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Face au dogme du réalisme socialiste soviétique, véritable traduction visuelle du projet politique stalinien, le PCF s’est lui-même lancé dans l’aventure esthétique en tentant de formuler un art de parti. Qu’est-ce qui fait alors la spécificité du réalisme socialiste à la française ? Quels discours sous-tendaient cette production ? Quelles résistances s’y sont opposées ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le PCF sort consolidé de la résistance au nazisme. Beaucoup d’intellectuels et d’artistes adhèrent au parti ou deviennent des « compagnons de route ». Tandis que du côté des États-Unis s’impose progressivement l’expressionnisme abstrait, incarné par Jackson Pollock et destiné à accompagner la diffusion des valeurs nord-américaines outre-Atlantique, en URSS se réaffirme la doctrine artistique du réalisme socialiste – formulée pour la première fois par Andreï Jdanov lors du Ier congrès des écrivains soviétiques en 1934 –, censée représenter les intérêts et les aspirations des peuples soviétiques et du monde entier. Le 11 août 1947 paraît dans la Pravda un texte d’Alexandre Guerassimov, alors président de l’Union des peintres soviétiques : « Vers l’épanouissement des arts plastiques soviétiques », dont le champ lexical de la lutte des classes, appliqué au domaine des arts, appelle à ostraciser toute forme d’art éloignée du réalisme socialiste, s’opposant ainsi au formalisme considéré comme « bourgeois », qui comprend alors toutes les formes héritées des avant-gardes abstraites, y compris les productions de Picasso et de Matisse : « Il n’est pas concevable qu’à un niveau identique de développement, l’art socialiste soviétique puisse sympathiser avec l’art bourgeois décadent représenté par ses professeurs de pensée formaliste que sont les Français Matisse et Picasso, les cubistes et les artistes du groupe formaliste ainsi que le mouvement Valet de carreau. »

« Si le réalisme soviétique chante les louanges du productivisme et de l’Homme nouveau soviétique, sa version française ambitionne donc de traduire les souffrances du peuple et les injustices dont il est victime pour générer une conscience de classe qui le mènera à la lutte révolutionnaire. »

Le mois suivant, en septembre 1947, le rapport présenté par Jdanov à la réunion constitutive du Kominform, exhorte les partis communistes du monde à mener une résistance idéologique pour contrer l’avancement du « camp impérialiste ». La culture devient alors un front de lutte.

La bataille du réalisme
Le PCF va donc se lancer dans la « bataille du réalisme », en développant sa propre forme nationale de réalisme socialiste. Le terme « Nou­veau réalisme » émerge alors pour nommer cette version française du réalisme soviétique, qui se veut inscrite dans la tradition de Gustave Courbet (1819-1877), et ouverte à une diversité de styles graphiques, incarnée alors par des artistes militants comme André Fougeron (1913-1998), Boris Taslitzky (1911-2005), Jean Effel (1908-1982), Louis Mitelberg, dit Tim (1919-2002), ou Paul Fromentier (1914-1981).
Cette conception de l’art a été favorisée par le PCF, notamment en peinture, mais aussi dans ses affiches, pour son potentiel d’engagement social et politique. Pour la force exemplaire, discursive, pédagogique de l’image, cet art figuratif aux messages clairs a permis au PCF d’offrir un témoignage de la situation économique et sociale de l’après-guerre. En ce sens, contrairement au réalisme socialiste soviétique, l’heure n’est pas à la représentation des lendemains qui chantent – sauf lorsqu’il s’agit de glorifier l’Union soviétique, « la patrie du socialisme » –, mais plutôt à celle de la réalité crue d’un pays en ruines. Les registres picturaux sont plutôt négatifs, témoins des souffrances du peuple français d’après-guerre (grèves des mineurs, rationnement de la nourriture), et les visages et les caractères sont traités avec beaucoup d’expressivité pour montrer la fierté des travailleurs et des travailleuses déterminés à reconstruire le pays.
Dans ce climat, c’est André Fougeron qui va être considéré comme celui qui exprime cette voie possible du réalisme socialiste « à la française ». En 1948, Fougeron présente au Salon d’automne un des tableaux les plus importants de sa carrière : Parisiennes au marché. L’artiste cherche à mettre en scène la misère du quotidien d’après-guerre, renforcée et par le côté volontairement « expressif » des visages et des mains. L’argent manque – le porte-monnaie est plat, le filet, vide –, certaines denrées alimentaires ne sont pas accessibles aux classes laborieuses. D’une manière générale, l’expressionnisme figuratif à contenu social se manifeste assez fortement dans ce Salon de 1948 : Boris Taslitzky y présente les Délégués et Bernard Buffet, Femmes au filet.
Tandis qu’au Salon d’automne 1949, le réalisme socialiste s’affirme comme un mouvement important de l’art d’après-guerre, Maurice Thorez annonce, en 1950, lors du XIIe congrès du PCF dédié à la lutte pour l’indépendance nationale et pour la paix : « Nous avons demandé à nos écrivains, à nos philosophes, à nos peintres, à nos artistes, de se battre sur les positions idéologique et politique de la classe ouvrière. Aux œuvres décadentes des esthéticiens bourgeois, partisans de l’art pour l’art, au pessimisme sans issue et à l’obscurantisme rétrograde des “philosophes” existentialistes, au formalisme des peintres pour qui l’art pour l’art commence là où le tableau n’a pas de contenu, nous avons opposé un art qui s’inspirerait du réalisme socialiste et serait compris de la classe ouvrière, un art qui aiderait la classe ouvrière dans sa lutte libératrice. »

« Au formalisme des peintres pour qui l’art pour l’art commence là où le tableau n’a pas de contenu, nous avons opposé un art qui s’inspirerait du réalisme socialiste et serait compris de la classe ouvrière, un art qui aiderait la classe ouvrière dans sa lutte libératrice. »
Maurice Thorez, XXIIe congrès

Si le réalisme soviétique chante les louanges du productivisme et de l’Homme nouveau soviétique, sa version française ambitionne donc de traduire les souffrances du peuple et les injustices dont il est victime pour générer une conscience de classe qui le mènera à la lutte révolutionnaire.

Fernand Léger et le nouveau réalisme
Face à cette vision très obscure du quotidien d’après-guerre, Fernand Léger, communiste hétérodoxe qui s’encarte au PCF à la Libération et fervent opposant au réalisme socialiste, au grand dam de certains critiques d’art du parti, propose au contraire une représentation très festive et joyeuse, qui rend hommage à la noblesse du quotidien héritée des espoirs du Front populaire. Pour Fernand Léger, la fin de la guerre invite à célébrer la paix, que l’on retrouve souvent symbolisée dans son œuvre par des colombes. Il perçoit beaucoup de poésie dans ce quotidien moderne grandement façonné par les avant-gardes du début du XXe siècle dont il emprunte à la forme les grands aplats colorés et la simplification du dessin. Ses figures monumentales comme gonflées mettent en scène des hommes du commun célébrant les plaisirs de la vie (sport, loisirs, culture, travail, famille, camaraderie).
Dans les années 1950 effectivement, Fernand Léger défend le pluralisme artistique et une conception différente du réalisme. Dans les années 1910, alors qu’il se lançait corps et âme dans l’aventure de l’abstraction, Léger s’en référait déjà à l’expression de « réalisme de conception », indépendant de toute qualité imitative. Dès les années 1930, après ses séjours à New York, Léger opposait à la « querelle du réalisme » son propre « nouveau réalisme », déjà différent du réalisme socialiste français appelé de ses vœux par Aragon. Le nouveau réalisme, pour Léger, consiste à inclure dans le domaine artistique les objets usuels du quotidien, les matières premières brutes tout autant que les dernières trouvailles technologiques ou les étalages commerciaux qui le fascinent, afin d’embrasser la société industrielle et le « fait sociologique » en mouvement.

Le portrait de Staline
En 1953, une affaire va raviver la querelle du réalisme. À la mort de Staline, Picasso réalise à la demande d’Aragon un portrait du dirigeant soviétique qui sera publié en première page des Lettres françaises.
La légèreté du dessin et le caractère juvénile du « petit père des peuples », à contre-courant des représentations habituelles, provoquèrent la colère du comité central du PCF qui demanda aux responsables de cette calomnie de faire leur autocritique, ce qu’Aragon fit en publiant un texte dans le numéro suivant du même journal en vantant une vision de l’art davantage politique qu’esthétique. Picasso, lui, refusa et, bien que restant adhérent, prit ses distances avec le parti.
Si Fougeron se situe du côté des détracteurs du portrait, lui-même va subir les critiques de la direction du PCF, et en particulier d’Aragon, après la présentation de son œuvre Civilisation atlantique (1953). Au sortir de la crise économique et sociale de l’immédiat d’après-guerre, avec le développement de certaines industries culturelles (TV, cinéma, publicité, etc.), et la percée de l’american way of life, vont s’imposer aux artistes de nouveaux thèmes et objets qu’ils vont incorporer dans leurs œuvres pour renouveler leurs langages esthétiques. Paradigmatique de ce changement stylistique, l’œuvre critique de Fougeron, à la frontière entre deux mondes, témoigne, à la façon d’une bande dessinée, des bouleversements sociaux et culturels vécus alors par les Français, suite à l’application des aides du plan Marshall. Cette œuvre va être très critiquée par le PCF. Elle ouvre la voie, en France, à un mouvement figu­ratif engagé, particulièrement actif dans les années 1960 et 1970 : la nouvelle figuration ou la figuration narrative.
Finalement, le retour de Thorez à la tête de la direction du parti en 1953 entraîne une redéfinition de la politique esthétique, entérinée par le rapport d’Aragon au XIIIe congrès (1954) : « L’art de parti en France ». Les priorités du PCF évoluent et, avec la progressive déstalinisation, elles n’impliquent plus autant la formulation d’un système idéologique en matière de création artistique. Dans l’immédiat après-guerre, face à la puissante offensive culturelle nord-américaine en Europe, le PCF a tenté, à l’instar du PCUS, de mener le combat idéologique en essayant de conquérir les imaginaires, mais ses marges de manœuvre étaient assez minimes, face à une industrie culturelle aussi puissante, le menant à l’impasse stratégique de l’immobilité, contradiction cocasse pour un parti marxiste. Comme le souligne l’historienne Lucie Fougeron, « l’histoire de ce mouvement (réaliste) illustre les ambiguïtés d’un art militant lié au fonctionnement de l’appareil communiste, tout en montrant l’engagement radical de créateurs et la récurrence des débats sur les relations – souvent conflictuelles – entre art et politique ». Le comité central d’Argenteuil de 1966 actera finalement la liberté de création artistique et littéraire, mettant ainsi fin à cette querelle du réalisme, lancée dans les années 1930.

Élodie Lebeau est doctorante en histoire et histoire de l’art à l’université de Toulouse. Elle est chargée de la rubrique Regard de Cause commune.



André Fougeron, contrairement à la majorité des artistes renommés de son époque, arrive à la peinture après avoir été apprenti dessinateur puis ouvrier métallurgiste. Dès l’avant-guerre, en 1937, durant l’exposition universelle de Paris, il participe à l’exposition des sur-indépendants. Il est mobilisé pendant la guerre, fait prisonnier, s’évade, rejoint la zone libre puis retourne à Paris. À Montrouge, il transforme son atelier en imprimerie clandestine et publie notamment Les Lettres françaises et Arts de France. En 1942, il adhère au Front national des arts et en devient rapidement son secrétaire général.


ART DE PARTI
Aragon, lors du XIIIe Congrès du PCF

« On ne saurait oublier, quand il s’agit des intellectuels créateurs, d’hommes ou de femmes produisant des œuvres de caractère artistique ou littéraire, qu’il existe toujours un certain rapport politique entre ces œuvres, quelles qu’elles soient, et le combat de la classe ouvrière, de la nation française. D’une façon ou d’une autre, ces œuvres se trouvent toujours situées au niveau de la bataille des idées. En conséquence, qu’elles aient un contenu politique juste ou non, ou qu’elles se présentent avec un caractère apolitique, elles ne peuvent échapper à l’utilisation qui en est nécessairement faite dans cette bataille, et donc elles servent l’une ou l’autre des classes en présence. Ceci indépendamment de l’appartenance de l’auteur au parti, mais en raison de la nature de l’œuvre elle-même.
Il résulte de ce rapport politique établi qu’il s’agit là d’une chose sérieuse, et que la discussion critique des œuvres de l’art et de la littérature, souvent passionnée, est fort injustement considérée avec mépris, avec superbe, par certains camarades qui ne veulent y voir que des tempêtes dans un encrier. Ce mépris est une des formes de l’ouvriérisme, de la sous-estimation du travail intellectuel, et a pour aboutissant l’abandon du rôle dirigeant du parti dans ce domaine, la fuite devant la discussion et l’avantage laissé à l’ennemi sans combat. […]
Quand on parle d’art de parti, il arrive que cela se comprenne « art fait par un membre du parti ». C’est là une erreur profonde. Le fait d’avoir dans sa poche la carte du parti ne donne à personne auto­matiquement le pouvoir de création d’un art de parti. On peut être membre du parti et créer des œuvres qui ne s’inscrivent pas à l’actif de l’art de parti. Nos statuts d’ailleurs nulle part n’exigent le contraire des peintres et des écrivains. L’art de parti n’est pas défini par les personnes qui font les œuvres, mais par les œuvres elles-mêmes, par leur caractère et leurs qualités, par la valeur significative, probante, des œuvres ».

Intervention reproduite intégralement dans Les Cahiers du communisme, juin-juillet 1954.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020