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Nous abordons maintenant une période particulièrement délicate, lorsque Robert Hue était secrétaire national. Rares sont les communistes qui ont suivi sa dérive ultérieure, mais l’interprétation de la petite décennie où il fut à la tête du parti n’est pas la même pour tous les acteurs de cette époque. Les réponses qui suivent le montrent bien.
Entretien croisé avec Marie-Christine Burricand et Marie-France Marcaud

Quand Georges Marchais passe la main à Robert Hue en 1994, le PCF est en grande difficulté. Les pays européens dits « socialistes » viennent de s’effondrer, les relations PC-PS ont oscillé dans tous les sens. Comment le parti a-t-il apprécié cette période ?

Marie-Christine Burricand : L’effondrement des pays socialistes tétanise beaucoup de communistes. Il faut se rappeler le climat avec les photos truquées des charniers en Roumanie et l’exécution du couple Ceausescu transmise en direct à la télévision, c’était très violent. Je me rappelle m’être dit qu’il fallait absolument trouver le moyen de discuter avec les gens et de montrer que le PCF est toujours là. La chute du mur de Berlin, la disparition de la RDA, le sentiment que ce pays a été abandonné par Gorbatchev… puis la fin de l’URSS. Il y avait un débat dans le parti depuis plusieurs mois sur ce qui se passait en URSS ; certains voyaient en Gorbatchev un bâtisseur d’un nouveau communisme, d’autres un réformiste qui allait faciliter le passage au capitalisme. La plupart d’entre nous n’imaginaient pas que tous les pays socialistes européens puissent s’écrouler si vite. Beaucoup ont ressenti cela comme une défaite qui pouvait nous engloutir et ont eu le sentiment que le PCF faisait le gros dos. Assez vite, je ressens que le PCF baisse les bras devant la criminalisation du communisme. D’autres camarades considèrent que la chute de l’URSS est une chance et que nous allons pouvoir nous libérer du modèle ; ils insistent sur l’idée que l’expérience de ces pays n’a rien à voir avec le communisme que nous allons construire. C’est en quelque sorte la thèse de Lucien Sève (le communisme est mort, vive le communisme), thèse à laquelle je n’ai jamais adhéré. Ce sont donc des désaccords importants qui s’installent durablement dans le PCF. Du point de vue de la France, le grand espoir mis dans l’union de la gauche s’est heurté à « la pédagogie du renoncement » qu’ont été les années Mitterrand. C’est une période où nous militons un peu au jour le jour, très tournés vers les institutions et les élections, sans trop d’effort idéologique. Cependant, même si l’affaiblissement a déjà commencé, nous gardons malgré tout encore des forces militantes importantes et parvenons à remporter des victoires électorales. Nous avons mené une très belle bataille en 1992 contre le traité de Maastricht… Nous ne mesurons sans doute pas complètement les bouleversements politiques et idéologiques qui sont en train de s’opérer ni l’offensive du capital.

Marie-France Marcaud : Je n’étais pas alors membre de la direction nationale, je ne peux donc répondre qu’au vu de mon expérience locale. La chute des pays de l’Est, ça a été un traumatisme, en particulier pour ceux qui avaient bâti leurs références sur le « grand frère », mais je ne faisais pas trop partie de ceux-là. La chute du mur de Berlin, c’est un choc, mais c’est aussi la liberté. Au bureau fédéral du Rhône, dans les sections et cellules, on parlait surtout de la politique française. Certes, il y avait toujours un point sur la politique internationale, mais ce n’était guère l’objet des réunions, on ne faisait pas vraiment d’analyse. On avait envie que l’URSS s’ouvre, mais Gorbatchev était aussi contesté. Sur la politique française, même si le doute n’était pas de mise, on était surtout dans une double interrogation : que fait le parti ? Qu’est le parti ? Par exemple, quand Charles Fiterman a commencé à évoquer ses désaccords, on se disait qu’il devait se passer quelque chose, mais je me sentais à l’écart des débats du niveau national.

Le score honorable de Robert Hue à l’élection présidentielle du printemps 1995, puis les grandes grèves de décembre ont redonné un espoir...

MFM  : À la fin de l’ère de Georges Marchais, on n’était pas à l’aise. Je travaillais aux Chèques postaux. Le lendemain de ses émissions à la télévision, la conversation favorite de mes collègues, c’était la risée. Quand Robert Hue est arrivé, ça a redonné espoir, il y a des choses qui ont bougé. Toutefois (je ne l’ai appris qu’après), la cohabitation Robert Hue/Georges Marchais (celui-ci était encore au bureau national) ne s’est pas déroulée sans heurts. C’est seulement au congrès de 1996 que Robert Hue a vraiment pris les rênes. Il a essayé de modifier l’image du parti. Il a mis au bureau national des secrétaires fédéraux, pour que le terrain s’exprime : d’abord quatre, puis huit. C’était bien, ce mélange d’expériences, certains avaient besoin d’être ramenés aux réalités concrètes. Au congrès suivant, il a fait entrer à la direction des personnalités nouvelles, comme l’architecte Roland Castro, le syndicaliste Michel Deschamps... En 1999, aux élections européennes, il y a eu la liste de la double parité (hommes/femmes, adhérents/non adhé­­rents). C’est aussi à cette époque qu’on est passé du parti monolithique à un parti diversifié sans que cela explose. Il est vrai que ça a presque débouché sur des tendances, mais c’est tout de même une nouvelle conception de la démocratie interne. Est-elle préjudiciable à l’action ? Difficile à dire.

La réflexion théorique et stratégique du parti est-elle alors à la hauteur des enjeux nouveaux ?

MFM : Non, elle n’a pas suivi. On était souvent rattrapé par l’actualité, on ne discutait guère que de la vie politique, au sens restreint du terme. Après les clivages et les départs des années 1980, le calme semblait revenu. Jusqu’à la participation au gouvernement en 1997, il n’y avait pas trop de désaccords qui s’exprimaient dans les directions. Avec le recul, je dirais qu’on se contentait pour l’essentiel de surfer. Robert Hue a essayé d’adapter le parti à la société, mais il n’y a pas eu de réflexion de fond sur l’évolution de celle-ci, l’analyse des classes et des rapports de force. L’exception, c’était ce qui se faisait au sein du conseil national à propos des ingénieurs, techniciens et cadres, un peu des employés, mais c’était vécu comme une activité parallèle à celle du parti, non comme une question centrale.

MCB : L’histoire a répondu clairement. Non, nous n’avons pas compris les enjeux, qui apparaissent aujourd’hui à tous, avec la violence du capitalisme mondialisé, les guerres, et une offensive idéologique criminalisant toute espérance de changement de société. C’est justement parce que cette réflexion théorique est absente que la réponse de Robert Hue débouche sur la mutation et le congrès de Martigues. À vouloir à tout prix prétendre que nous n’avons rien à voir avec le socialisme et que nous avons changé, nous faisons l’impasse sur une multitude de questions essentielles, notamment celles de la prise du pouvoir – la tragédie chilienne aurait pourtant dû nous alerter –, du type d’organisation et de la bataille idéologique nécessaire pour cela. Je crois que c’est une période où le PCF oublie la révolution.

Un mot sur l’ouvrage emblématique de Robert Hue, Communisme : la mutation (Stock, 1995). Certains y voient en germe toutes les dérives ultérieures (jusqu’aux plus récentes), d’autres considèrent qu’il y avait effectivement là une bonne volonté face à la nécessité de mutations dans la théorie et l’action du parti. Que peut-on en dire avec un quart de siècle de recul ?

MCB : Je crois qu’il en est de ce livre comme de son auteur, la dérive qui a suivi l’a complètement déconsidéré. Cette « mutation » renie notre histoire, renforce le délitement du parti comme la cosa italienne, nous concentrant sur les couches moyennes urbaines et délaissant le monde du travail. La décision de cesser de réunir les sections de grandes entreprises en est la traduction pratique. Elle nous coupe aussi progressivement du mouvement communiste mondial, des luttes des peuples. Avec le recul, je pense que ce livre contenait en germe tous les renoncements dont nous avons tenté de sortir au dernier congrès, au travers du texte choisi « Pour un manifeste du Parti communiste du XXIe siècle ». Je me rappelle m’être fait rappeler à l’ordre par mon secrétaire fédéral parce que, dans une assemblée publique, un camarade de ma section avait utilisé le mot lutte des classes, un peu trop daté à son goût. Il fallait effacer 1920, la rupture entre réformisme et révolution, effacer jusqu’à notre creuset marxiste.

MFM : C’est resté vécu comme un livre personnel de Robert Hue. C’est tout à fait différent des ouvrages de Georges Marchais comme Le Défi démocratique en 1973, qui était discuté dans les cellules. En fait, le parti, à la base, n’était pas vraiment en attente d’un changement. Certes, il y a eu quelques débats, notamment à propos des raisons qui avaient poussé des camarades (comme Maurice Charrier, le maire de Vaulx-en-Velin) à quitter le parti. On faisait en bureau national le point des effectifs qui décroissaient, mais la conclusion, c’était « Il faut faire des adhésions », plus que « Pourquoi on en est arrivé là ? »

En 1997, quand Chirac dissout l’Assemblée nationale et que se met en place le gouvernement dit de « gauche plurielle », le PCF était-il prêt ?

MFM : Personne ne s’attendait à ce que Chirac dissolve l’assemblée. On avait un mois pour trouver des candidats. Certains ont dit : « On était en train de construire un rassemblement, un de plus ! ah si Chirac avait dissout l’assemblée un an plus tard, on aurait été mieux armé », mais c’est un raisonnement facile et on sait bien que dans la vie ça ne se passe pas comme ça.

MCB : Nous étions plutôt contents des élections de 1997 où nous avons regagné des députés. Pris de court, ce n’est pas le mot qui convient. Je crois que nous étions enfermés dans une conception politique erronée et que les communistes ont été dupés. Dans la direction, il me semble que certains pensaient que notre survie passait obligatoirement par la participation gouvernementale, quelles qu’en soient les conditions. Je précise que j’ai voté pour la participation gouvernementale à l’époque, en imaginant que le PCF garderait son autonomie et qu’il mènerait une bataille du tonnerre dans le pays. Nous étions très engagés dans le refus du passage à l’euro et, dès la participation actée, nous avons levé le pied sur cette question. Je reste persuadée que les communistes, le conseil national – dont j’étais membre – n’ont pas eu dans les mains tous les éléments de la discussion entre le PCF et le PS. Ensuite, la gauche plurielle s’est mise en place, c’était un carcan, le parti perdait son autonomie au plus haut niveau, Robert Hue n’étant pas lui-même autonome de Lionel Jospin et du PS.

Pour les progressistes, on peut dire que le gouvernement de gauche plurielle (1997-2002) a assez vite mal tourné, et de plus en plus. Comment la direction du parti a-t-elle vécu cela ? Ne s’est-elle pas contentée de constater son impuissance ?

MFM : Ce sont surtout les privatisations qui nous ont plombés, notamment celles de France-Télécom, d’Air France, justifiée par Jean-Claude Gayssot, alors ministre des Transports. Je n’ai pas souvenir qu’au bureau national Gayssot ait été critiqué, d’ailleurs les ministres étaient présents au BN. On tombait petit à petit dans l’idée qu’il ne fallait pas cracher sur les petites choses, se contenter du peu qui avançait dans des moments difficiles. Comment être au gouvernement et garder un rôle de parti populaire et révolutionnaire, c’est une vraie question théorique, qu’on a esquivée.

MCB : Je crois que c’est pire que cela. La direction du parti a approuvé et justifié la privatisation de la Compagnie générale du Rhône, la première directive européenne sur l’électricité, la privatisation d’Air France. Beaucoup de com­munistes ont été désespérés et ont quitté le parti, notamment dans les entreprises, où nous avons perdu des bases militantes importantes. Heureusement que nous n’avons pas approuvé la guerre au Kosovo ! Nous sommes restés jus­qu’au bout et la direction a défendu cette position au prétexte que nous étions un parti de gouvernement et que dans toutes les conditions nous pouvions travailler utilement. Ce genre de raisonnement permet de justifier tout et n’importe quoi. Nous avons été complètement absorbés dans le naufrage de cette gauche plurielle dont les militants disaient qu’elle était devenue la « gauche plus rien ». Il ne faut pas oublier que c’est à l’issue de cette période que Jean-Marie Le Pen parvient au second tour de la présidentielle.

Pour beaucoup de militants, le congrès de Martigues en 2000, c’est la suppression des cellules, l’abandon des entreprises et un PCF qui se contente d’être l’aiguillon du PS, voire sa roue de secours. Ce point de vue est-il exagéré ?

MCB : Je ne pense pas qu’il soit exagéré, il est très lucide. Ce congrès a marqué les stratégies du parti pendant presque vingt ans et il portait l’effacement du PCF.

MFM : Il n’a pas été décidé qu’on supprimait les cellules et qu’on abandonnait les entreprises, mais il est vrai que c’est ce qui s’est passé progressivement dans les faits, aussi à cause des restructurations et des fermetures de grandes entreprises. On essayait de trouver de nouveaux lieux où les communistes pourraient se rencontrer, d’élargir le champ d’intervention du parti vers de nouvelles couches de la population. Mais il faut reconnaître qu’il n’y a guère eu de réflexion de fond sur les questions clés : en quoi les entreprises étaient différentes de celles d’il y a vingt ans, quel est leur avenir, quel est celui du travail. Le parti était divisé entre les « on maintient » et les « comme le monde change, il faut essayer autrement ». Mais personne n’analysait sur le fond. Même la section économique, qui travaillait, était déjà en décalé et assez hors sol, son travail restait en vase clos et non partagé. Il y a eu l’idée que, comme on était affaibli, on allait retrouver de la force et des voix en collant au PS. Quand on y réfléchit, c’était une impasse. Mais il faut bien voir que tout ce processus a été graduel et non pas brutal, sur le moment, on ne sent pas. Avec le recul, on finit par saisir qu’il y a eu une bascule, que Robert Hue était plus dans le médiatique que sur le fond, qu’il a parlé un langage de plus en plus éloigné. À la fin, après le congrès de Martigues, il participait peu au conseil national, il s’en allait rapidement, laissant le secrétariat gérer le reste de la séance...

Sur quoi ont porté les désaccords entre Robert Hue et Marie-George Buffet dans la première décennie du XXIe siècle ?

MCB : Je dois dire que cette question ne me passionne pas. Marie-George Buffet était pleinement engagée au côté de Robert Hue au moment du congrès de Martigues et de la mutation ; je pense que les désaccords portaient entre eux sur la question des alliances. Marie-George a substitué à la gauche plurielle les collectifs antilibéraux puis le Front de gauche. Elle a pesé lourd pour la candidature de Mélenchon en 2012 et encore en 2017. Dans tous les cas le rassemblement nous tient lieu de stratégie et le parti théorise son effacement en son nom tout en s’enfermant dans des discussions d’appareils. Nous commençons juste à sortir de cette vision avec l’idée d’union populaire politique et agissante et la nécessité d’un parti plus fort pour une gauche debout. En 2007, alors qu’elle était secrétaire nationale, ce sont les communistes qui ont empêché le changement de nom du parti et sa dilution au sein d’une nouvelle force politique. Mais j’apprécie positivement que le parti se soit engagé en 2005 pour le non au référendum sur le TCE, nous avons joué un rôle important dans cette victoire qui est malheureusement restée sans lendemain. Cela a été un sursaut très positif.

MFM : Cette idée d’un président (un peu au-dessus de la mêlée) et d’une secrétaire (qui fait le travail), on le voit bien, avec le recul, ça ne tenait pas debout. Je me souviens d’avoir présidé la séance du congrès pour ce vote, c’était tendu. Marie-George Buffet avait la volonté de travailler avec les communistes, elle avait une conception différente des relations avec le PS. Face aux divisions à l’intérieur du parti, elle avait la volonté de recréer une unité. Parmi les partisans de Robert Hue, certains croyaient une cassure inévitable et d’autres restaient bienveillants avec ceux qui ne pensaient pas comme la direction. De toute façon, le parti n’était pas en forme, il n’a repris des couleurs qu’autour de la bataille du référendum sur la Constitution européenne vers 2005. Cela dit, le PCF s’est maintenu, ce qui n’est pas le cas des partis communistes dans la plupart des pays voisins.

Marie-Christine Burricand était à l’époque membre du bureau fédéral du Rhône et du conseil national du PCF.

Marie-France Marcaud était membre du bureau fédéral du Rhône, elle est devenue secrétaire fédérale et membre du bureau
national au congrès de 1996.

 



Prendre sa carte, 1920-2009 :données nouvelles sur les effectifs du PCF

Le conseil général de la Seine-Saint-Denis et la fondation Gabriel-Péri ont publié en 2010 un recueil d’une centaine de pages grand format sous ce titre Prendre sa carte. 1920-2009 : données nouvelles sur les effectifs du PCF. Ce travail précis a été assuré et commenté sous la direction de Roger Martelli.
L’ouvrage comporte de nombreux tableaux et graphiques concernant les cartes placées, les adhésions nouvelles, le nombre de cellules et de cellules d’entreprise, tout cela explicité par année, par département, voire par âge. On lira avec beaucoup d’intérêt les analyses de l’auteur. Par delà les nombreuses incertitudes sur les chiffres, voici une très brève synthèse, probablement assez exacte mais volontairement arrondie, sur l’évolution globale des effectifs.
D’environ 100 000 adhérents au moment du congrès de Tours, le PCF tombe à 25-30 000 vers 1930. Il remonte assez soudainement au cours de l’année 1936 pour atteindre 250-300 000 en 1937. À la Libération, il passerait d’environ 350 000 adhérents fin 1944 à 800 000 fin 1947, pour redescendre à 250-300 000 en 1960. Il progresse ensuite nettement jusqu’à plus de 500 000 à la fin des années 1970, pour s’effriter petit à petit et se stabiliser vers 130 000 lors de la première décennie du XXIe siècle.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020