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Enfin !

Enfin, elle avait obtenu un poste à Paris !

Il lui avait fallu patienter deux ans… Deux longues années dans une province certes riante au printemps, mais tellement lugubre le reste du temps, tellement morte dès que le soir tombait, tellement peu Paris !

Tout lui avait manqué, les bruits, les odeurs, l’ambiance, les quartiers de Paris.

Mais c’était derrière elle. Elle était revenue. Même dans ce Paris où chacun circulait masqué, où les cafés étaient fermés, les cinémas aussi, où on était prié de rentrer chez soi à 18 heures, c’était mieux qu’ailleurs. Ailleurs, c’était pareil, en pire.

Elle avait donné rendez-vous à Gerda, sa meilleure amie, sur un banc au bord d’un square où elles venaient rarement.

– Tiens tu fréquentes Montmartre, maintenant ? s’étonna Gerda. Je croyais que tu détestais…

– Je déteste Montmartre mais je dois te parler d’un truc.

Louise avait apporté la bouteille, Gerda le tire-bouchon et des chips. Elles avaient d’abord trinqué et retrinqué à leurs retrouvailles, retrouvé leur complicité intacte et leurs fous rires d’avant. Une fois la bouteille finie, la conversation sérieuse avait commencé.

– Tu sais comment s’appelle ce square ? demanda Louise en désignant de la tête le jardin qui cascadait depuis la basilique jusqu’à leurs pieds.

– Le square du Sacré-Cœur ?

– Le square Louise-Michel !

– Mais tu m’as toujours dit que c’était honteux qu’il n’y ait aucune rue Louise-Michel dans Paris, alors qu’il y avait une rue Thiers et un jardin Louis-XVI ! s’exclama Gerda.

– Faut croire que Paris a eu un repentir – tardif, mais ça vaut mieux que rien… Vieux motard que jamais, comme disait mon grand-père.

– Il va comment ?

– Toujours d’attaque.

– Toujours à raconter les mêmes histoires ?

– Toujours. 93, 48, la Commune. Ah, la Commune, il est intarissable ! C’est son oncle Gustave qui lui a mis la tête dedans.

– Oui, je sais, celui qui a participé à la Commune, tu m’as déjà parlé de lui.

– C’est vrai, je radote comme mon grand-père. Mais Gustave, c’est comme si je l’avais connu. Un vrai Gavroche qui avait été sur les barricades, qui avait fait la nique aux versaillais !

Elle sourit.

– C’est grâce à la Commune que je m’appelle Louise !

– Si tu avais été un garçon, tu te serais appelée Michel ?

Louise éclata de rire.

– Ça me fait penser à une collègue, je lui parlais de Louise Michel et elle me dit que bien sûr qu’elle connaissait, que c’était un film avec Yolande Moreau où elle s’appelait Michel et Gustav Kervern Louise !

– Tu sais que je m’appelle Gerda à cause de la photographe morte en faisant un reportage chez les républicains espagnols ?

– Oui, tu me l’as déjà raconté. Elle avait photographié ton arrière-grand-père…

– Le héros de la famille ! L’homme qui avait combattu Franco en 36, qui était monté au maquis en 41 et qui portait des valises pendant la guerre d’Algérie…

Elle soupira.

– Quand on y pense, c’est fou comme l’histoire de nos familles est inscrite sur nous !

– Sur nous et en nous ! Chaque fois que je regarde le Sacré-Cœur, je pense à la rage de mon grand-père qui rêve de le voir exploser avant sa mort. Il suffit de prononcer Sacré Cœur pour qu’il éructe contre « cette pâtisserie grotesque construite pour expier les péchés de la Commune ». Encore aujourd’hui, tu ne le feras pas venir à Mont­martre.

– Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici, alors ?

– Parce que j’ai une idée.

***

Ça commençait mal, l’accès au dôme était fermé aux visites – « mesures sanitaires », avait dit à Louise la personne qu’elle avait eue au téléphone.

– Mon Dieu, si vous saviez ce que ça nous coûte, cette pandémie ! s’était-elle lamentée.

Louise ne s’était pas découragée pour si peu. Elle enseignait à ses élèves – ses « apprenants », comme disait l’inspecteur – que toute règle avait ses exceptions. Elle avait téléphoné, argumenté, rappelé, fait du charme et finalement sollicité l’intervention d’un ami de son frère, le bien nommé père Prieur. Finalement, « à titre tout à fait exceptionnel », elle avait eu l’autorisation d’emmener dix élèves de sa classe de CM2 visiter le Sacré-Cœur.

– Vous comprenez, nous travaillons sur l’histoire de Montmartre, ce serait dommage que ce monument ne figure pas dans l’exposition que la classe prépare pour la fin de l’année.

Elle avait emporté le morceau arguant que « cette architecture tellement particulière était un exemple peu ou prou unique du style romano-byzantin à Paris ».

Louise savait qu’il y avait d’autres lieux de culte de ce style dans la capitale, en particulier deux synagogues construites sous l’autorité d’Haussmann, mais ses interlocuteurs semblaient l’ignorer. Ou pire.

Le jour dit, il avait fallu en encourager plus d’un élève pour les faire grimper les 292 marches qui menaient au dôme, mais avec le ciel clair et l’air froid qui emballaient la capitale et ses environs, la vue valait vraiment le coup. « Le meilleur moyen de ne pas voir cette horreur, c’est d’être dedans », se dit-elle in petto en parodiant Maupassant qui déjeunait souvent au restaurant de la Tour Eiffel pour ne pas voir ce « squelette disgracieux et géant » qu’il exécrait.

Elle avait repéré les lieux, les avait fait mesurer par ses élèves, avait pris des dizaines de photos. En faisant parler la toute jeune sœur Bénédicte, préposée à l’accueil, elle avait appris les heures d’ouverture et de fermeture des portes, celles des offices célébrés quotidiennement dans la basilique. Elle avait écouté avec consternation sœur Bénédicte lui expliquer qu’on priait jour et nuit dans la basilique. Des groupes ou des individus s’inscrivaient quotidiennement pour « les nuits d’adoration […] même en période de couvre-feu », avait fièrement précisé la sœur. Louise pensait que c’était fou comme le dieu de ces bigots n’avait aucune mémoire pour que ses fidèles soient constamment obligés de se rappeler à Lui. Mais – illumination divine ? – cela serait finalement utile à son projet.

***

– Alors, tu es partante ?

Gerda hésita une seconde

– Évidemment !…

Elle se ravisa.

– Tu crois qu’il y a des risques ?

– Si chacun fait ce qu’il a à faire, ça ira, affirma Louise. Au pire, quarante-huit heures au poste. Les médias vont adorer. Ils sont tellement prévisibles, tellement en quête de « ce qui va faire du clic ». On va leur servir un truc sur un plateau, ils seront ravis ! Et les avocats se précipiteront pour nous défendre, si nécessaire. Nous serons une noble cause !

Gerda avait encore besoin d’être rassurée.

– Les autres sont tous d’accord ?

– Béa et Bri sont ok. Elles peuvent faire la banderole, Chan s’occupera du graphisme et, pour l’impression, ne me demande pas comment mais c’est encore un plan de Bri. Elle nous garantit 1 mètre de haut sur 10 de long.

– Et la peinture ?

– Loulou, Miguel, Rosa et Valo l’apporteront en plusieurs fois et la cacheront sous une bâche à côté de l’escalier qui conduit au dôme. En ce moment, c’est tranquille, personne n’y va.

Gerda fit la grimace.

– Tu comptes toujours vingt pots de 20 kilos ? T’es sûre que tu peux financer tout ça ?

– Mon grand-père m’a filé du fric. Il veut voir ça avant de mourir ! Tu t’occupes de faire ouvrir la porte ?

– Je ne suis pas pour rien fille de serrurier. Mon père m’accompagnera. Pour « la bonne cause », il est toujours partant.

– Parfait. Momo, Sylvain et Lulu seront là aussi pour nous prêter main-forte.

***

Tout se présentait sous les meilleurs auspices.

Pour leur permettre d’entrer dans les lieux, Louise avait inscrit le groupe à la « nuit d’adoration ».

Les 17 mars, à 21 h 30, ils avaient reçu leurs badges d’accès, tous sous un faux nom. Il y avait Eugénie Varlin, Auguste Verqui, Clémence Jean-Baptiste, Rosa Grand-Duché, Nathalie Le Mel, Andréa Léo, Julien Levals, etc.

À 23 heures, ils s’étaient un à un discrètement éclipsés. Le père de Gerda les attendait devant l’escalier qui conduisait au dôme. Crocheter la porte d’entrée fut pour lui un jeu d’enfant. Le couvre-feu était finalement une bénédiction, personne ne traînait dans le coin. Comme prévu, les pots de peinture étaient cachés dans un recoin, sous une bâche. La banderole aussi. Gerda monta la première avec un pot, les autres arrivèrent au fur et à mesure, chacun portant un pot ou deux, tels les rois mages en procession (les « reines mages » ? se demanda fugacement Louise). Celle-ci fermait la marche, portant la banderole avec Bri. Ce ne fut pas une mince affaire de faire monter l’escalier en colimaçon à ce rouleau qui pesait son poids.

Ils montèrent.

Ils montèrent.

Ils montèrent, et enfin arrivèrent en haut. Le temps de reprendre leur souffle, ils se placèrent en arc de cercle, chacun tenant un pot ouvert devant lui. Au signal de Louise, ils entonnèrent mezzo voce La Semaine sanglante de Jean-Baptiste Clément et basculèrent les pots en avant, par les ouvertures qui donnaient sur le centre de la ville.

 

Oui mais !

Ça branle dans le manche,

Les mauvais jours finiront.

Et gare à la revanche,

Quand tous les pauvres s’y mettront !

Quand tous les pauvres s’y mettront !

 

La peinture rouge coula à flots. Elle ruissela sur le dôme, s’étala, dégoulina jusqu’au plus bas. Chan et Valo, rodés par deux mois dans la ZAD de Notre-Dame des-Landes, arrimèrent la banderole en vitesse et tous se sauvèrent sans demander leur reste.

Tôt le lendemain matin, les télévisions, les sites d’info, les réseaux sociaux publiaient et relayaient largement la photo : du haut du Sacré-Cœur, de larges coulures rouges s’étalaient sur le dôme sous une immense banderole : CECI EST LE SANG DU PEUPLE, LA COMMUNE N’EST PAS MORTE ! La presse s’interrogeait sur l’identité des auteurs : des anarchistes ? Des black blocs ? Des islamo-gauchistes ? Des communistes ? Des voix, nombreuses, dénonçaient « une profanation scandaleuse », « une dégradation sacrilège », « une offense à la France ». Le ministre de l’Intérieur annonça les sanctions les plus sévères contre les auteurs de ce « crime contre notre civilisation ». Une souscription fut lancée et toutes les grandes fortunes de France donnèrent aussitôt pour « laver la souillure impie ».

***

Chez Louise il y avait du café, du thé, des chouquettes pour toute la bande.

Écoutez ça, lança-t-elle par dessus le brouhaha, notre pétition pour que la peinture rouge reste sur le Sacré-Cœur, « au nom de l’histoire de ce lieu » a déjà près de cinq mille signatures !

Ils éclatèrent de rire et reprirent en chœur :

 

Oui mais !

Ça branle dans le manche,

Les mauvais jours finiront.

Et gare à la revanche,

Quand tous les pauvres s’y mettront !

Quand tous les pauvres s’y mettront !

 

Au pied du square Louise-Michel, un vieil homme qu’on ne voyait jamais dans le quartier se fit filmer par des touristes japonais. Levant le poing, il lança d’une voix puissante :

– Vive la Sociale !

Puis il sourit. Une larme brillait dans ses yeux.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021