Par

7.png

Mon nom est Pierre-Edmond Parrot, je suis retraité du barreau de Paris depuis quatre ans, mais j’ai conservé quelques-unes de mes anciennes habitudes, comme celle d’aller boire un café à la brasserie des Deux palais, à quelques enjambées du palais de Justice, où j’ai passé plus de quarante ans de ma vie d’avocat.

Avec le temps et la mort de mon épouse, je suis devenu un lecteur boulimique, et je fuis dans les fictions un monde qui m’est devenu de plus en plus étranger.

Ce dimanche-là du mois de mai 2019, j’étais plongé dans la lecture d’un roman sur la Commune de Paris intitulé Le Sang de la Commune. Il commençait ainsi : « Il est évident qu’une telle furie meurtrière de la part des versaillais tendait à écraser, tout autant que des hommes, une idée et une œuvre. »

L’esprit en révolte, mais le fessier confortablement installé sur ma banquette, j’avais, encore plus que d’habitude, du mal à quitter la séculaire brasserie pour rentrer chez moi où ne m’attendait personne, du moins le croyais-je.

Je songeais que c’était justement un dimanche de mai comme aujourd’hui, et également vers 15 heures, que les versaillais étaient entrés dans Paris pour y écraser l’insurrection populaire…

Mon domicile se trouve à quinze minutes à pied du palais, dans le quartier du Marais, rue des Lions très exactement.

Une fois rentré chez moi, fidèle à mon rituel, je m’allongeais dans le bureau obscur de feu mon épouse, sur le vieux divan qu’elle utilisait pour recevoir ses patients, et qui était idéal pour la sieste. Je somnolais généralement une petite heure avant de me remettre à mes travaux d’écriture, lesquels n’avaient rien de fictionnel.

J’étais en train de glisser doucement dans le sommeil, quand soudain, à ma grande stupeur, une voix féminine inconnue se fit entendre…

– Sais-tu que ta victime est encore là ?

Je me redressai brusquement et restai un moment interdit, le cœur cognant très fort.

Je ne rêvais pas, une jeune femme se tenait debout de l’autre côté de la pièce, dans la pénombre, elle était… couverte de sang ! Figé, le sang. Je clignais les yeux, doutant de la réalité de ce que je voyais, mais j’étais bel et bien éveillé et n’hallucinais pas !

Certes, à midi, j’avais bu quelques verres de trop d’un excellent blanc sec du Jura, un savagnin de grand caractère. Ce vin était-il pour quelque chose dans mon délire ?

Effrayé par ce qui me semblait la manifestation d’une bouffée délirante, pensant que je devenais fou, je dégainais mon portable prêt à appeler un ami médecin à mon secours.

– Sais-tu que ta victime est encore là ? répéta alors la jeune femme de sa voix basse et excessivement douce.

Cherchant désespérément à comprendre ce qui se passait, je songeais alors à cette histoire, inspirée par la Commune de Paris, que j’étais en train de lire. Les images d’épouvante contenues dans le récit se bousculèrent dans ma mémoire… Images de corps noircis de poudre et couverts de sang ; visages tuméfiés ou défigurés par d’atroces blessures… Des visions insupportables d’yeux explosés, de mains arrachées, de mâchoires et de dents brisées à coups de crosse, de crânes et poitrines défoncés, se télescopaient avec celles des blessés et mutilés d’aujourd’hui, ce peuple des gilets jaunes frappé à coups de flash-balls en pleine tête et de grenades explosives leur arrachant mains et pieds… Le sang des uns se mêlant à celui des autres, ceux de 1871, quand les versaillais, ceux de l’armée régulière répondant aux ordres du gouvernement légal du pays dirigé par Adolphe Thiers, massacrèrent les communards sans distinction d’âge, ni de sexe. Carnage qui fit, en apothéose finale, des dizaines de milliers de victimes exécutées sans jugement entre le 22 et le 29 mai. Avec les corps des suppliciés, c’était une utopie politique et sociale que l’on fusillait.

***

Était-ce l’incarnation de la Semaine sanglante qui se dressait soudain devant moi telle la statue du commandeur ?

Comme dans un songe, d’une voix blanche et presque inaudible, j’essayais péniblement d’articuler quelques mots, toujours persuadé que j’étais en plein délire :

– Ma victime ? Vous voulez dire celle des versaillais ? Vous êtes l’une de leurs victimes ?

Un bref instant je crus que le son de ma voix, aussi étouffé soit-il, allait faire disparaître l’effrayante visiteuse. Il n’en fut rien. Au contraire, elle s’anima et répondit de sa voix trop douce et comme souterraine :

– Oui, je suis l’une de leurs victimes, mais aussi la tienne… Les versaillais ont encore gagné contre le peuple de Paris. Le Paris populaire et utopiste des années 1970… Le Paris et la France du « peuple de gauche »…

– Les versaillais ? En 1970 ?

– Les versaillais sont partout, tout le temps, toujours… Dans les ministères, dans les universités, dans les rédactions, dans les galeries, chez les éditeurs… Partout ! Et d’ailleurs, toi-même…

Piqué au vif, j’oubliais soudain l’étrangeté ahurissante de la situation pour m’indigner :

– Ah non ! pas moi ! C’est faux ! Je ne suis pas un versaillais !

– Tu m’as donc oubliée à ce point ? soupira l’apparition.

Brusquement tout me revint avec une violence inouïe. Mon passé de révolutionnaire (en peau de lapin) me frappa au visage mieux qu’un flash-ball mais, au lieu de me crever les yeux, il me les ouvrit. Le retour du refoulé… Je la reconnus, c’était elle ! C’était Cassandre ! Cette femme que j’avais tant aimée, tant désirée, avant… avant de l’abandonner, nue, blessée, aux griffes et aux crocs de l’ennemi… aux griffes et aux crocs des contre-révolutionnaires… aux griffes et aux crocs des… « versaillais » ! Oui, des versaillais ! Elle avait raison. Certes, je n’étais pas de l’armée des massacreurs, seulement des traîtres ordinaires qui pullulaient dans ces années-là, celles du grand retournement de veste.

Cassandre – la bien nommée – qui avait tout anticipé dès les années 1970, et que personne n’avait cru. Que tous prenaient pour une folle, une asociale, une paranoïaque.

Est-ce pour cela qu’après elle, pour me racheter une respectabilité bourgeoise, j’ai choisi de vivre avec une psychanalyste, psychologue clinicienne, née dans un bourg près de… Versailles !

***

Mais ce n’était pas feu mon épouse qui, en cet après-midi de mai, se tenait en face de moi. C’était…

– Cassandre !

Elle hocha la tête et ses yeux de chat se plissèrent.

Je bafouillais :

– Cassandre… Mais… je… je te croyais…

– Morte ?

– Oui.

– Je le suis.

– !

Tout me revint. Ce matin-là, après l’enterrement d’un vieil ami défunt, je déambulais rêveusement entre les tombes du Père Lachaise, dans ce lieu imprégné d’art, de culture et d’histoire. Il faisait beau et chaud. Mes pas me dirigèrent vers l’avenue circulaire qui borde le cimetière, et, en arrivant près du mur devant lequel 147 fédérés, combattants de la Commune, ont été fusillés et jetés dans une fosse ouverte au pied du mur, je la vis. Elle était moulée dans une longue robe rouge cerise, boutonnée de haut en bas sur le devant, et au col échancré. Ses cheveux d’un roux foncé aux mèches indisciplinés, étaient coupés court et de manière irrégulière, comme à grands coups de ciseaux. Elle tenait un carton à dessin sous le bras et un sac en vieux cuir fauve était accroché, en bandoulière, à son épaule.

Elle était belle, hiératique, solitaire, insolite, étrange.

Je fus fasciné.

Elle semblait être à cet instant, et sous ce soleil éclatant, l’incarnation de ce moment d’émancipation ouvrière payée au prix du sang.

Elle sentit ma présence et tourna la tête vers moi, me fixant un instant de ses yeux de félin légèrement obliques. J’en tombais instantanément d’autant plus amoureux que mon cœur était à prendre. Le sien aussi.

***

Quelques semaines plus tard, j’entrais dans le monde de Cassandre. Le monde d’une artiste et d’une révoltée. Une maison ouvrière transformée en atelier, « villa Godin », rue de Bagnolet. Les murs étaient équipés en cimaises, crochets et câbles… Des toiles vierges ou non étaient stockées dans une grosse armoire sur mesure au fond d’une pièce aménagée (genre dressing). Il y en avait des dizaines. Étagères, placards, casiers, coffres, paniers en osier… tout était bon pour entreposer matériel, bouquins, et travaux artistiques…

Ce fut l’amour fou. Une passion qui dura six ans exactement. Jusqu’en juillet 1984.

Hélas, Cassandre en avait rendu bien d’autres complètement fous, mais de haine. Trop de talent, trop de beauté, trop de liberté, trop de révolte, trop de franc-parler… On la brûla comme une sorcière du Moyen Âge, avec des mots, des rumeurs, des insultes… Nous étions devenus des parias, y compris dans ma propre famille…

J’ai fui cet enfer. Je suis rentré dans le rang, la laissant derrière moi, seule, face à la meute. La horde des lyncheurs.

Elle a sauté dans le vide pour leur échapper.

Bien des gauchistes ont fini sur le divan de psychanalystes, moi je me suis débrouillé pour en épouser une ! J’étais ainsi du bon côté du divan. Certains de mes amis se sont suicidés, moi, je me suis embourgeoisé, une autre forme de suicide ? En tout cas d’abdication.

Cassandre est revenue dans ma vie, en ce mois de mai 2019, profitant d’une sorte de…  faille. Ma solitude, la somnolence, ma lecture du moment, l’actualité déprimante…

En avril 1871, une affiche avait été collée à l’intérieur du palais des Tuileries. On pouvait y lire :

« Peuple ! L’or qui ruisselle sur ces murs, c’est ta sueur. »

Lorsque les versaillais furent là, le peuple comprit que cet or, c’était aussi son sang. 

Cassandre s’est évaporée aussi vite qu’elle m’était apparue… Cela m’a un peu frustré car, étrangement, j’aurais aimé pouvoir parler avec elle. Dimanche après dimanche je l’ai attendue, espérée, appelée, mais elle n’est plus jamais revenue.

Peu à peu, j’ai fini par comprendre ce qu’elle me demandait : comprendre, justement !

Comprendre les morts, le désespoir, la douleur, la trahison, l’humiliation, la détresse, la violence, la cruauté… l’incommensurable bêtise.

Comprendre Versailles.

Je comprenais que Versailles tient toujours Paris. Derrière les grilles verrouillées de ses hôtels. Dans les cocktails et les vernissages. Dans les clubs et les restaurants. Dans les médias et les ministères. À l’Assemblée nationale

À l’Élysée. Dans les commissariats et les préfectures. Dans les mairies et les banques.

Partout !

Jeudi 21 janvier 2021 

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021