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Journaliste et féministe, Élise Thiébaut est une femme pragmatique qui appelle une chatte une chatte, qu’il s’agisse des Pussy Riots ou du sang menstruel, sujet central de ses deux livres publiés en 2017, Ceci est mon sang (La Découverte) et Les Règles… quelle aventure ! (La ville brûle).

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Les Règles… quelle aventure ! écrit pour les plus jeunes, est la version allégée du premier, avec de très belles illustrations de Mirion Malle et une langue plus simple, plus directe, qui utilise le « tu » de la proximité bienveillante.

L’invisibilité du phénomène 
Le sang menstruel est un sujet d’une banalité absolue mais, hélas, peu partagé. Si peu partagé, si peu raconté qu’on pourrait croire que les règles sont « un phénomène imaginaire – comme les licornes ou les sirènes. » Or le sang menstruel va occuper en moyenne deux mille quatre cents jours de la vie de toutes les femmes ! Alors pourquoi cette invisibilité du phénomène ? Élise Thiébaut, avec un humour dé­sopilant et « une capacité unique à positiver et considérer la menstruation comme un territoire à explorer dans une perspective progressiste et féministe », va se faire l’enquêtrice de ce curieux paradoxe. Elle va expliquer pourquoi et comment il s’est mis en place et, surtout, analyser les conséquences de ce tabou dévastateur. Le but de l’analyse est d’en sortir grandis, voire de proposer des formes de lutte. Car – il n’est pas inutile de le préciser –, malgré la gravité du propos et la façon sans détour de l’aborder, ces deux livres finissent bien !

Un tabou
Avant tout, il est question du tabou : les règles sont un signe de fécondité, découlant d’un processus naturel permettant aux femmes de donner la vie, pourtant l’histoire les a marquées du sceau de la malédiction. Sur cette question comme sur de nombreuses autres, l’auteur n’aura de cesse au fil des pages de replacer la problématique dans le contexte des rapports de domination, la perspective politique étant constamment sous-jacente. Et on n’est pas vraiment étonné quand on sent poindre de-ci de-là, à certaines allusions, son « attachement » à une culture communiste, ou du moins un environnement dans lequel elle baigne depuis si longtemps que sa grille de lecture du monde en est totalement imprégnée. Elle écrit par exemple, au détour d’un paragraphe : « Quant à ce terme d’orgasme, il était aussi mystérieux pour moi que la théorie de la plus-value chez Marx dont mon père me rebattait les oreilles. » Ainsi, elle n’aura de cesse d’articuler la question du sang menstruel à l’aune des rapports de forces qui s’y jouent. Et elle s’amuse pour l’occasion à citer la féministe américaine Gloria Steinem, qui ironisait que, si elles arrivaient aux hommes et non aux femmes, « les règles deviendraient un événement masculin enviable et digne de fierté. Les hommes se vanteraient de la durée et du flot. Les garçons marqueraient l’arrivée de leurs règles, ce symbole tant attendu de virilité, avec des célébrations religieuses, et des fêtes strictement masculines. Le Congrès créerait un Institut national de dysménorrhée pour combattre les douleurs menstruelles et le gouvernement fournirait des fonds pour des protections sanitaires gratuites. » Mais, revenons sur terre, « le sujet est intimement lié à la condition des femmes, dans un monde où la domination patriarcale est de règle » !

« Le sujet est intimement lié à la condition des femmes, dans un monde où la domination patriarcale est de règle ! »
Élise Thiébaut

Donc « la menstruation reste encore aujourd’hui le tabou numéro un ». Parce que « les règles sont un signe du pouvoir qu’ont les femmes de porter et donner naissance aux enfants, aussi bien garçons que filles. Un pouvoir si impressionnant qu’on en a fait un tabou. » Et il est aussitôt question de préciser le rôle de la religion dans la construction très ancienne de ce tabou. Dans le Lévitique : « La femme qui aura un écoulement de sang restera sept jours dans la souillure de ses règles. Si quelqu’un la touche, il sera impur jusqu’au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant ses règles sera impur et tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur. » Etc. Dans le Coran : « Tenez-vous à l’écart des femmes durant leurs menstruations, ne les approchez pas tant qu’elles ne sont pas pures. » Concernant les catholiques, Élise Thiébaut note l’égalité de façade qui ne saurait cacher qu’au Moyen Âge « les femmes ne devaient pas communier pendant leurs règles, ne pouvaient pas s’approcher du chœur, et devaient attendre quarante jours après un accouchement pour pouvoir aller à l’église ». Le sang menstruel était si mal vu que les théologiens « niaient aussi la menstruation de la Vierge ». Elle en conclut avec humour : « Les règles créées par les religions ont fabriqué des créatures qui n’existent pas : les faibles femmes. »

Le syndrome prémenstruel
À présent savez-vous ce que signifie SPM ? L’auteur vous précisera que, non, il « ne signifie pas super putain de merde, contrairement à ce que pensent les femmes qui l’éprouvent », mais bien « syndrome prémenstruel ». Et elle va s’employer à décrire ce mystérieux phénomène et toutes les dérives spéculatives qui l’ont entouré, historiquement, jusqu’aujourd’hui. Il s’agit tout d’abord de l’importance de reconnaître la souffrance des femmes qui l’endurent et de ne plus la nier, comme ça a été le cas pendant des siècles. On apprend ainsi que ce n’est qu’en 1952 que la gynécologue britannique, Katharina Dalton, en a décrit pour la première fois les symptômes, pensant notamment, « contrairement aux hommes qui avaient jusque-là dominé ces recherches, que ces symptômes étaient essentiellement physiques, et non psychologiques ». Mais aussitôt les choses se corsent et l’auteur analyse finement le retour de bâton. « À première vue, cela pouvait ressembler à un progrès de considérer les troubles affectant les femmes autrement que comme l’effet de leur imagination ou de leur faiblesse de caractère, mais les recherches eurent aussi pour conséquence de présenter les femmes comme les otages de leurs hormones. » Et voilà que le stigmate réapparaît, au détour de ce qu’on pouvait considérer comme une amélioration dans la vie des femmes, et les marque encore plus profondément.
En 2013 le SPM est redéfini de façon plus scientifique et il est arrêté qu’il n’affecte pas plus de 3 % à 8 % des femmes. De plus, « plusieurs études montrent que les états émotionnels des hommes et des femmes ne diffèrent pas sensiblement ». Or, « en dépit des effets souvent observables d’instabilité hormonale chez les hommes, auxquels on doit de multiples désastres, guerres et accidents, ce sont toujours les femmes qui sont montrées du doigt pour leur humeur changeante. Une “injustice hormonale” qui a pour conséquence de renforcer les stéréotypes ».
« Alors, vous demandez-vous, pourquoi le mythe du syndrome prémenstruel est-il si répandu ? Pour la psychologue Robyn DeLuca, la réponse est claire : “Le traitement du SPM est devenu une industrie profitable et prospère.” » CQFD ! Et c’est ici que l’auteur fait une magnifique – et vivifiante ! – apologie de la masturbation, dans l’ouvrage adressé aux plus jeunes : « Une autre méthode a fait ses preuves pour se détendre quand on a mal pendant ses règles, c’est de se caresser pour se faire plaisir : la masturbation, dont tu as sans doute entendu parler ou que tu pratiques peut-être déjà, est un bon moyen de se relaxer ! »

« Le sang menstruel était si mal vu que les théologiens “niaient aussi la menstruation de la Vierge”. »

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette partie du livre concernant le SPM, c’est que l’auteur le met en regard des récents travaux sur l’endométriose et fait un lien entre ces deux problèmes de santé des femmes. « Quand vous souffrez, n’oubliez pas de vérifier que vous n’auriez pas, par hasard, une endométriose. » Rapprochement des plus appropriés puisque cette maladie affecterait « 40 % des femmes présentant des douleurs pelviennes au moment des règles ». Et de replacer aussitôt le contexte historique pour rappeler qu’au « Moyen Âge, il ne fait pas bon souffrir d’endométriose, car les symptômes sont pris pour des signes de possession démoniaque. Non seulement les femmes souffrent à chaque cycle, mais elles sont soumises à des séances d’exorcisme et peuvent même être condamnées à mort ».
L’auteur déplore que les recherches dans le domaine médical n’avancent que trop lentement pour une souffrance aussi répandue. Elle estime que, « dans un monde où l’urgence de répondre à l’impuissance masculine mobilise toutes les énergies, il reste bien peu de place pour le traitement de l’endométriose, qui fut longtemps prise pour une maladie imaginaire ». Mais, heureusement, des militantes, les endogirls, « se mobilisent pour faire connaître et reconnaître la maladie par les pouvoirs publics. Avec une priorité : encourager les femmes qui souffrent de règles douloureuses à se faire diagnostiquer le plus tôt possible, afin d’éviter que des lésions irréversibles ne se développent ». Et de conclure adéquatement que, « pour en finir avec l’endométriose, la seule solution est donc d’en finir avec le tabou des règles » !

La révolution menstruelle 
Mais Élise Thiébaut n’en perd pas pour autant sa capacité à positiver : « Rappelle-toi que de nombreuses personnes sont heureuses d’avoir leurs règles. Elles se sentent alors puissantes, créatives, enthousiastes. Elles aiment se sentir connectées avec la nature, avec leur propre corps, grâce à leur cycle. Toi aussi tu peux t’autoriser à vivre tes règles… sang peur et sang reproche ! » Elle aborde alors la « révolution menstruelle », telle que la nommait en 2015 le magazine américain Newsweek, en évoquant les nombreuses artistes qui se saisissent du tabou « avec une audace qui va bien au-delà du scandale ou de la provocation. » Après avoir mentionné Valie Export ou Judy Chicago, elle cite des artistes contemporaines comme la performeuse allemande, Elenoë, qui prend des serviettes hygiéniques pour support de messages féministes qu’elle dispose au hasard dans l’espace public et par lequel elle diffuse le tweet d’une autre artiste connue sous le nom de Charlie : « Imagine if men were as disgusted with rape as they are with periods » (« Imagine si les hommes étaient aussi dégoûtés par le viol qu’ils le sont par les règles »). Imagine… Ou encore l’artiste et poétesse Rupi Kaur qui mit en ligne sur Instagram une photo d’elle allongée, de dos, avec une tache de sang visible à l’entrejambe de son jogging et sur son drap de lit. « À plusieurs reprises, le site Instagram a supprimé cette photo, qui contrevenait aux… règles maison. Il n’y avait pourtant rien de choquant ou de sexuel dans cette image prise par la sœur de Rupi Kaur – qui a tenu à préciser que le sang était faux. » L’artiste commente : « Souligner le fait que le vagin puisse être utilisé pour autre chose que le sexe représente une attaque directe sur nos conceptions idylliques d’une identité féminine manucurée. »
Ceci est un appel à l’inventivité, alors à vos règles !

Cécile Lateule est réalisatrice de films documentaires.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018