance à la généralisation du salariat. Mais la simple opposition capital/travail demeure en elle-même un peu vague.

Interroger la structure sociale
Il s’agit aussi de savoir ce qu’on entend par un « sujet ». À cet égard, on cherche de nouveaux paradigmes, comme celui de « multitude » ou celui de « peuple » à construire. La « multitude », dont parle Toni Negri, est un riche concept, stimulant pour la réflexion, mais relativement déconnecté de l’analyse de classe, et, pour cette raison, peu opérationnel pour l’élaboration d’une perspective révolutionnaire. Le « peuple » dont parlent Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est pensé comme étant « à construire ». En réalité pourtant, les données essentielles – désignées dans la figure classe-genre-race – ne sont pas « à construire » : elles sont déjà là. Il ne suffit pas de chercher à faire converger les demandes insatisfaites des diverses fractions du « peuple ». C’est à la nature de ce « déjà là » qu’il faut s’intéresser, à sa genèse, à ses tendances et à son potentiel, à ses interconnexions et à ses contradictions. C’est d’abord la structure sociale qu’il faut interroger, en se demandant quel « sujet », quel « nous » pourrait s’y affirmer, articulant ce « triptyque » des dominations.

« Ce “sujet” entre en révolution chaque fois qu’il s’engage sur le double chemin de la réappropriation sociale : contre les prétentions de la propriété capitaliste et pour la reconnaissance de sa compétence à diriger à tous les niveaux et dans tous les organes de la machinerie sociale. »

Chacun des éléments pose naturellement de multiples problèmes. J’en resterai ici au rapport de classe. Si l’on se représente que la « classe dominante » est constituée par le 1 % qui détient l’essentiel des richesses mondiales, et même en y ajoutant les quelques pourcents de collaborateurs qu’exige la logique d’accumulation du capital, cela ne nous donne aucune indication sur le sujet qui pourrait se dresser contre elle. Si l’on veut, à la recherche d’un « nous » révolutionnaire, identifier quelque chose comme un « eux » de la classe dominante, il faut voir plus large. Il n’y a de classe dominante que parce qu’elle est en même temps dirigeante. Les détenteurs de capital ont pour seule logique l’accumulation du profit. Une logique absolument aveugle. Ils savent bien sûr que cela passe par la production et la vente de marchandises (biens ou services) ayant valeur d’usage, dans une société qu’ils ne peuvent dominer qu’en se conformant à certaines exigences portées par la population. L’hypothèse que j’avance pour ma part, dans mon livre « Eux » et « Nous » (Kimé, 2018), est donc celle d’une dualité de la classe dominante, qui ne peut dominer effectivement qu’en intégrant en elle-même une masse, une masse dirigeante. Il existe en effet un autre privilège que celui de la propriété sur le marché. C’est celui de la « compétence », socialement attribuée et reproduite : non pas du « savoir » comme tel, répandu dans les divers groupes sociaux, mais de certains savoirs et savoir-faire sociaux donnant autorité à travers des fonctions de direction ou d’expertise. Il s’agit là d’un pouvoir d’une autre nature, que l’on peut dire « intellectuelle ». Ce n’est pas un pouvoir d’intellectuels, mais un pouvoir qui tient à ce que, dans l’infinie complexité de l’organisation sociale (dans l’administration, l’entreprise, l’enseignement, la santé, la justice, l’armée, etc.), la hiérarchie des fonctions requises par l’organisme dans son ensemble trouve sa garantie dans les registres, non pas de savoirs, mais de « compétences » socialement définies à cet effet.
Si donc on veut chercher un « sujet social » capable de concevoir et d’engager un processus révolutionnaire, de quelque amplitude qu’il soit, on ne peut le trouver que dans la masse du peuple, en entendant par là cette part de la population qui ne jouit d’aucun privilège ni de propriété, ni de compétence (en dépit des savoirs qui sont les siens). Ce « sujet » entre en révolution chaque fois qu’il s’engage sur le double chemin de la réappropriation sociale : contre les prétentions de la propriété capitaliste et pour la reconnaissance de sa compétence à diriger à tous les niveaux et dans tous les organes de la machinerie sociale.
Mais il lui faut pour cela briser la classe dominante, c’est-à-dire dissocier ses deux éléments constitutifs, de propriété et de compétence. Entre eux, en effet, n’existe aucune affinité « naturelle » ; et c’est pourquoi du reste une révolution socialiste est concevable. Faire basculer une part au moins des compétents dans son propre camp. Cela suppose que ce peuple, d’une part, réalise son unité, surmontant son fractionnement et sa stratification, la surdétermination entre les oppressions de classe, genre et race. Et d’autre part, qu’il engage avec cette partie « compétente » de la classe dominante ce que l’on peut désigner comme une paradoxale alliance-lutte de classe. C’est toujours dans ces conditions qu’ont pu surgir les grandes révolutions du passé, à commencer par les révolutions russes et chinoise, et les épisodes de transformation socialiste comme celui de la décennie 68. Le peuple à lui seul ne constitue pas un « sujet révolutionnaire ». Il est condamné au « solo funèbre ». Si l’on mesure la puissante affinité qui existe entre la part « compétente » de la domination moderne de classe et les formations sociales-démocrates, on conçoit quelle stratégie peut être la sienne, mais on perçoit à quel point la voie est étroite.

Jacques Bidet est philosophe. Il est professeur émérite à l’université Paris-Ouest-Nanterre.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018