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À toutes les étapes de la construction européenne, le poids des classes dominantes a été et demeure considérable, sinon déterminant, dans les choix stratégiques opérés.

 

On considère que l’acte fondateur de la construction européenne est la déclaration solennelle du 9 mai 1950, par laquelle Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, propose la mise en commun des productions françaises et allemandes du charbon et de l’acier sous l’égide d’une haute autorité supranationale.

Cette institution nouvelle, ouverte aux États qui souhaitent s’y associer, est alors conçue comme l’embryon d’une « fédération des États-Unis d’Europe ». Aussitôt, le chancelier allemand, Konrad Adenauer, le président du Conseil italien, Alcide de Gasperi, et le Premier ministre belge, Paul-Henri Spaak (rejoint par ses homologues du Luxembourg et des Pays Bas), soutiennent le projet. Moins d’un an plus tard, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est créée.

Ses protagonistes, auxquels il convient d’ajouter le haut fonctionnaire français Jean Monnet, véritable inspirateur du projet, sont considérés comme les « Pères de l’Europe ». Il est intéressant d’observer que l’ensemble de ces personnages servaient explicitement, et depuis longtemps, les intérêts des classes dominantes non seulement de leur pays respectif mais du noyau dirigeant de l’Europe occidentale et même de l’Occident en général. Leur projet commun était indéniablement un projet de classe.

Un projet de classe

Le cas de Jean Monnet est particulièrement significatif à cet égard. Familiarisé avec le commerce international par son milieu familial, il est repéré très tôt par les milieux financiers internationaux. C’est à leur demande qu’il organise en 1920 la conférence financière de Bruxelles. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il héritera en France de la nouvelle charge de commissaire général au Plan. Il se révélera aussi zélé fédéraliste européen que fervent atlantiste et sera le principal artisan de la CECA.

Sa « méthode » – revendiquée ! – consiste à entraîner ses interlocuteurs à leur insu jusqu’à un point de non-retour : « Ce que beaucoup ne voyaient pas encore était le caractère inéluctable de l’engrenage dans lequel ils s’étaient engagés », reconnait-il lui-même (Jean Monnet, Mémoires, Fayard, 1976). Le tout est de savoir dramatiser l’enjeu (la guerre ou la paix) car « les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise » (ibidem). Pour les classes dominantes, l’efficacité prime ainsi sur la démocratie.

« Le projet commun des “Pères de l’Europe” était indéniablement un projet de classe. »

Le traité CECA n’est pas encore signé que les « Pères de l’Europe », Jean Monnet en tête, sous la pression des États-Unis, posent déjà les jalons d’une nouvelle étape de leur construction : la création d’une armée européenne (intégrant des soldats d’une Allemagne réarmée), placée sous le commandement d’un général américain dans le cadre de l’OTAN ! Une fois encore, les dirigeants des six pays fondateurs de la CECA approuvent le projet. L’unique grain de sable dans les rouages viendra, en l’été 1954, de la majorité des députés français – gaullistes, communistes et, pour une part, socialistes – qui, sensibles à l’opposition manifestée dans le pays contre ce funeste projet, le mettent en échec. Ce vote est qualifié dans l’historiographie européenne de « crime du 30 août », ce qui en dit long sur la violence de ces forces dominantes envers ceux qui leur résistent…

La leçon que tireront les « Pères de l’Europe » de ce grave revers est qu’il leur faut contourner temporairement l’obstacle politico militaire pour relancer sans tarder leur entreprise sur le terrain économique. À peine trois ans plus tard, ils porteront le « Marché commun » sur les fonts baptismaux. Le traité de Rome de 1957 ouvre la voie à un tournant historique dans le néolibéralisme en Europe avec, en particulier, l’affirmation des « quatre libertés du marché » (libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre).

La Table Ronde des industriels européens

Pourtant, il est intéressant de noter que ses dispositions les plus libérales – comme l’interdiction de toute entrave à la circulation des capitaux – ne seront effectives que… trente-trois ans plus tard, en 1990 ! C’est qu’entre-temps, les classes dominantes se sont renforcées et organisées. La création de la « Table ronde des industriels européens » (ERT) en 1983 et sa montée en puissance dans la décennie qui a suivi illustrent bien cette offensive. Le seul rappel des groupes dont les premiers dirigeants ont successivement présidé ce mégagroupe de pression laisse imaginer sa force de frappe économique et financière : Volvo, Philips, Suez-Lyonnaise des eaux, Nestlé, Unilever, Thyssen-Krupp, Nokia, Air liquide… Immédiatement salué comme un partenaire de choix par le commissaire européen à l’industrie et au marché unique de l’époque, le vicomte belge Étienne Davignon, l’ERT pèsera d’un poids déterminant dans le saut qualitatif de la construction européenne dans la mondialisation libérale que représenteront l’Acte unique européen de 1986 puis le traité de Maastricht de 1992.

La BCE, un enjeu de classe décisif

La création de la Banque centrale européenne (BCE) en 1998 puis le renforcement continu de ses prérogatives et de son influence fournissent de nouveaux et importants leviers aux classes dominantes. Le poids exorbitant dans la politique européenne que confère à ses gouverneurs et particulièrement à son président le statut « indépendant » de l’institution (qui la rend inaccessible aux pouvoirs publics et aux mouvements sociaux), sa vision en matière de politique monétaire, sa capacité quasi illimitée de créer de l’argent et de décider de son utilisation, sa haute main sur l’ensemble du système bancaire de la zone euro, son appartenance au réseau très fermé des ténors de la finance internationale connu sous le nom de « G 30 »… font de la redéfinition radicale du rôle et du fonctionnement de la BCE un enjeu de classe décisif.

Cet enjeu est devenu encore plus crucial depuis la crise de la zone euro en 2010. Monsieur Van Rompuy, alors président du Conseil européen et manifestement adepte de la « méthode Monnet », avait annoncé la couleur dès 2011 : « La crise est une formidable opportunité pour faire faire un bond en avant à l’intégration économique européenne. » Une nouvelle architecture du pouvoir, appelée « nouvelle gouvernance économique » a ainsi été progressivement mise en place au sommet de l’Union européenne. C’est le moment où Angela Merkel invente un concept éloquent : « markdemocratie » (une démocratie conforme aux marchés). Il s’agit de concentrer désormais entre quelques mains – celles de la BCE, de « la nation qui compte, l’Allemagne, car elle est la nation créancière » (expression de Pierre Defraigne, directeur de la Fondation Madariaga de Bruxelles et ancien haut fonctionnaire européen), et celles de la Commission européenne – un pouvoir coercitif majeur sur la politique budgétaire, économique et sociale des pays membres.

La violence inouïe avec laquelle ce « pack » a asphyxié la Grèce en 2015, pour briser la première tentative d’un État membre de remettre en cause l’ordre économique établi, apporte tout à la fois la confirmation de la puissance acquise par les classes dominantes au sommet de la hiérarchie des pouvoirs européens, et, paradoxalement, la preuve de la fragilité de l’actuelle Union européenne : plus elle se renforce au sommet, plus elle s’affaiblit à la base.

Une crise de confiance

En effet, cette fuite en avant néolibérale et autoritaire nourrit une crise de confiance profonde et durable des citoyens dans les institutions européennes. Dès lors, quelle est l’issue ? Le statu quo n’est pas viable. Sortir de l’UE ou de l’euro reviendrait à affronter la mondialisation libérale en ordre dispersé et dans une concurrence exacerbée. À une époque marquée par les interdépendances, la question est de créer les conditions permettant de maîtriser celles-ci en commun, dans la solidarité et la démocratie. Pour la France et ses voisins, cela s’appelle « changer l’Europe » : un combat nécessairement citoyen, graduel, largement ouvert et foncièrement politique. Un combat de classe de notre temps.

*Francis Wurtz est député européen honoraire (PCF).