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par Juliette Ronsin

Le contexte social, politique et économique en Yougoslavie et en France, dans les années 1960-1970, est un des facteurs qui explique le silence intérieur et extérieur de cette nombreuse main-d’œuvre immigrée.

 

Grâce à un accord bilatéral signé entre la France et la Yougoslavie le 25 janvier 1965, de nombreux Yougoslaves furent recrutés par l’entreprise Peugeot à Sochaux. En 1976, alors que les ouvriers étrangers de Peugeot constituaient 17 % de la main-d’œuvre totale embauchée, les Yougoslaves représentaient 28 % de ce pourcentage, les Turcs 20 %, les Algériens 18 %, les Marocains 12 % et les Portugais 11 %. Or l’histoire des ouvriers yougoslaves dans l’industrie automobile est peu connue. On trouve la mention éparse d’ouvriers yougoslaves dans des ouvrages comme L’Établi de Robert Linhart (Éditions de minuit, 1981) ou Les Gens d’usine de Nicolas Hatzfeld (Éditions de l’Atelier, 2002) mais on ne sait pas qui ils sont, ni ce qu’ils ont traversé. En France, peu de recherches ont été menées sur l’immigration yougoslave, mis à part des articles synthétiques de Mirjana Morokvašicć. En croisant l’histoire de l’immigration et l’histoire du travail, on observe que nombre d’entre eux sont arrivés en France dans les années 1960-1970, alors que les industries recrutaient beaucoup et recherchaient de la main-d’œuvre à l’étranger. En effet, la Yougoslavie avait décidé d’autoriser l’émigration dans les années 1960, tandis que les recrutements en France s’effectuaient souvent par l’intermédiaire de l’Office national d’immigration (ONI), en fonction des demandes des entreprises. L’existence des ouvriers yougoslaves de Peugeot était donc traversée par les contextes sociaux, politiques et économiques yougoslave et français. L’arrivée et la vie en France étaient marquées par le travail, un travail pénible – souvent répétitif et à la chaîne – dont il est difficile de parler.

Le recours au silence pour se protéger
Le silence s’explique d’abord par l’usure, la fatigue, en rentrant du travail. Il contraste avec l’omniprésence du bruit : le bruit de l’usine, le bruit des mobylettes, le bruit des travaux dans une ville en pleine expansion. Il s’agit d’un bruit étourdissant, tel qu’on l’observe dans le Film yougoslave supervisé par Armand Gatti, issu de la série de huit documentaires Le Lion, sa cage et ses ailes, réalisée en 1975-1976 dans le pays de Montbéliard. Ainsi le silence peut être recherché pour échapper au bruit. Il permet, de plus, de se protéger en raison de la peur du jugement au sein de l’usine et de la crainte de perdre son emploi, entraînant un retour imposé en Yougoslavie. Cette peur n’est pas due uniquement au contexte français. En Yougoslavie subsistait la crainte d’être surveillé et dénoncé, avec en arrière-plan la rupture avec l’URSS en 1948. De ce fait, maintenir le silence permet de ne pas se faire remarquer, de faire « profil bas » et d’éviter les ennuis.
D’un point de vue genré, il y a l’idée qu’un homme ne doit pas parler de ses souffrances, sur lesquelles il s’avère parfois même impossible de poser des mots. Parler est assimilé à une perte de temps, dans le cadre d’une économie de la parole. Se taire permet de ne pas trop se poser de questions, au risque d’être submergé par des doutes sur son existence. Le silence couvre les déceptions, telle la déception de ne pas pouvoir faire ce qu’on aurait voulu, d’avoir été recruté dans un statut subalterne, réduit à la catégorie d’ouvrier spécialisé (OS) immigré dès son arrivée en France. Être réduit au silence s’explique aussi par le fait que les Yougoslaves ne parlaient pas le français, à leur arrivée. Par la suite, il leur avait fallu l’apprendre en dehors des heures de travail, dans des cours dispensés par l’entreprise ou des associations, ou le plus souvent de manière autodidacte. La parole passait alors, dans un premier temps, par celle des intermédiaires qui la traduisaient : les interprètes à l’usine, les amis parlant serbo-croate, les enfants accompagnant leurs parents dans les démarches administratives, au risque que cette parole soit déformée.

Le silence des absents
Il y a aussi le silence des personnes mortes prématurément avant d’arrivée à l’âge de la retraite, le silence de ceux qui ont le corps marqué par le travail à l’usine et qui sont épuisés. Mais aussi le mutisme de ceux qui sont retournés en Yougoslavie, parfois dès le début des années 1970. En général, la présence en France était conçue comme provisoire par l’État français. Les travailleurs yougoslaves étaient considérés comme des « travailleurs temporaires » : ils recevaient des cartes de séjour temporaires, étaient logés dans des foyers pour travailleurs célibataires, conçus comme provisoires, etc. De ce fait, il était difficile d’envisager des projets d’avenir et d’en parler. Dans les dossiers d’archives, leur existence, après avoir quitté la France, se résume à quelques mots hâtifs écrits sur un petit bout de papier : « Parti sans laisser d’adresse », ou « Serait retourné en Yougoslavie ». En Yougoslavie, il y a le silence des « absents », ainsi que l’écrivait le sociologue Abdelmalek Sayad, ceux qui sont partis vivre en France, en Allemagne ou en Autriche… Certains choix familiaux dans la ville ou le village d’origine se sont faits en leur absence. Malgré les paroles échangées à l’occasion d’appels téléphoniques avec la famille restée en Yougoslavie, les émigrés ne peuvent pas exprimer la réalité de leur quotidien en France. Lors des congés, il faut donc apporter à ses proches des cadeaux – présumés rares, même si ces produits sont disponibles en Yougoslavie – et de l’argent, pour confirmer l’idée que vivre en France est confortable et que le travail permet de s’acheter de nombreux biens de consommation, abondants dans les pays « occidentaux ».

« En 1976, alors que les ouvriers étrangers de Peugeot constituaient 17 % de la main-d’œuvre totale embauchée, les Yougoslaves représentaient 28 % de ce poucentage, les Turcs 20 %, les Algériens 18 %, les Marocains 12 % et les Portugais 11 %. »

transmission intergénérationnelle du silence
Par ailleurs, le silence peut se transmettre de génération en génération avec la découverte de sujets que l’on n’aborde pas. Les enfants, à qui ce silence est imposé, sont parfois à la recherche d’explications, même si des éléments d’information passent autrement que par la parole : par les regards, les non-dits et les implicites. Accepter les raisons de ces silences pour mieux les comprendre peut permettre de dépasser un sentiment de culpabilité et d’enfermement. Par ailleurs, comment se sentir légitime alors que les prises de parole des classes dominantes sont omniprésentes, à l’usine ou dans les média, et plus largement dans toutes les représentations. Prendre la parole publiquement serait aussi révéler une individualité trop forte, au risque de trahir les autres car, si on parle trop, la peur de se faire remarquer émerge, de vouloir prétendre à ce que l’on n’est pas, de se prendre pour quelqu’un d’autre, d’être prétentieux. Être associé aux catégories d’ouvrier et d’immigré apparaît alors comme un double stigmate. Le silence est imposé lorsqu’on n’a pas son mot à dire dans de multiples situations, dans le rapport à l’administration, au moment du renouvellement d’un titre de séjour, par exemple. L’incompréhension empêche de s’exprimer.

Pourquoi briser le silence et comment ?
L’histoire des ouvriers yougoslaves est peu connue, au risque de faire l’objet de stéréotypes. L’histoire de la Yougoslavie est globalement peu enseignée et peu médiatisée en France, si ce n’est à travers le prisme des guerres des années 1990, réduisant les trajectoires des individus à une vie marquée par d’éternels « conflits interethniques ». À l’inverse, l’histoire vécue, notamment par les ouvriers yougoslaves en France, est menacée de disparaître, si l’on s’en tient uniquement à des représentations stéréotypées. Alors que ces récits peuvent être jugés par les acteurs eux-mêmes comme peu importants, comme ne constituant pas des « événements historiques », dignes d’être écoutés, lus et analysés, maintenir un silence trop pesant entraîne des occasions manquées et des regrets.

Juliette Ronsin est historienne. Elle est doctorante en histoire contemporaine à l'ENS.

Cause commune n°18 • juillet/août 2020