Bouquetière au cours Saint-Louis, c’était quand même un métier magnifique ! Se pavaner comme une fleur au milieu des fleurs, aider un peu les gens à se faire plaisir, et puis marier les parfums, les formes, les couleurs… D’après Armand, Eulalie n’avait pas conscience de sa chance. Toujours là à maronner et à s’engatser. Elle en avait après la patronne qu’elle avait sur le dos toute la journée, après sa collègue qui n’en fichait pas une ramée, après les clients qui ne savaient jamais vraiment ce qu’ils voulaient (ou bien qui le savaient trop et n’hésitaient pas à lui expliquer son métier), après le ciel qui s’avérait trop imprévisible et le mistral qui venait emporter la marchandise. Et il n’était pas le dernier après qui elle en avait, au bout de sa journée.
– Moi ? Je ne connais pas ma chance ? lui répondait-elle en le regardant droit dans les yeux. Elle est bien bonne, celle-là. Si tu voulais une femme obéissante et silencieuse, il ne fallait pas demander ma main, mon bèu. C’est toi qui ne mesures pas ton bonheur d’être mon mari.
– Oh pauvre ! Ma mère me l’avait dit… Qu’est-ce qui m’a pris de prendre le parti d’une bouquetière !
– ça y est, il croit avoir épousé toute une profession, maintenant… Et qu’est-ce qu’elles ont les bouquetières ? ça n’est pas assez noble comme métier, bouquetière ? Tu me fatigues, tiens. Je vais prendre l’air, ça te laissera le temps de réfléchir. Et pense à m’offrir des fleurs, ça se fait pour se faire pardonner !
C’était un jour ordinaire à Marseille. Pour être charitable, il fallait reconnaître, au bénéfice d’Armand, que vivre en ménage avec une bouquetière n’était pas par nature un gage de bénédiction, n’en déplaise à Eulalie et à Sainte-Rose ; cela pouvait même représenter un certain risque, si l’on y pensait. Et il y pensait, pardi.
Il y pensait d’autant plus qu’Eulalie ne jurait plus que par ce diable d’avocat, un dénommé Gaston Crémieux, qui avait défendu les empoisonneuses, en vain. Que son épouse s’entichât de cet exalté nourrissait son inquiétude existentielle. Pensez donc : trois maris estourbis à la belladone et à l’arsenic dans le milieu des fleuristes du cours Saint-Louis, avec l’aide d’une tireuse de cartes qui avait fini par vendre la mèche (la seule véritable révélation, peut-être, de sa carrière, et gracieusement, avec ça). L’affaire n’avait éclaté que parce que l’amante d’un dénommé Marino, après avoir zigouillé son officiel, s’était mis en tête de dessécher la paillasse de sa rivale. Et la voyante, ça lui avait fait de la peine, alors elle l’avait plus ou moins prévenue. Le tribunal avait envoyé l’essentiel de ce petit monde aux travaux forcés à perpétuité. Mais on avait découvert à cette occasion une liberté de mœurs qui avait donné à Armand une estoumagade. Sans compter qu’Eulalie leur avait trouvé des excuses : tel mari était violent et alcoolique, tel autre peinait à retrouver le chemin de sa maison… Bref, il n’avait qu’à bien se tenir.
La France venait de prendre une pile sur le front de l’Est et d’y perdre la face. Dans les premiers jours d’août 1870, les premières batailles avec la Prusse tournaient à la déroute : on avait crié un peu légèrement « Vive l’empereur ! » mais on n’avait pas demandé que Napoléon III se rendît à Waterloo sans passer par Austerlitz. Alors un cortège se forma qui descendit la Canebière et remonta la rue Saint-Ferréol pour taper à la porte de la préfecture ; ce fut un échec. On recommença donc le 8 août, prenant cette fois la direction de l’hôtel de ville qui se trouvait être sans locataires, et l’on y installa un bureau éphémère pour rédiger une pétition ; ce fut un nouvel échec. Mais qui marchait devant ? Qui tenait la plume ? Qui faisait des discours enflammés ? Qui tentait de retenir la foule de ses excès ? Gaston Crémieux lui-même, au milieu de quelques autres. Et Eulalie n’était pas loin. Quand elle avait entendu le grondement joyeux de la rue, elle avait laissé tomber ses renoncules et ses lilas pour prendre sa part de la révolution, aux cris de « Vive la République ! » « Vive la paix ! », ce qui sonnait quand même un peu plus doux à l’oreille que les molles acclamations à la gloire de l’usurpateur.
Le soir venu, lorsqu’elle raconta sa folle épopée, la tête levée au-dessus de son assiette de soupe au pistou, ce pauvre Armand, qui voyait face à lui se révéler le spectre du poison rouge, devint pâle comme un marin resté trop longtemps à quai.
– Il est en prison, ton héros. Et tu aurais pu connaître le même sort, bon sang !
– Mon héros, mon héros… Crois-tu que j’aie besoin de héros ? J’ai toute ma tête et il se trouve que Crémieux a des mots qui vont bien pour dire ce que je pense. Et je ne suis pas la seule. Alors, tu vois, si je dois choisir un héros, je le préfère lui, à cet emplumé d’empereur.
– Chut ! Parle moins fort, fan de chichourle, on dirait que tu veux qu’on le rejoigne sous les écrous…
– Eh bien, au moins, tu ferais sa connaissance et tu entendrais ce qu’il dit de l’avilissement des salaires et du marchandage du travail qui s’abat sur la classe ouvrière. Tu te laisses faire, mon pauvre. Je croyais que tu étais un peu plus fier que ça !
– Un peu plus fier ? Tu vas en tâter de ma fierté ! s’exclama Armand d’une voix blanche. Je t’interdis de recommencer, tiens ! Elle commence aujourd’hui, ma fierté.
Eulalie pouffa de rire et lui proposa une deuxième assiette de son brouet.
– Tu as toujours eu la fierté mal placée…
Armand posa sa cuillère sur la table et se leva d’un air furieux.
– Cette fois, c’est moi qui vais prendre l’air !
– Tu me ramèneras des fleurs !
Ces disputes ne semblaient pas avoir de prise sur leur mariage, et pour tout dire, Eulalie s’en amusait drôlement.
Bravant l’interdiction, le 4 septembre dès potron-minet, elle se joignit aux mouvements qui se formaient suite à la défaite de l’Empire. Et elle se trouvait sur le Vieux-Port lorsque la République fut fièrement proclamée au balcon de l’hôtel de ville. Alors, quelle fête ! On chanta La Marseillaise, on installa un drapeau rouge au fronton de la bourse, et l’on s’égailla dans la ville en quête d’aigles à décapiter. Puis on redoubla d’entrain lorsque Crémieux fut libéré par des autorités débordées, que le préfet rendit ses insignes et que la préfecture put être réquisitionnée, non sans quelques échauffourées, par des partisans de l’Internationale.
Dans la foulée fut fondée La Ligue du Midi, regroupant quinze départements désireux de fortifier la République naissante, cette République qui se méfiait déjà de Marseille et de sa commune révolutionnaire. Mais ce fut pire encore avec l’arrivée à la barre d’un Marseillais repenti, en la personne d’Adolphe Thiers.
Et à chaque poussée de fièvre, Eulalie était de la partie, poussant le vice jusqu’à raconter par le menu les événements à Armand qui n’en finissait plus de se faire du mouron. Mais il semblait que le vent soufflât dans de nouvelles directions. Pour vérifier la chose, il se rendit à la prison voir la fameuse tireuse de cartes des empoisonneuses pour lui poser deux questions. Fallait-il se méfier de sa femme ? Fallait-il embrasser sa révolution ? La diseuse de bonne aventure, qui n’avait pas su anticiper la sienne (mais les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés), devait être d’humeur optimiste et elle prit le parti de la bouquetière sans barguigner. Une vieille habitude. Comme il ne lui en fallait pas plus pour jeter par-dessus bord cette exagération de prudence qui insupportait Eulalie, on retrouva Armand le 22 mars à l’ElDorado, quatre jours après que le peuple avait fraternisé avec les gardes nationaux autour des canons de la butte Montmartre. Gaston Crémieux y fit parler sa verve de baveux et demanda quel gouvernement il fallait reconnaître de celui de Versailles ou de celui de Paris. Et avec la salle déchaînée, il cria « Vive Paris ! ». Un nouveau monde s’offrait à lui. Le lendemain matin, il était en grève avec un moulon de travailleurs du port ; le lendemain midi, il grimpait au balcon de la sous-préfecture pour y accrocher un drapeau rouge ; le lendemain soir, devant une assiette de soupe de roche, il racontait sa journée à Eulalie qui en restait bouche bée.
– « Vive Eulalie ! » est la seule chose que j’aie vraiment envie de crier ! s’exclama-t-il en se levant pour la serrer dans ses bras.
C’était un autre homme que celui qu’elle avait épousé, ou plutôt c’était celui qu’elle espérait. Et durant les jours qui suivirent, les deux tourtereaux roucoulèrent et convolèrent sous les lambris dorés de la préfecture occupée, allant jusqu’à consommer leur mariage dans les appartements du préfet.
Mais le 4 avril, l’impitoyable général Espivent sortit de sa retraite aubagnaise et fit donner la troupe et les canons de Notre-Dame-de-la-Garde sur la ville qui s’était embrasée. Au bout de plusieurs heures de bombardements et d’assauts, la préfecture tombait. Victime d’un coup fatal de la Bonne Mère, Armand gisait sur la chaussée. Dans les bras d’Eulalie, il murmura : « Tout ça pour ça… Il eût été plus simple de m’empoisonner… » Et il expira.
Elle resta seule avec sa peine et cet étrange reproche. Mais, quelques jours plus tard, un petit livreur vint frapper à sa porte avec des fleurs et une enveloppe : « Des fleurs pour me faire pardonner. » À l’une de ses amies, il avait confié, s’il lui arrivait malheur, le soin d’accomplir cette dernière volonté.
Marseille avait tout fait trop vite. On n’avait pas vraiment eu le temps de mesurer l’étendue de son rêve. Versailles pouvait exulter en attendant que Paris succombe à son tour. Les troupes d’Espivent défilèrent sur la Canebière aux cris de « Vive Jésus ! » « Vive le Sacré-Cœur ! » Sur leur passage cadencé, elle cria « Vive l’Internationale ! » sans se faire repérer.
Gaston Crémieux ne fut pas suffisamment bon avocat pour sauver sa tête : il fut exécuté quelques mois plus tard au palais du Pharo, ce somptueux cadeau de Napoléon III à l’impératrice Eugénie, d’où l’on voit tout Marseille s’étirer. Adolphe Thiers (qu’il croule sous les ors de Versailles et qu’il ne mette pied à Marseille que pour les fers du château d’If, répétait Eulalie) n’en sembla pas troublé outre mesure. Pour ses funérailles, la bouquetière du cours Saint-Louis confectionna une gerbe dans laquelle elle mélangea sa peine avec toute sa gratitude. Car malgré le sang qui avait taché le pavé, malgré les larmes versées sur cette fleur trop tôt coupée, c’était un grand livre qui s’était ouvert.
N’étant pas disposée à laisser les hommes s’accaparer la plume, elle se mit à écrire des poèmes pour livrer à son âme de grands espaces où déborder. Et c’est à force d’absinthe qu’elle périt empoisonnée. On a retrouvé sur sa table le dernier de ses poèmes.
« Seules deux lettres nous séparent,
mais c’est un monde et des cadavres.
Marseille jamais sera Mersailles,
Versailles peut-être un jour Varseille.
Ce bouc de Thiers,
Foi de bouquetière,
A des airs de caramentran.
Vive la Commune ! Pardon Armand… »
Cause commune n° 23 • mai/juin 2021