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Entre interactions et dissociations.

«Parti ouvrier », le nouveau parti communiste, Section française de l’Internationale communiste (SFIC), l’est à la manière du parti socialiste dont il est issu. Comme lui, quinze ans auparavant, l’ambition relève d’un double projet : défendre les intérêts ouvriers et organiser le prolétariat en vue de sa mission révolutionnaire historique. Aussi significative que soit la rupture avec la droite du parti socialiste et le gros de ses élus, elle ne modifie qu’à la marge l’écart entre l’ancrage ouvrier du parti et la sociologie plus élitaire de sa direction. Sur ce plan aussi le communisme partisan de 1920 est l’héritier de l’acclimatation trop bien réussie du « socialisme » aux normes de la politique « légitime » d’institutions républicaines aux antipodes des pratiques et cultures ouvrières. Faute d’avoir su et voulu leur opposer une alternative inspirée des brèves, mais fortes expériences révolutionnaires passées, à commencer par la Commune de Paris, les principales figures du « parti ouvrier » viennent du monde des journalistes, des avocats et des professeurs.

L’émergence d’un « parti ouvrier » aux forceps de la bolchevisation
Sans doute le jeune parti communiste doit-il à ce legs d’échapper à la malédiction électorale qui frappe la plupart de ses homologues européens, moins bien lotis en la matière. Avec près de 9 % des suffrages – 886 000 – en 1924, il rallie les votes des ouvriers de l’agglomération parisienne et ceux du petit peuple rural du pourtour méditerranéen et des bordures nord et ouest du Massif central.

« Dans les profondeurs du syndicat, la culture cégétiste ne se réduit pas à celle du communisme partisan. Ses “fondamentaux”, attachés à l’impératif de solidarité et à la pratique de la lutte des classes, sont antérieurs à la création du PCF et à son magistère. »

Dès ce moment, cependant, le parti se singularise. Plus précisément, il se « bolchevise ». Le vocable, qui trahit la patte de l’Internationale communiste, recouvre, entre autres, une politique de prolétarisation à tous les niveaux des directions et d’implantation de l’organisation. Cela passe par la création de cellules d’entreprise au lieu et place des anciennes sections territoriales, mais encore par la promotion de cadres et d’élus ouvriers. Ainsi en va-t-il lors du baptême du feu électoral du scrutin de 1924. Les militants mis en avant n’en demandaient pas tant et surmontent tant bien que mal une épreuve à laquelle ils n’étaient pas préparés. À défaut de témoigner d’un succès éclatant, l’élection dans ces conditions de vingt-six députés n’est pas moins remarquable. Pour la première fois, un groupe politique comporte une majorité d’ouvriers, caractéristique durable, indépendamment de résultats ultérieurs fluctuants. L’orientation, volontariste en diable, ne va pas sans susciter réticences et oppositions, à l’origine de départs et d’exclusions qui, l’ouvriérisme aidant, renforcent l’homogénéisation sociale du PC. En 1928, la nouvelle ligne « classe contre classe », hostile aux alliances et aux désistements électoraux, entraîne la fonte de moitié du groupe communiste, malgré le gain de 200 000 voix. À la faveur de la politique inédite d’ouverture de Front populaire, qu’il a contribué à construire, le parti draine plus de 1,5 million de suffrages (15,2 %), étend son influence aux quatre coins du pays et conforte ses bastions ouvriers conquis aux élections municipales de 1935. Les réalisations sociales participent à l’émergence d’une contre-société à la fois communiste et ouvrière. Ces succès électoraux, bientôt prolongés par des grèves victorieuses, transforment le PC, tombé à moins de 29 000 adhérents en 1933, en parti de masse, fort de ses 270 000 membres en 1937, soit quasiment autant que la SFIO. Sociologiquement, l’expansion confirme sa dominante ouvrière, jeune, urbaine et masculine. L’atténuation de son caractère prolétarien à la Libération, que relativise la prise de contrôle de la CGT, s’explique d’abord par la spectaculaire progression enregistrée chez les petites classes moyennes des campagnes et des villes. Porté par la dimension patriotique d’une Résistance à laquelle il a pris plus que sa part, le PCF, « premier parti de France », participe un temps au pouvoir. S’il imprime sa marque aux avancées sociales et aux réformes de l’époque, ses appels répétés à l’effort et aux sacrifices pour la reconstruction sont source d’incompréhension parmi les travailleurs, dont le recul du pouvoir d’achat va de pair avec des difficultés accrues de ravitaillement. Sommé de choisir, sur fond de guerre froide, entre une solidarité ministérielle à sens unique et son identité de classe, il opte pour la seconde. Il en paye le prix au fil d’affrontements sociopolitiques d’une rare violence et réassure son enracinement dans le monde ouvrier. Au plus fort de l’ouvriérisation de la société française – 41 % des actifs en 1962 –, une majorité relative d’ouvriers vote communiste. Ils seraient 49 % en 1951, voire 70 % en 1956. Là réside la raison principale de la puissance électorale d’un PCF mis au ban des institutions, tenu pour subversif et que dessert sa défense inconditionnelle de l’URSS sous couvert d’« internationalisme prolétarien ». Entamé par de Gaulle en 1958, ce capital de confiance ouvrière se situe encore à 38 % en 1978, plaçant le parti loin devant tous ses concurrents. L’organisation cultive cette identification, malgré, sinon contre, la part croissante, dans le sillage de 1968, d’adhérents venus des nouvelles couches du salariat. Ses cadres dirigeants et intermédiaires, issus d’un travail persévérant et à contre-courant des normes dominantes, de promotion systématique des militants ouvriers, y veillent. Quitte à sacrifier à l’ouvriérisme, voire à l’instrumentaliser face aux contestations internes qu’animent des « intellectuels » et autres « petits bourgeois ».

« Pour la première fois en 1924, un groupe politique comporte une majorité d’ouvriers, caractéristique durable, indépendamment de résultats ultérieurs fluctuants. »

De fait, le PCF, longtemps attentif à souligner qu’il « n’est pas un parti comme les autres », se distingue bel et bien par son souci permanent d’ériger l’illégitimité sociale et culturelle ouvrière en critère de légitimité communiste. Dans cette perspective, la valorisation de la classe, condition de sa prise de conscience, suppose d’entretenir les motifs de fierté puisés dans le passé, le rôle des ouvriers dans la production, leurs valeurs et leur culture. Au passage, il en reproduit les segmentations et les hiérarchies internes, au détriment des moins qualifiés, des femmes ou des étrangers, qui trouvent néanmoins dans ses rangs, à l’instar du reste des classes populaires d’ordinaire vouées au suivisme, à la résignation ou au silence, des modalités inédites d’écoute, d’expression et d’ouverture sur des mondes inconnus. Ils y expérimentent aussi d’autres pratiques de mobilisation et de réalisation qui, accordées à leur éthique socioanthropologique du « faire », participent d’un contre-modèle à la politique institutionnelle.

De la CGTU à la CGT, l’enjeu syndical
Rien de cela n’aurait été possible, à cette échelle et dans la durée, sans la construction réussie d’un syndicalisme communiste. Historiquement son émergence renvoie à cette autre spécificité hexagonale que fut l’influence du syndicalisme d’action directe ou syndicalisme révolutionnaire dans la CGT d’avant 1914. Expression de l’autonomisation ouvrière, préalable à l’affirmation de ses intérêts de classe, il récuse la voie institutionnelle et délégataire suivie par le socialisme partisan. En alternative à celui-ci, il fait du syndicat un authentique « parti du travail », agent de son émancipation par la grève générale et base de la société future née de l’abolition du salariat et du patronat. Le désarroi et les renonciations de 1914 lui portent un coup fatal, sans emporter les aspirations et les pratiques qui lui étaient associées.

« Aucune force politique n’a pris le relais du Parti communiste, tandis que les ouvriers – 20 % des actifs –, et avec eux les classes populaires, entre non-inscription électorale et abstention, se tiennent plus que jamais aux lisières de la politique instituée. »

Aussi bien est-ce à l’aune des espérances syndicalistes d’antan que beaucoup de militants interprètent la révolution russe. À leurs yeux, le parti bolchevique importe moins que les soviets, expérience d’un nouveau rapport au politique par l’effacement de la distinction gouvernants-gouvernés. C’est flagrant au sein de la CGTU qui, en 1921, rassemble la coalition hétéroclite des opposants à l’orientation réformiste que Léon Jouhaux et ses proches impriment à la CGT. Faut-il s’affilier à l’Internationale syndicale rouge (ISR) fondée dans l’ombre d’une Internationale communiste (IC) résolue à « gagner les syndicats au communisme » ? L’article 11 des statuts de l’ISR prévoit, sans détour, l’établissement de liens « aussi étroits que possible » avec l’IC, qualifiée d’« avant-garde du mouvement ouvrier dans le monde entier ». L’idée même d’une telle liaison hérisse nombre de syndicalistes. L’hypothèse d’une relation similaire entre la CGTU et le parti français suscite une vive polémique. Venu du syndicalisme révolutionnaire, Gaston Monmousseau, secrétaire général de la CGTU, négocie le retrait de l’article litigieux. Formelle, la concession ne modifie d’aucune manière la subordination de fait de l’ISR à l’IC. Elle souligne, en revanche, l’intérêt que manifestent les dirigeants soviétiques envers le syndicat français, dont ils jugent le potentiel révolutionnaire très supérieur à celui du parti communiste, mal dégagé de sa gangue réformiste. Vue de Moscou, la nécessaire bolchevisation et prolétarisation de la SFIC passe par la CGTU. En 1925, l’IC obtient la cooptation à la tête du parti de quatre syndicalistes, dont trois, notamment Monmousseau, n’en sont pas encore membres… L’opération a tout d’une prise de contrôle du PC par la CGTU. Les interactions sont plus complexes. Actrice de la bolchevisation du PC, la CGTU, suivie de très près par l’ISR, en subit le contrecoup. La confédération vire au bras syndical du PC. En 1929, son congrès en prend acte, affichant sa détermination à « travailler sur tous les terrains en accord étroit avec le parti communiste, seul parti du prolétariat et de la lutte des classes ». Concrètement, les syndicalistes « unitaires » s’épuisent à reprendre les mots d’ordre et à appliquer les consignes communistes d’une période marquée au double coin du volontarisme et du sectarisme. Le coût est élevé en termes de déperdition d’énergie militante, mais la CGTU contribue à l’implantation ouvrière du PC. Par-delà les outrances, les échecs et le renouvellement des militants, ses quinze ans d’existence en font la matrice d’un syndicalisme communiste promis à un riche avenir, auquel sont prêts à concourir les centaines de cadres syndicaux forgés au feu de rudes luttes. On le vérifie, au lendemain de la réunification, lors des grandes grèves de 1936, où les « ex-unitaires » donnent la mesure de leur savoir-faire. La « ruée syndicale » profite en premier lieu aux grandes fédérations industrielles qu’ils contrôlent. En 1938, plus de la moitié des millions de syndiqués à la CGT appartiennent à des structures dirigées par les amis de Monmousseau et de Frachon. Cette audience s’amplifie à la Libération. Au congrès de 1946, les « ex-unitaires » détiennent 80 % des mandats et dirigent une grande majorité de fédérations et d’unions départementales. La CGT devient, de très loin, la principale organisation de masse du PCF. Le gros des « ex-confédérés » ne s’y résigne pas et finit par claquer la porte en 1947-1948 pour fonder la CGT-Force ouvrière, dont l’anticommunisme forme le ciment. Qu’il s’agisse du plan Marshall ou de la politique économique et sociale, la CGT reprend à son compte les analyses du PCF. Devient-elle pour autant la « fille aînée du parti communiste » ?

« À la faveur de la politique inédite d’ouverture de Front populaire, qu’il a contribué à construire, le parti draine plus de 1,5 million de suffrages (15,2 %), étend son influence aux quatre coins du pays et conforte ses bastions ouvriers conquis aux élections municipales de 1935. »

Sans doute, celui-ci s’efforce-t-il de maintenir des liens étroits avec la confédération à travers de multiples canaux plus ou moins formalisés, mais d’abord via l’appartenance partisane des responsables syndicaux à tous les niveaux de l’organisation et leur participation aux instances équivalentes du parti. L’influence communiste relève aussi, avec le temps, de connivences et de réflexes acquis. Dans les profondeurs du syndicat, pourtant, la culture cégétiste ne se réduit pas à celle du communisme partisan. Ses « fondamentaux », attachés à l’impératif de solidarité et à la pratique de la lutte des classes, sont antérieurs à la création du PCF et à son magistère. Elle rayonne, en outre, bien au-delà du « conglomérat » communiste, dont elle se différencie par un moindre rigorisme idéologique et une relative indépendance à l’égard des logiques de la politique institutionnelle. Enfin, le syndicalisme communiste, à l’œuvre chez les militants à des postes de responsabilité dans la CGT, tire sa légitimité de ses aptitudes proprement syndicales. De là, un risque d’autonomie comparable par certains côtés à celui des élus du suffrage universel. Au dire expert d’Henri Krasucki, il existerait « chez les communistes militant dans les syndicats, un indispensable fonds d’idées étrangères au patrimoine proprement communiste et qui les distingue assez nettement de leurs collègues militants dans l’appareil du parti ».

Le PCF en quête de base sociale et de projet
Tout se complique et se défait au tournant des années 1970-1980, dans le contexte douloureux créé par le retournement de la conjoncture économique et la rupture de l’union de la gauche. Des années 1970 aux années 1990, tous les secrétaires généraux communistes de la confédération ont maille à partir, à un moment ou à un autre, avec la direction du parti, prompte à se plaindre du manque de réactivité cégétiste à ses changements de ligne. Leurs contempteurs sont cependant loin d’avoir l’autorité dont ils jouissaient auparavant.
Sans même évoquer le désarroi provoqué par l’implosion de l’Union soviétique, l’affaiblissement continu du PCF, source de crispations sur le bastion syndical qu’il risque d’entraîner dans sa chute, sape la cohésion partisane, alimentant contestations et clivages. Ces derniers rejaillissent sur le syndicat et bousculent l’ancien équilibre entre communistes et non-communistes, inapte à éclairer les divergences au sein du bureau confédéral. Dans les années 1990, Louis Viannet puis Bernard Thibault, membres du PCF, cessent de siéger à sa direction et négocient une séparation à l’amiable d’avec un parti entré en « mutation ».
Après des années de déni du recul sociologique du groupe ouvrier et de contorsions théorico-rhétoriques tendant à élargir le périmètre de la classe aux techniciens et aux ingénieurs, le PCF comprend que son ouvriérisme constitue un handicap. Sous la direction de Robert Hue, successeur de Georges Marchais, il entreprend de redéfinir son identité et ses contours. Si le nom subsiste, l’abandon de l’implantation dans les entreprises au profit des structures territoriales va de pair avec le brouillage des références de classe. Désireux d’être « à l’image de la société », le parti s’adresse maintenant au « peuple », aux « citoyens », aux « salariés », voire aux « gens ». La révision intervient alors que la participation gouvernementale, deux fois de suite et en force d’appoint, ronge sa crédibilité auprès de l’électorat ouvrier et populaire. Pris dans une spirale du déclin, le recul du vote communiste s’accélère au fur et à mesure que son évidence lamine l’attractivité et l’efficacité du parti. Signe des temps, aux élections de 1995, les sympathisants de la CGT votent en plus grand nombre pour le PS que pour le PCF – 39 % contre 35 %. Non moins significativement, la désouvriérisation du PCF contribue à l’éloigner, sociologiquement, de la confédération, que sa fonction ancre dans le salariat.
En dépit d’indéniables difficultés, le syndicalisme apparaît comme l’ultime cadre d’expression et de promotion massive d’hommes et de femmes du monde du travail. Aucune force politique, en effet, n’a pris le relais du Parti communiste, tandis que les ouvriers – 20 % des actifs –, et avec eux les classes populaires, entre non-inscription électorale et abstention, se tiennent plus que jamais aux lisières de la politique instituée. En quête de support partisan, ce qu’il reste de vote de classe ne concourt plus à une démonstration de force. Dispersé et variable au gré des scrutins, il est éclipsé par un vote protestataire qui, parfois, s’inscrit dans la continuité d’une tradition conservatrice et entre en résonance avec les discours du consentement, de la résignation, du déclin, du complotisme et de l’ethnocentrisme.
La contestation radicale subsiste néanmoins et, avec elle, l’aspiration à l’émancipation de toutes les dominations. Dans la course de vitesse engagée avec les barbaries xénophobes et les intégristes, ces autres modalités de protestation, il importe de discerner le futur à travers les réalités du présent. Des services publics à l’économie sociale, des solidarités tissées en réplique aux dumpings de la mondialisation néolibérale à la prise de conscience que l’avenir de l’humanité dépendra de celui de la planète, en passant par les potentialités que recèle la révolution numérique… l’hypothèse communiste conserve quelque actualité. Il s’agit moins, dans cette perspective, d’élaborer d’improbables projets clés en main, que d’en cerner les possibles bases sociales. De ce point de vue, comment pourrait être éludée la question des conditions d’une intervention des travailleurs et des classes populaires. À suivre…

Michel Pigenet est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020