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Avant et après la Seconde Guerre mondiale, comment les juifs se sont-ils organisés au sein du Parti communiste et dans leurs propres organisations ?

Lorsque l’on parle des juifs communistes en France, on mentionne souvent l’Affiche rouge, cette affiche de propagande nazie placardée en France en février 1944, à la suite de l’arrestation et de la condamnation à mort de vingt-trois membres des Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée, ou FTP-MOI. Parmi les condamnés, membres du « groupe Manouchian », du nom du résistant d’origine arménienne Missak Manouchian, on trouve plusieurs jeunes juifs issus de l’immigration. L’histoire de ces hommes et de ces femmes immigrés ou issus de l’immigration, ayant participé à la Résistance communiste, dans la MOI et les FTP-MOI, a fait l’objet de plusieurs ouvrages, dont les plus connus sont ceux de Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski – lui-même juif communiste et résistant – et d’Annette Wieviorka qui s’est concentrée uniquement sur les juifs de la MOI. Toutefois, peu de travaux se sont attachés à la période d’après-guerre. Il a en effet longtemps été admis qu’après-guerre, le Parti communiste français (PCF) engageait une réforme de la MOI et que la plupart des immigrés rejoignaient les grandes organisations syndicales et politiques « nationales » du PCF. Pourtant, les juifs de la MOI ont entrepris une négociation avec le PCF pour le maintien de leurs organisations particulières, tout en s’engageant par ailleurs dans les cellules et organisations de masse françaises. Comment l’expliquer ? Que devient la section juive de la MOI après la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ? Avant de répondre à ces questions, un détour vers l’histoire de la MOI s’impose.

La section juive de la Main-d’œuvre immigrée : l’ancêtre du « secteur juif » du PCF
L’importance de l’immigration en France dans les années 1920 conduit la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) à ouvrir, dès 1923, un bureau de la Main-d’œuvre étrangère (MOE). Le PCF organise, en 1925, la propagande en direction de la main- d’œuvre étrangère (Pudal et al., 2017). En 1926, lors de son cinquième congrès tenu à Lille en juin, le Parti communiste français crée une section centrale du travail parmi les étrangers, placée sous le contrôle du comité central. Des thèses sur l’immigration, publiées à l’issue du congrès, annoncent que les communistes immigrés doivent être affiliés à une cellule du PCF mais qu’ils ont aussi la possibilité de s’organiser, parallèlement, en sous-sections par nationalité ou par langue. En 1928, il y aurait plus de six mille militants étrangers dans le PCF, dont 60 % d’Italiens (ibid.). La Main-d’œuvre étrangère change de nom en 1932 pour devenir la Main-d’œuvre immigrée (MOI) car le terme immigré « sonne plus objectif et économique qu’étranger, dans la France xénophobe des années 1930 » (Courtois et al., 1989). En 1935, la MOI est réorganisée en une dizaine de « groupes de langue » qui disposent chacun d’une direction et d’un journal. Des juifs sont membres de diverses sections (polonaise, hongroise, etc.) mais une section juive est aussi créée.

« Les juifs communistes sont une des forces motrices dans le mouvement d’unité des organisations juives de France. »

En 1935-1936, la section juive de la MOI – qui devrait plutôt être qualifiée de section « yiddish » car ses membres sont tous yiddishophones – est, avec le groupe italien, l’une des plus dynamiques de la MOI : elle fonde de nombreuses associations et est la seule, avec le groupe des Italiens, à publier un journal quotidien. On estime que, dans la deuxième moitié des années 1930, si environ cinq cents juifs sont affiliés à la section juive de la MOI, environ dix mille personnes lisent Naye Prese, le quotidien de la section juive depuis 1934 (Poznanski, 2004; Underwood, 2017). La section juive se développe et cherche à influencer le monde yiddish parisien par le biais d’un réseau très dense d’institutions sociales, culturelles ou sportives. Elle doit aussi acculturer les juifs immigrés à la France, à sa culture et à sa vie politique, en accord avec la ligne fixée par le PCF à la MOI (Kichelewski, 2000). La section juive répond aux objectifs de pénétration sociétale des organisations de masse du PCF, tout en s’inscrivant dans une habitude héritée de la vie politique et sociale d’Europe orientale.
Le PCF se méfie toutefois des organisations de la MOI qui tendent, selon lui, à avoir leur propre agenda politique. En 1937, lors d’une conférence nationale de cadres de la MOI, il constate que 70 % des membres de la MOI ne seraient pas membres du PCF. Il déciderait alors de dissoudre la MOI. Renée Poznanski a toutefois montré, à partir des archives du Komintern, que si la décision de dissoudre la MOI a été prise, elle n’a en revanche pas été appliquée, du moins pas sur la longue durée (Poznanski, 2004).

La MOI dans la clandestinité et la Résistance (1939-1944)
En septembre 1939, à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop, le gouvernement Daladier annonce la dissolution du PCF et des organisations communistes, désor­mais interdites (décret-loi du 26 septembre 1939). Le parti entre en clandestinité, de même que la MOI et ses sections. Pendant la guerre, les juifs communistes de la MOI créent plusieurs organisations, d’abord spécialisées dans l’entraide – il n’est en effet pas question de résister dans le contexte du pacte germano-soviétique – comme l’organisation Solidarité née en septembre 1940 à Paris.
À la suite de l’opération Barbarossa et de la fin du pacte germano-soviétique, le PCF structure son réseau de résistance. Les juifs communistes créent alors des organisations de sauvetage, de résistance et de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, comme le Mouvement national contre le racisme (MNCR) en 1942 et l’Union des juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) en 1943. L’UJRE entend réunir des juifs de toutes tendances politiques et de toutes origines. L’objectif, donné aux juifs communistes par le PCF, est notamment de recruter des juifs français et de ne plus limiter la propagande aux juifs yiddishophones issus de l’immigration d’Europe centrale et orientale. Les juifs communistes de l’ancienne section juive de la MOI participent aussi à la résistance armée, notamment dans la section juive des FTP-MOI (Francs-tireurs partisans) dont certains membres ont marqué l’histoire et la mémoire collective.

« En 1935, la MOI est réorganisée en une dizaine de “groupes de langue” qui disposent chacun d’une direction et d’un journal. Des juifs sont membres de diverses sections (polonaise, hongroise, etc.) mais une section juive est aussi créée. »

Enfin, les juifs communistes sont une des forces motrices dans le mouvement d’unité des organisations juives de France. En 1943, ils participent à la création du Comité général de défense (CGD) qui réunit les différentes tendances politiques du monde juif immigré : les sionistes, les communistes et les bundistes (du nom du mouvement juif socialiste, anti-bolchévique, fondé à Vilnius à la fin du XIXe siècle et qui milite pour l’émancipation des travailleurs juifs et l’autonomie culturelle juive en Europe). En 1944, les juifs communistes fondent avec des organisations juives immigrées et françaises le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRJF). Ce dernier entend devenir, après la Libération, le représentant des juifs de France auprès des pouvoirs publics français (Ghiles-Meilhac, 2010). Comme l’a souligné Renée Poznanski : « Pour la première fois de son histoire, le judaïsme de France avait adopté le principe d’une représentation unifiée qui ne reposait pas sur un seul fondement religieux » (Poznanski, 2018). Les juifs communistes ont donc désormais, officiellement, leur place dans la vie juive de France.
Cette unité des organisations juives survit-elle après la guerre ? Si l’unité reste le mot d’ordre dans l’immédiat après-guerre, après la Libération, les juifs de France s’engagent dans une course de vitesse.

La naissance du « secteur juif » du PCF (1944-1947)
À l’automne 1944, toutes les organisations juives, pour beaucoup repliées en zone sud depuis 1942-1943, cherchent à se réimplanter à Paris le plus rapidement possible. Du côté communiste, l’UJRE, qui compte entre cinq mille et six mille membres en 1945, devient l’organisation « parapluie » (umbrella organization) au cœur d’un réseau politico-associatif constitué de nombreuses associations syndicales, mutualistes, culturelles et d’associations d’anciens résistants, combattants et déportés juifs qui réuniraient plus de vingt mille personnes dans les années 1960 (Rabinovitch, dit Rabi, 1962), et probablement plus dans les années 1940 et 1950, son âge d’or. Entre cent quatre-vingt mille et deux cent mille juifs vivent en France métropolitaine à la fin de l’année 1944 (Benbassa, 2000) : les juifs de la mouvance communiste – à la fois les dirigeants, les militants, les adhérents et les sympathisants – représenteraient donc environ 10 % du total de la population juive de France dans les années d’après-guerre.
Ces organisations juives communistes s’engagent pour la reconstruction de la vie juive après plusieurs années de persécution et d’exclusion. Le cœur de leurs activités est situé au 14, rue de Paradis, dans une maison des associations inaugurée en 1946. De nombreuses organisations s’y installent, proposent des services à la population juive (dispensaire, vestiaire, caisse de prêt sans intérêts, patronages, etc.), des activités culturelles, des expositions. Les organisations juives communistes comme l’UJRE développent aussi des sections dans les arrondissements parisiens et en province.

« À travers l’existence du secteur juif, il ne s’agit pas en effet d’encourager le “sentiment national” juif. Le secteur juif est envisagé comme une structure temporaire dont il faut contrôler les tendances à l’autonomie. »

La persistance de ces organisations juives communistes interroge. Après-guerre, le PCF envisage en effet de supprimer la MOI et ses organisations. Comme l’explique l’historien Stéphane Courtois, à la Libération, le PCF aurait « redéfini sa doctrine sur la place et les objectifs des organisations immigrées » et adopté une perspective intégrationniste : « Par leur participation à la Résistance, les immigrés ont acquis un droit de cité en payant le prix du sang. S’ils veulent en bénéficier, ils doivent accepter une assimilation accélérée. Le maintien d’organisations spécifiques, alors que les grandes organisations politiques, syndicales et professionnelles françaises leur sont ouvertes, équivaudrait à un isolement sectaire et irait à l’encontre du processus d’unification de la nation française » (Courtois, 1994). De manière symbolique, la commission centrale de la MOI quitterait le siège du PCF pour s’installer dans un petit bureau du quartier des Halles. Cette politique du PCF aurait été peu contestée car elle correspondrait à la volonté « d’une large fraction des immigrés pour qui, en fin de compte, le Parti communiste français et la MOI ont été un vecteur privilégié d’intégration » (Courtois et al., 1989). La section juive de la MOI, apparaissant désormais sous le nom d’UJRE, serait sortie de la MOI en 1947 et directement rattachée au comité central du PCF. Elle n’aurait « plus eu aucun rôle politique et [se serait] cantonnée à des activités sociales » et à des actions commémoratives estime quant à elle Annette Wieviorka (Wieviorka, 2018).
Les juifs de la section juive de la MOI entreprennent toutefois de négocier avec le PCF pour le maintien de leurs organisations. Comment l’expliquer ? Comme l’écrit, a posteriori, le militant Adam Rayski : « À la Libération, les organisations juives communistes connaissent un essor exceptionnel. Le militant communiste juif sort de l’occupation profondément marqué par son identité juive. Il est bien dans sa peau de Juif et bien dans sa peau de communiste ; les deux n’en font qu’une d’ailleurs » (Rayski). Ces propos sont écrits plusieurs années après la rupture de Rayski avec le communisme et le PCF, alors qu’il se consacre à l’écriture de l’histoire des juifs – essentiellement communistes – de la Shoah et de la Résistance. Il n’aurait sans doute pas exprimé les choses de la même manière à l’issue de la guerre, particulièrement dans le cadre de ses fonctions politiques. Ses propos révèlent toutefois la volonté d’une partie des juifs communistes de faire corps avec deux identités qui ne leur semblent pas contradictoires. On comprend dès lors leur combat pour le maintien de leurs organisations au sein du PCF. Quels arguments mobilisent-ils pour convaincre le PCF, à partir de l’automne 1944 ?
Les juifs communistes insistent tout d’abord sur la situation dramatique des juifs en France et l’urgence de reconstruire la vie juive, qui nécessite des organisations spécifiques. Le PCF pourrait voir dans cet argument une raison de maintenir les organisations juives communistes. D’une part, l’aide sociale peut jouer un rôle stratégique dans le recrutement de militants et la diffusion des idées du parti. D’autre part, le PCF entend s’attacher des militants et ne veut pas risquer d’en voir certains rejoindre des partis politiques plus prompts à écouter leurs demandes. Le deuxième argument mobilisé par les juifs communistes est le risque de se faire dépasser par les sionistes et les bundistes dans le monde juif yiddishophone si les organisations juives communistes yiddishophones étaient supprimées. C’est ce que raconte le militant Joseph Minc dans ses mémoires : « Le mot d’ordre était : intégration. Nous n’étions pas d’accord et invoquions des arguments politiques. Si en effet face aux organisations juives non communistes, le PC ne maintenait pas des organisations juives communistes, nos adversaires allaient en profiter » (Minc, 2006).
Comment réagit le PCF ? La première décision intervient en décembre 1944, peu après le retour de Maurice Thorez en France. Le 18 décembre 1944, alors que l’avenir de la MOI est incertain, le secrétariat du PCF accepte d’abord le maintien des organisations juives « sur la base culturelle ou des revendications spéciales à cette catégorie ». Il semble alors prendre acte de la situation spécifique et difficile dans laquelle se trouvent les juifs. Toutefois, dès le printemps 1945, le PCF envisage de limiter le nombre d’organisations juives et, surtout, de supprimer l’Union des jeunes juifs. Les jeunes sont invités à rejoindre l’UJRF ou l’UJFF. Les juifs communistes s’y opposent. Comme le raconte Adam Rayski dans ses mémoires, la direction de l’UJRE est « consciente qu’en renonçant à son activité parmi les jeunes juifs, elle grevait son avenir en tant que mouvement » (Rayski, 1985). Malgré tout, la suppression de l’UJJ est actée.

« La section juive répond aux objectifs de pénétration sociétale des organisations de masse du PCF, tout en s’inscrivant dans une habitude héritée de la vie politique et sociale d’Europe orientale. »

L’année suivante, en février 1946, le PCF envisage cette fois la fusion de l’UJRE et du MNCR. Encore une fois, l’UJRE s’y oppose. L’organisation estime en effet qu’il existe une « différence fondamentale entre l’UJRE, organisation à caractère particulier juif, et l’organisation antiraciste, à caractère général ». Le bureau de l’UJRE rappelle le risque de « se couper de la base » en supprimant une organisation yiddishophone et fait des promesses au PCF : « Nous croyons que tout en tenant compte des particularités qui s’imposent dans le travail parmi les immigrés juifs, nous arriverons à enregistrer toujours de plus grands succès dans l’application de la ligne du parti qui consiste à lier étroitement les juifs au peuple du pays dont ils doivent devenir une partie intégrale. »
Les juifs communistes obtiennent gain de cause. Le 17 mars 1947, le secrétariat du PCF décide de « maintenir le secteur juif en tenant compte des nécessités devant lesquelles nous placent les adversaires ». C’est la première fois que le terme « secteur juif » apparaît dans les archives. Les juifs communistes sont autorisés à travailler dans des groupes spécifiques et à agir dans le monde juif, à condition qu’ils participent par ailleurs à la vie des cellules du PCF et aux combats du PCF. À travers l’existence du secteur juif, il ne s’agit pas en effet d’encourager le « sentiment national » juif. Le secteur juif est envisagé comme une structure temporaire dont il faut contrôler les tendances à l’autonomie. Malgré la tutelle mise en place par le PCF, les juifs communistes ne sont toutefois pas dénués d’une certaine marge de manœuvre.
Ainsi, l’histoire du secteur juif du PCF complexifie le récit de l’intégration inexorable des immigrés dans les structures nationales du PCF et nuance la politique du PCF vis-à-vis des immigrés et des minorités en son sein. Après la Seconde Guerre mondiale, les juifs et la direction du PCF sont parvenus à un accord qui préservait leurs intérêts respectifs, à une époque où ceux-ci pouvaient converger. Tout en s’engageant activement pour la reconstruction de la vie juive et la diffusion du communisme dans le monde juif, les juifs communistes yiddishophones participent aussi à tous les combats du PCF et à la vie de leurs cellules. Ils défendent en outre toutes les minorités, comme l’illustre leur engagement dans la lutte antiraciste, pour les immigrés, ou encore contre la colonisation, aux côtés de multiples associations communistes non juives. Cet accord prend toutefois fin à la fin des années 1950, dans le contexte des révélations du vingtième congrès du PCUS – et des crimes staliniens vis-à-vis des juifs – et de la crise de Suez, événements qui divisent le monde juif communiste yiddishophone. Le PCF resserre alors sa tutelle sur le secteur juif et redéfinit les objectifs qui lui sont assignés.

Zoé Grumberg est historienne. Elle est agrégée et docteure en histoire de Sciences-Po.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021