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Est-il possible de penser les logiques d’exclusion que l’on retrouve à l’œuvre dans le racisme sans pour autant recourir au concept de race ? Les analyses de Norbert Elias offrent en la matière une approche éclairante.

Dans la bibliographie de Norbert Elias, Logiques de l’exclusion (titre original : The Established and the Outsiders) semble occuper une place à part : le livre, paru en anglais en 1965, est un des rares ouvrages que ce chercheur plutôt solitaire ait écrit « à quatre mains » (avec le sociologue John L. Scotson, son élève) ; surtout, il constitue la seule véritable enquête ethnographique – portant sur un objet très circonscrit et tout à fait contemporain – d’un auteur plutôt voué à l’étude des textes, à la plongée dans le passé, aux recherches sociohistoriques de grande envergure.

Une enquête ethnographique
Dans Logiques de l’exclusion, Norbert Elias cherche à comprendre la structuration et le fonctionnement social d’un faubourg de Leicester, qu’il désigne sous le nom de Winston Parva. Il remarque que Winston Parva se compose de trois quartiers distincts : un quartier « bourgeois », où résident des cadres, professions libérales, hommes d’affaires (Q1) ; le « village », principalement ouvrier (Q2) ; et un autre quartier à dominante ouvrière, plus récent, séparé du précédent par une voie de chemin de fer (Q3).
En termes de nationalités, de catégories socioprofessionnelles, de revenus, de niveaux de vie, peu de choses distinguent Q2 et Q3. Mais cette relative similarité objective n’a pas, sur l’organisation du territoire, les conséquences que l’on pourrait attendre. En menant des entretiens avec divers habitants des trois zones, Norbert Elias et John L. Scotson s’aperçoivent que le clivage principal n’est pas celui qui sépare le quartier bourgeois des quartiers populaires, mais celui, très fort, qui oppose les deux quartiers ouvriers, Q2 et Q3. Auprès des habitants de Q1 et Q2, Q3 et ses occupants pâtissent d’une image calamiteuse (« ils n’ont pas les mêmes valeurs [que nous] », « ils n’ont pas de morale », « des réfugiés, une bande de poivrots, voilà ce qu’ils sont », « ils sont la source de tous les ennuis » etc.).
Cette mauvaise réputation de Q3 s’accompagne d’une ségrégation de fait : ses habitants, mal accueillis dans les lieux de sociabilité établis (cafés, associations, paroisses…) de Q2, se replient sur des lieux à part ; hors de l’usine, les échanges entre les gens de Q2 et ceux de Q3 sont rares.

Un rapport de domination et un travail de stigmatisation
Norbert Elias cherche à comprendre la raison et les mécanismes de cette dissociation entre deux zones qui, sur le papier, paraissent proches. Et c’est dans l’histoire (récente) de Winston Parva qu’il trouve ce principe de différenciation : Q2 est (comme Q1) un quartier (plus) ancien, où les résidents sont installés de longue date – depuis assez longtemps, en tout cas, pour s’y sentir chez eux, et pour avoir développé, entre eux, des liens étroits, des rites et des références partagés. Q3, au contraire, est un quartier (plus) récent, accueillant des familles venues de diverses régions du pays, qui n’ont pas d’histoire commune et peu de liens entre elles. À Winston Parva s’opposent donc un groupe d’« établis », doté d’une très forte cohésion, à qui son autochtonie confère un statut de (relatif) dominant ; et un groupe humain aux structures plus lâches, moins consistant, qui ne jouit pas de la même ancienneté sur place, et qui, dans le contexte local, se trouve dominé.
Ce rapport de domination est produit et entretenu, au quotidien, par le groupe dominant. L’un des principaux vecteurs de cette domination est la pratique, au sein du « village », du gossip (commérage, potin, ragot). Norbert Elias et John Scotson sont frappés, en effet, par la récurrence des gossips manifestant, tout à la fois, la supériorité des gens de Q2 et l’infériorité de ceux de Q3.
Ce travail de stigmatisation répétée n’a pas pour seule conséquence de conforter l’image collective des habitants de Q2 ; elle pèse aussi sur les gens de Q3, qui, faute de pouvoir s’intégrer au groupe « établi », auront tendance à accepter le stigmate, à intérioriser l’image collective produite par leurs voisins, à se vivre comme des inférieurs ou des outsiders, à vivre comme des déviants. [Déviance et délinquance ont d’autant plus cours au sein de Q3 que l’interconnaissance, la solidarité, l’encadrement et le contrôle social y sont faibles.]

« Il invite à dénaturaliser l’antagonisme, et à considérer que celui-ci est moins le résultat d’une différence substantielle entre deux groupes d’individus que le produit d’une construction sociale. »

Est-il question, ici, de racisme ? À première vue, non. Il n’y a pas, entre les « établis » de Q2 et les « outsiders » de Q3, de différence « nationale » ou « ethnique », et l’on est tenté, d’abord, de distinguer la situation de ségrégation décrite par Norbert Elias des situations de racisme caractérisé. Pourtant, Norbert Elias n’a pas caché que sa réflexion sur les relations établis/marginaux était sous-tendue par sa propre expérience du racisme. Né dans le Reich de Guillaume II, au sein d’une famille de la bourgeoisie juive, culturellement très intégré, parfaitement germanisé, plus attaché à la culture allemande qu’à une quelconque identité israélite, Norbert Elias s’est néanmoins trouvé rejeté comme élément étranger à la communauté allemande, au point de devoir s’exiler en 1933. On comprend ce qui, dans la situation de Winston Parva (et singulièrement des habitants de Q3), fait écho à la destinée personnelle de Norbert Elias : quoique objectivement très semblable au reste des Allemands, il a été mis au ban par le groupe majoritaire.
On peut donc considérer qu’avec son étude sur Winston Parva, Norbert Elias propose des éléments pour une lecture « déracialisée » du racisme. En étudiant un cas d’exclusion où la différence raciale/ethnique est quasi nulle, il invite à dénaturaliser l’antagonisme, et à considérer que celui-ci est moins le résultat d’une différence substantielle entre deux groupes d’individus que le produit d’une construction sociale, d’un travail de délimitation symbolique et de rejet pratique de la part du groupe « établi ». La question qui se pose, dès lors, n’est plus tant celle du choc des races et des civilisations, mais celle de l’image qu’un groupe se fait de lui, et de sa capacité plus ou moins à s’ouvrir, à reconnaître dans l’autre un semblable. Sans doute Logiques de l’exclusion ne livre-t-il pas le fin mot sur les oppositions ethniques et la haine raciste ; mais, en un temps où les antagonismes identitaires ne cessent de s’aviver, il propose un point de vue décalé et salubre.  

Antony Burlaud est politiste. Il est doctorant en science politique à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020