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Le populisme est aujourd’hui un « concept valise ». Pour autant faut-il ignorer la réalité politique et idéologique dont il est le nom ?

Le populisme fait plus que jamais l’objet d’un débat clivant. Il y a ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une « injure polie » visant à discréditer l’autre ou d’une notion « flottante » qui ne sert pas à grand-chose ; d’autres que c’est le bon concept pour rendre compte de l’émergence, en Europe et dans le monde, de courants politiques nationalistes et identitaires, autoritaires et xénophobes, issus de l’extrême droite et de la droite, dont la caractéristique commune est de se réclamer du peuple pour mieux l’enfermer dans une nouvelle servitude ; d’autres encore, parmi les libéraux, y voient l’opportunité de retrouver la confiance des peuples en mêlant un néoconservatisme sociétal à des politiques économiques ultralibérales de type that­ché­rien ; d’autres enfin, se situant paradoxalement dans le camp de l’alternative progressiste aux politiques libérales, s’en réclament explicitement, en affirmant vouloir substituer au clivage gauche/droite un rapport antagonique entre peuple et élite.

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De quoi le populisme est-il le nom ?
J’ai bien conscience que le populisme est aujourd’hui un « concept valise » et qu’il est difficile parfois de démontrer son caractère opératoire. Pour autant, dans l’attente d’une meilleure théorisation, faut-il ignorer la réalité politique et idéologique dont il est le nom ? Je ne le pense pas. D’abord, parce qu’il s’agit moins d’un concept que d’une catégorie de la pratique médiatique, politique et intellectuelle. Ensuite, parce qu’il s’est imposé dans l’espace public, y compris celui de la recherche, pour qualifier l’émergence de forces politiques et d’idéologies aux sources historiques évidentes mais nouvelles par leur inscription dans le monde d’aujourd’hui. Il est urgent d’analyser ces formes contemporaines de résurrection du nationalisme, de renaissance des identitarismes ethniques et/ou religieux, de revitalisation de la xénophobie et du racisme. Leurs effets sociaux, culturels et politiques sont dangereux et attentatoires à la démocratie et aux libertés. C’est à l’extrême droite que ces courants prospèrent mais désormais ils étendent leur influence à des pans entiers des droites que l’on qualifie de « classiques ». On assiste ainsi à une large recomposition politique qui rebat les cartes au sein du camp conservateur, contribuant ainsi à son renforcement et dressant chaque jour un peu plus des obstacles aux alternatives progressistes à l’ordre établi. Il faut les analyser d’autant plus en Europe où ils parviennent à apparaître pour une part non négligeable de la population comme une alternative aux désastreuses politiques libérales.

« Occulter la lutte de classes permet aux populistes de gommer le clivage gauche/droite et d’associer ainsi des idées et des valeurs réactionnaires et progressistes. »

Ces populismes prétendent s’exprimer au nom des peuples et de leur « identité » pour mieux les sauver de la « catastrophe annoncée », mais à aucun moment ils ne posent la question de l’abolition des systèmes de domination qui pèsent sur les êtres humains et sur la nature, et règlent la marche du monde : le capitalisme globalisé et financiarisé, l’impérialisme et le néocolonialisme, le patriarcat ou encore les formes exacerbées de xénophobie et de rejet de l’autre. Ils refusent totalement l’idée même de luttes de classes opposant les classes possédantes aux classes qu’elles exploitent, dominent et aliènent. Ils veulent leur substituer des antagonismes variables qui sont autant d’impasses : les peuples contre des élites non définies, les nationaux contre les étrangers, les « guerres de religion », la chrétienté contre l’islam ou l’islam contre toutes les autres religions, ou encore le « choc des civilisations », l’Occident contre les nouveaux barbares, les purs contre les impurs…
Ces populismes peuvent présenter des figures différentes en fonction des traditions nationales, des situations géopolitiques ou des traits culturels et religieux spécifiques, mais ils possèdent des caractéristiques communes qu’il est important d’analyser pour mieux les combattre.

« Les populistes s’acharnent à déconnecter la culture de toute exigence artistique et de toute pensée critique et émancipatrice. »

Des caractéristiques communes
La référence au peuple
Les populismes font sans cesse référence au peuple. Mais il s’agit d’un peuple essentialisé, porteur d’une vérité unique voire d’une âme, fondée, certes non plus sur une conception biologique de « la race pure » (c’est encore vrai pour certains groupes néofascistes), mais sur une « identité commune », qui peut être une « identité nationale » et/ou un dogme religieux. Cette « identité » peut fluctuer en matière d’échelle : de la nation à l’Europe, de l’Occident à des visions fondamentalistes de la chrétienté, de l’islam ou de la judaïté. Elle se nourrit de l’histoire coloniale et esclavagiste qui a construit les pseudo-théories de l’inégalité des « races » et/ou des « civilisations ». Elle définit un « nous » contre tous les autres, qu’il s’agisse des pays étrangers dans le monde ou des ennemis de l’intérieur, ces « immigrés », ces « étrangers », ces « pas de chez nous », constitués en boucs émissaires de tous les maux du peuple alors qu’ils en sont partie intégrante.

La déconnexion avec les rapports de classes
Cette vision communautarisée ou ethnicisée du peuple est totalement déconnectée des rapports de classes. Elle brouille les repères sociaux, ne fait plus de différence entre ceux qui possèdent les moyens financiers et industriels donc les richesses produites et ceux qui subissent au quotidien les formes diversifiées de l’exploitation économique, de la domination sociale et de l’aliénation culturelle, au sein desquelles s’insinuent et se surajoutent le sexisme et le racisme dont les populistes se réclament ouvertement. Occulter la lutte de classes permet aux populistes de gommer le clivage gauche/droite et d’associer ainsi des idées et des valeurs réactionnaires et progressistes. C’est le fameux processus de triangulation qui permet de rallier dans un même combat des sensibilités différentes. Ainsi quand Marine Le Pen lance son mot d’ordre, « la laïcité contre l’islam », cela lui permet de créer un point de convergence entre des racistes, singulièrement les islamophobes, des chrétiens traditionalistes qui refusent l’islam pour des raisons théologiques, des partisans de la colonisation qui le rejettent pour des raisons historiques, mais aussi des féministes qui voient dans l’islam leur ennemi principal ou des républicains pour qui la laïcité est d’abord un combat permanent contre toutes les religions.

« L’autoritarisme est consubstantiel au populisme parce qu’il part du principe que les peuples ne font pas l’histoire et que leur destin doit s’incarner inévitablement dans un chef charismatique, un guide capable de fédérer le peuple autour de lui et de lui indiquer la voie à suivre. »

Le populisme culturel
La dimension culturelle du populisme est essentielle à son efficacité sociale et idéologique. Elle s’articule autour d’un récit national et d’un repli identitaire, ethnocentrique, xénophobe et assimilationniste qui tente de priver cha­que individu de son bagage culturel et de le conduire à s’intégrer à un modèle culturel unique. Ce « récit national » est totalement réécrit par des idéologues réactionnaires sur un mode unitaire et essentialisé.
S’accommodant fort bien du fait que la marchandisation impose l’idée consumériste d’une prétendue liberté de choix dans une « offre de produits culturels » fabriqués à la sauce de l’audimat et du « moins-disant culturel », les populistes s’acharnent à déconnecter la culture de toute exigence artistique et de toute pensée critique et émancipatrice. Ils la réduisent à un dérivatif immédiat, la « télé-réalité » par exemple, fort éloignée du quotidien vécu par les gens. Eux savent ce que veut le peuple, « du pain et des jeux ». L’effet recherché n’est rien moins que l’anesthésie des « classes dangereuses », la fabrication de l’aliénation culturelle, la servitude volontaire et l’acceptation de l’ordre inégalitaire.

Le culte du chef
Les populismes mettent fondamentalement en cause le cœur des « Lumières » : la rationalité dans l’analyse des origines de l’humanité com­me dans la connaissance de la marche des sociétés, toute recherche universelle d’un bien-être commun et la question clé de la démocratie. Au pouvoir ou dans l’opposition, ils sont d’ailleurs à l’origine de dérives autoritaires et sécuritaires aujourd’hui généralisées en France, en Europe et dans le monde. Cet autoritarisme est consubstantiel au populisme parce qu’il part du principe que les peuples ne font pas l’histoire et que leur destin doit s’incarner inévitablement dans un chef charismatique, un guide capable de fédérer le peuple autour de lui et de lui indiquer la voie à suivre. Cette théorie de l’homme providentiel s’appuie sur la vision réactionnaire des foules développée au début du XXe siècle par Gustave Le Bon. Selon lui, les peuples fonctionnent, non à l’intelligence des situations, des intérêts à défendre ou à un imaginaire révolutionnaire, mais à des émotions immédiates, à des affects, voire à une hystérie collective annihilant tout esprit rationnel et critique. Ils ont donc, selon cette théorie, un absolu besoin de confier leur destin à un individu qui saura incarner et exprimer leurs désirs et leurs aspirations dans un rapport quasi charnel avec eux.

La mise à l’écart des corps intermédiaires et de la séparation des pouvoirs
Le « chef » va exercer le pouvoir directement et sans corps intermédiaires parce qu’il est le seul à comprendre et à savoir gouverner son peuple. C’est pourquoi les régimes populistes – en cela ils sont aujourd’hui rejoints par les néolibéraux – s’en prennent à tous les corps intermédiaires : les parlements transformés en chambres d’enregistrement des décisions du « leader » ; les collectivités locales à qui on retire toute autonomie au profit d’une technostructure verticale et étatiste ; les syndicats accusés de faire écran dans les entreprises entre les travailleurs et les patrons et auxquels on veut opposer une collaboration de classe à la base parfaitement assumée au nom de l’efficacité économique, niant ainsi toute utilité à un syndicalisme de lutte à une échelle confédérale et interprofessionnelle. La dérive autoritaire et la haine des corps intermédiaires débouchent inévitablement sur la mise en cause de la séparation des pouvoirs, en particulier le pouvoir judiciaire et celui de la presse, et pour finir l’atteinte aux libertés individuelles et collectives.

« La vision de Chantal Mouffe d’un peuple se rassemblant à l’affect autour d’un chef, fût-il charismatique, outre qu’elle est foncièrement antidémocratique, évacue les rapports de classe au profit d’une image unitaire du peuple s’opposant à une élite. »

Du populisme au libéralisme autoritaire
On le voit, les idéologies populistes n’ont fondamentalement pas pour objectif l’émancipation des peuples et encore moins celle des êtres humains. Elles constituent des impasses, voire des roues de secours pour sauver un système capitaliste profondément en crise et qui a perdu la confiance des peuples. C’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui leur in­­­­­­­­flu­ence ne se réduit pas à la recomposition des droi­tes extrêmes et des extrêmes droites. Entièrement ou par fragments, elles occupent le débat public et imposent leur hégémonie culturelle. C’est ainsi que les néolibéraux n’hésitent plus à renier certains principes fondateurs du libéralisme, pour intégrer dans leur discours et leur pratique des dimensions essentielles de l’idéologie populiste. L’affirmation par Emmanuel Macron d’un pouvoir monarchique, quasi « mystique » et jupitérien, s’accompagne ainsi d’une dérive autoritaire et sécuritaire contre les libertés, d’un antiparlementarisme primaire où les élus sont réduits à une fonction d’expertise, d’un tissu local et social vidé de sa substance démocratique, enfin d’une offensive antisociale sans précédent, s’en prenant au mouvement syndical avec une violence inouïe : verbale avec la morgue et l’arrogance qui semblent le caractériser, physique quand on voit la violence policière qui s’abat sur les mouvements sociaux. Il y a des dimensions populistes au pouvoir macronien.

Sur le « populisme de gauche »
L’émergence à la gauche de l’échiquier politique de courants qui se réfèrent explicitement au populisme et lui trouvent des vertus nécessaires à la prise de pouvoir trouve son origine en Amérique latine au sein d’une social-démocratie qui refuse à la fois le ralliement à un marxisme révolutionnaire incarné sur ce continent par le Che et l’expérience cubaine et l’adhésion au « blairisme » triomphant en Europe.

« “Le populisme de gauche” est un oxymore, il y a une contradiction antagonique entre les deux termes. »

Pour m’en tenir à la France insoumise, une question se pose : le « populisme de gauche » revendiqué par ses principaux dirigeants (Jean-Luc Mélenchon dans plusieurs textes ou encore Alexis Corbière et Charlotte Girard lors des débats récents à la Fête de l’Humanité), est-il compatible avec le nécessaire rassemblement de toutes les forces alternatives dans le combat contre Macron ? Ma réponse est positive, tant est forte l’exigence unitaire dans le pays. Mais je pense aussi nécessaire qu’un débat ait lieu sur le concept de gauche que la FI rejette désormais parce que galvaudée par les dernières expériences socialistes, pour en renouveler la définition et la politique à promouvoir. Certes, la FI semble de plus en plus assumer son discours populiste qu’elle qualifie d’« humaniste » pour se différencier du FN, et privilégie une stratégie autonome d’union du peuple autour d’elle au détriment d’une alliance à gauche qu’elle qualifie de « vieille politique ». Ce débat public et citoyen doit donc porter sur les contenus de l’alternative comme sur les modalités du rassem­blement. Il y va de l’avenir des luttes sociales et du mouvement de transformation dans notre pays. En même temps, il me paraît indispensable de poser la question suivante : le populisme est-il une bonne voie pour la transformation sociale en France et en Europe ?
Afin d’ouvrir ce débat, je veux dire ici pourquoi je réponds négativement à cette question. Pourquoi se réclamer du populisme me semble dangereux pour l’avenir du mouvement transformateur ? Parce que « le populisme de gauche » est un oxymore et qu’il y a une contradiction antagonique entre les deux termes. En premier, parce que la vision de Chantal Mouffe d’un peuple se rassemblant à l’affect autour d’un chef, fût-il charismatique, outre qu’elle est foncièrement antidémocratique, évacue les rapports de classe au profit d’une image unitaire du peuple s’opposant à une élite, là encore mal définie, et ne permettant pas d’analyser clairement les classes et les intérêts en présence. En second lieu, si la lutte de classes est remplacée par une opposition entre un peuple et des élites, que fait-on quand on s’est débarrassé des élites, même en admettant, comme le dit la FI, qu’on les assimile aux oligarchies financières ? Dans la vision populiste du monde il y a, qu’on le veuille ou non, l’idée que ce n’est pas le peuple qui fait l’histoire mais ses représentants, le chef et la force politique à qui il a confié son destin et qui doivent le guider vers le bonheur auquel il a droit. Il s’agit donc bien d’un bonheur octroyé ou, pour dire les choses autrement, d’une volonté de faire le bonheur du peuple à sa place. Le comportement « avant-gardiste » de la FI, sa forme d’organisation, non démocratique de son propre aveu, pyramidale et centraliste, enfin le caractère tribunitien de son leader laissent volontiers penser que la FI partage cette conception de la politique. Ce n’est pas celle des communistes français aujourd’hui, précisément parce qu’ils ont tiré les enseignements de leur histoire et de celle du XXe siècle. En cette année 2017, centenaire de la révolution d’Octobre, est-il besoin de rappeler qu’« il n’y a pas de processus révolutionnaire abouti sans un développement ininterrompu de la démocratie, dans tous les domaines [...] sans action et maîtrise consciente du processus politique par le peuple » (Pierre Laurent).

« Le populisme appartient fondamentalement à la tradition historique et politique des droites, quel que soit le courant auquel elles se rattachent. »

En guise de conclusion provisoire
Le populisme, comme je l’ai montré dans la première partie de ce texte, appartient fondamentalement à la tradition historique et politique des droites, quel que soit le courant auquel elles se rattachent. Les forces de gauche, le mouvement ouvrier, les courants progressistes et humanistes l’ont combattu à juste raison et souvent avec une grande vigueur. Je ne pense pas qu’emprunter la voie populiste, même en la dépouillant de ses oripeaux racistes et en la dotant d’un programme de changement, puisse constituer un moyen de faire reculer les forces réactionnaires et d’accéder au pouvoir. Le déficit démocratique et citoyen, la cohérence identitaire, nationaliste et autoritaire, l’antihumanisme foncier et le rejet de l’autre que contient une telle démarche constituent toujours, l’histoire l’a montré maintes et maintes fois, une sorte de péché originel qui revient, tel un boomerang, dans un sens contraire aux intérêts des peuples. n

*Alain Hayot est membre du Comité exécutif national du PCF. 

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018