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Il y a des visions larges ou étroites de la culture (culture de masse/culture d’élite), des visions mercantiles ou instrumentales (industrie culturelle/propagande), des conceptions qui opposent la culture savante (art des musées) aux cultures populaires (arts folkloriques ou artisanats). Les pièges sont nombreux et si le PCF a eu parfois des difficultés à définir ce concept polysémique, il est parvenu, au cours de son histoire, à proposer une politique culturelle audacieuse et populaire qui a mis la liberté et la création au centre de sa réflexion.
Entretien avec Lucien Marest

Le PCF a-t-il défendu l’idée qu’il existait une « culture bourgeoise » et une « culture prolétarienne » ?
Au début, on peut dire que la tendance ouvriériste était forte, mais cette théorie absurde de la « culture bourgeoise » et de la « culture prolétarienne » sera vite combattue, même si elle resurgit sous une autre forme avec l’affaire Lyssenko en 1948. Le PCF va très vite mettre en place une politique culturelle ouverte, surtout dans les années du Front populaire, certes plus par une direction éclairée que par la base. On demande aussi aux intellectuels de s’engager en tant que tels, par exemple dans le soutien à la Seconde République espagnole (1931-1939) contre les assauts franquistes. Il y a eu un moment de repli à la fin du règne de Staline en URSS, qui a eu des retombées sur le PCF. On se souvient du portrait de Staline en 1953 par Picasso. La campagne organisée contre cette publication vise surtout Aragon et entend imposer un art « réaliste socialiste ». Le comité central d’Argenteuil réglera définitivement la question de l’entière liberté de création.

Il y a un demi-siècle, les gens des milieux populaires ne sortaient pas, sauf parfois pour aller au cinéma le dimanche. Comment le PCF ressentait-il ce fait ? Quand s’est-il investi pour la culture dans les comités d’entreprise et les quartiers populaires ?
Cet investissement a été progressif. Dès la Libération, avec la participation à la direction communiste de personnalités comme Louis Aragon, Paul Langevin ou Frédéric Joliot-Curie, on cesse de calquer systématiquement les Soviétiques. Il est vrai qu’Aragon est quelquefois en difficulté, notamment sur la question du « réalisme socialiste ».

« Tous les partis politiques avaient leurs intellectuels, mais seul le PCF avait une politique culturelle. »

Au début, la culture, pour le PCF, c’est surtout les bibliothèques : il faut des gens qui sachent lire, qui puissent analyser les enjeux, ne serait-ce que pour dégager les revendications et argumenter face aux patrons et au gouvernement. Ce souci était présent dans les mouvements ouvriers dès le XIXe siècle, les bourses du travail avaient leur propre bibliothèque. Dans les années 1950-1960, et surtout à partir des années 1960-1970, l’ouverture vers d’autres formes artistiques est venue des jeunes metteurs en scène du théâtre, talentueux et exigeants. Ce qu’on a appelé la décentralisation théâtrale, c’était un nouveau répertoire ouvert aux jeunes auteurs, un élargissement des publics, l’émergence de nouveaux partenaires, les comités d’entreprise, les associations culturelles – par exemple Travail et culture –, les municipalités notamment communistes, mais aussi beaucoup d’autres. Toute une génération d’artistes et de metteurs en scène ont permis cette ouverture culturelle, de Roger Planchon à Patrick Chéreau, de Gabriel Garan à Pierre Debauche, de Catherine Dasté à Hubert Gignoux, de Bernard Sobel à Antoine Vitez, et il faudrait en ajouter beaucoup d’autres. On remarquera pour ne prendre que ceux-là qu’ils développent leur talent dans des villes comme Sartrouville, Aubervilliers, Nanterre, Saint-Étienne, Strasbourg, Gennevilliers, Ivry… Qu’on me permette d’insister sur le rôle de Jean Vilar et celui de Jack Ralite dans cette épopée. Ils sont l’un et l’autre à l’origine des débats qui ont forgé la revendication d’une vraie politique culturelle pour la France avec pour l’État la nécessité de consacrer au moins 1 % du budget national au ministère de la Culture. C’est encore eux, avec entre autres la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC), qui agissent pour que les villes, elles aussi, consacrent de vrais financements à la culture. Ainsi a commencé le combat pour une nouvelle politique culturelle en France, qui sera un point fort du PCF dans la négociation du programme commun de la gauche, et de son début de mise en œuvre par Jack Lang en 1981.

Comment le PCF a-t-il apprécié la période où André Malraux était ministre de la Culture, de 1959 à 1969 ? On disait dans les média que la culture c’était Paris et que « la province » était sans intérêt. Quelles positions le PCF a-t-il eues à propos de la « décentralisation théâtrale » et des maisons de la culture ?
Avant la création par André Malraux du ministère des Affaires culturelles, il existait juste un secrétariat d’État aux Beaux-Arts, qui avait très peu de moyens et qui s’occupait essentiellement du patrimoine. Au cabinet de Malraux, il y avait des gens très motivés. Le PCF et les artistes portaient des exigences sur le financement de la culture, mais le général de Gaulle donnait le minimum. Jean Vilar disait que le budget de la culture, c’était « la cassette des menus plaisirs ». On assiste dans les années 1960 à une amélioration des rapports entre les artistes et l’État, mais il ne faut pas idéaliser cette période, notamment à propos de la liberté de création. Rappelons-nous l’interdiction en 1966 par Yvon Bourges, secrétaire d’état à l’Information, du film de Jacques Rivette, La Religieuse, adaptée du roman de Diderot, ou bien des prises de position de Valéry Giscard d’Estaing comparant les maisons de la culture à des halls de gare mais avec beaucoup moins de monde… Ou encore l’interdiction en 1968 d’une pièce sur Franco, La Passion du général Franco par Armand Gatti, au Théâtre national populaire (TNP), afin de ne pas se fâcher avec le gouvernement fasciste espagnol.

« Dans le parti, les comités fédéraux, s’appuyant sur des intellectuels, des artistes de leur département, avaient des responsables et une commission culturelle, en quelque sorte des animateurs de l’intervention populaire. »

Tout ne s’est pas fait sans affrontements, loin de là. Ce qui est sûr c’est que pendant cette période, grâce à ce mouvement, singulièrement celui du théâtre, des maisons de la culture, mais aussi du cinéma (les ciné-clubs), des expositions (création de l’Union des arts plastiques), et même de la télévision avec l’école des Buttes-Chaumont (Stellio Lorenzi, Marcel Bluwal), toute la France – et pas seulement Paris – a vu la construction de lieux culturels bien équipés et dirigés par des équipes, des femmes et des hommes cultivés et compétents. Je crois qu’on peut dire que tous les partis politiques avaient leurs intellectuels, mais seul le PCF avait une politique culturelle.

On considérait alors que le PCF voulait une culture au service de la classe ouvrière, voire au service du parti, qu’il était méfiant vis-à-vis des artistes. Le comité central d’Argenteuil de mars 1966 est souvent présenté comme une conversion (assez soudaine) à la liberté de création. Pour certains commentateurs politiques, cet événement serait tout à fait autre chose, à savoir une controverse sur l’humanisme entre Garaudy et Althusser, arbitrée par Lucien Sève et Waldeck Rochet.
Au départ, la convocation du comité central d’Argenteuil par le bureau politique a pour objet cette controverse sur l’humanisme et le rôle des intellectuels communistes que devait mettre en valeur la politique du parti. Waldeck Rochet, alors secrétaire général, était très ouvert, mais il respectait les positions moins avancées du bureau politique. Finalement, il est resté assez peu de chose de ce débat philosophique. En revanche, ce qui a marqué, c’est la partie rédigée par Aragon sur la liberté de création, non seulement pour les auteurs, mais aussi pour le mouvement ouvrier lui-même. « Enrichissez-vous des œuvres ! avait dit Aragon, vous y trouverez des choses que vous ne découvrirez pas dans le mouvement politique au sens étroit du terme, vous vous priveriez d’atouts importants pour comprendre la réalité d’un monde que vous voulez transformer. » Et il avait prévenu : « Je n’accepterai aucune modification. » Inutile de dire que les Soviétiques ont détesté Argenteuil.
Il faut ajouter que tout ce processus ne se déroule pas de façon autonome, indépendamment d’un mouvement politique de fond, c’est la bataille pour l’union de la gauche dès 1962 (alors refusée par les socialistes). Qu’un organisme de direction d’un grand parti politique consacre trois jours aux intellectuels et à la culture, c’est quand même exceptionnel. Et il y a eu une suite, car la direction a eu la volonté d’impliquer tout le parti, les militants communistes s’en sont emparés dans les usines pour se battre, pour obtenir des crédits en faveur de la culture. À l’époque, il y avait beaucoup de luttes et souvenons-nous qu’Argenteuil se passe quelques semaines après l’accord CGT-CFDT de janvier 1966 pour mener des actions communes de façon systématique.

« Enrichissez-vous des œuvres ! Vous y trouverez des choses que vous ne découvrirez pas dans le mouvement politique au sens étroit du terme, vous vous priveriez d’atouts importants pour comprendre la réalité d’un monde que vous voulez transformer. »
Aragon, comité central d’Argenteuil, 1966

La culture, ce n’est pas seulement les spectacles, la peinture et la littérature. C’est aussi les sciences, l’érudition, la philosophie, l’inventivité populaire, etc. Le PCF a toujours souligné cette diversité dans ses textes de congrès. Ne l’a-t-il pas parfois oublié dans sa pratique ?
Roland Leroy insistait sur cet aspect déjà dans les années 1960-1970. Un moment important, et souvent oublié aujourd’hui, c’est le conseil national de Bobigny en 1980. On en restait encore à une vision des intellectuels proche de celle de l’affaire Dreyfus : quelques grands créateurs, quelques grands savants bénéficiant de leur prestige pour défendre des grandes causes. Le PCF a compris qu’avec la généralisation des études, avec l’évolution des métiers, il fallait élargir la notion d’intellectuel, en particulier aux ingénieurs, techniciens et cadres. Ainsi a-t-on insisté sur le fait que la culture, c’était aussi, du moins à certains égards, les techniques, le sport, la musique, etc. Autour de Guy Hermier, un littéraire, et René Le Guen, un ingénieur, s’est construite une dynamique pour prendre en compte les mutations de la société. Dans le parti, les comités fédéraux, s’appuyant sur des intellectuels, des artistes de leur département, avaient des responsables et une commission culturelle, en quelque sorte des animateurs de l’intervention populaire. Cela s’est peut-être essoufflé par la suite. L’expression « éducation populaire » est largement utilisée par les partis politiques, mais, selon ceux qui l’emploient, cela veut souvent dire tout et n’importe quoi, parfois pour tirer démagogiquement la culture vers le bas. Le PCF n’est pas tombé dans cette hypocrisie, mais il faut reconnaître qu’il aurait pu mieux approfondir cette notion.

« Un peuple qui abandonne son imaginaire culturel à l’affairisme se condamne à des libertés précaires. »
Jack Ralite, États généraux de la culture, 1987

Il ne serait pas juste de terminer cet entretien sans parler davantage de Jack Ralite et des États généraux de la culture lancés en 1987.
C’est tout à fait juste. En 1987, la droite revancharde est de retour à la direction du pays et on sait que la culture et les artistes ne sont pas épargnés dans ce genre de situation. C’est même ceux qui subissent les premières mesures autoritaires et les sanctions financières qui vont avec. Comment organiser une riposte efficace ? C’est la question que nous nous posions avec Guy Hermier à la direction du parti et c’est Jack Ralite qui trouva la réponse en organisant les États généraux, avec les artistes et les créateurs de toutes disciplines. Le succès fut à la mesure de l’enjeu. Le 17 juin 1987, des milliers d’artistes, de créateurs, de publics, se retrouvent sous l’immense chapiteau du Zénith à Paris pour voter la déclaration des droits de la culture, qui commence par : « Un peuple qui abandonne son imaginaire culturel à l’affairisme se condamne à des libertés précaires. » Et Ralite de conclure : « À l’uniforme gris des ambitions mercantiles, nous opposons l’arc-en-ciel des sensibilités et des intelligences, l’ouverture plurielle à la culture des hommes et des peuples du monde entier. » Cet appel au combat fut entendu et « l’exception culturelle française » est, pour l’essentiel, née là. Elle mérite d’être défendue encore et encore, comme toujours.

« Les œuvres sont intransigeantes et ce qui peut améliorer leur appropriation par le plus grand nombre, c’est d’abord le recul des inégalités sociales et territoriales. »

Je terminerai en citant un paragraphe de mon intervention pour le cinquantième anniversaire de la maison de la culture du Havre : « La démocratisation culturelle n’est pas une expression que j’utilise. Pour dire le fond de ma pensée, je la trouve piégée. Les œuvres sont intransigeantes et ce qui peut améliorer leur appropriation par le plus grand nombre, c’est d’abord le recul des inégalités sociales et territoriales qui ont tendance à exploser en ces temps où la précarité, le chômage de masse, les bas salaires, l’idéologie asservissante du divertissement, la dégradation du travail rendent difficile et quelquefois impossible une nouvelle rencontre entre le peuple, comme on dit, et la culture. »

Lucien Marest a travaillé chez Rhône-Poulenc à Saint-Fons (Rhône) et a été membre de la direction du secteur Culture du PCF à partir de 1972.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020