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L’Union indienne est le pays des paradoxes. Quoi de plus normal, pourrait-on penser, pour une si vaste fédération de vingt-huit États.

De grandes densités de population

Pourtant – c’est le premier paradoxe – le pays n’est pas si grand. Six fois la superficie de la France, mais trois fois plus petit que la Chine ou le Brésil, auxquels on le compare souvent. C’est que les densités de population apparaissent considérables. Rares sont les espaces vides : les sommets himalayens, la frontière désertique avec le Pakistan… Même dans l’intérieur de la péninsule du Deccan, où le climat est souvent sahélien, les densités de population sont le triple de ce qu’on pourrait trouver en Afrique sous un climat identique.

C’est parce que la démographie du pays est « explosive », dira-t-on. L’Inde n’a-t-elle pas dépassé la Chine en 2024, avec plus de 1,4 milliard d’habitants ? Or ce n’est pas affaire de fécondité. Le nombre d’enfants par femme est passé sous le seuil de renouvellement des générations de 2,1, et les États du sud de l’Inde ont désormais une fécondité inférieure à celle des Françaises. La croissance démographique s’était accélérée grâce à la chute de la mortalité permise par les progrès de la médecine et de l’éducation, mais les historiens rappellent que, dès l’Antiquité, la Chine et l’Inde étaient déjà les pays les plus peuplés du monde.

Une population à majorité rurale

Il y a ces énormes mégapoles – plus de 25 millions d’habitants sans doute pour Delhi voire Bombay, sans parler de Calcutta et des autres. Le pays ne serait-il plus qu’une immense ville tentaculaire ? Point du tout, troisième paradoxe ! La population de l’Inde est encore à majorité rurale (61 % au dernier recensement de 2011). Car les campagnes sont très densément peuplées elles aussi…

« La révolution verte a été centrée sur le blé et le riz aux dépens des autres cultures. Les millets, qui représentaient la base de l’alimentation de tant de régions, ont souvent disparu alors que leur qualité nutritionnelle est supérieure et qu’ils demandent moins d’eau. »

Comment expliquer alors le maintien d’une telle population rurale, alors que les trois quarts des villageois dépendent encore de l’agriculture, et que celle-ci est fondée sur de microexploitations pour l’essentiel – un hectare en moyenne ? Il y a deux façons d’expliquer ce quatrième paradoxe. D’une part, l’intensivité de l’agriculture, proche parfois du jardinage, qui permet de récolter souvent quatre-vingts quintaux de grains par hectare si l’on jouit de deux récoltes par an grâce à de l’irrigation. D’autre part, les migrations de courte durée (quelques semaines, mois ou années), vers les villes ou vers d’autres campagnes mieux irriguées, qui permettent de maintenir au village le reste de la famille.

La population demeure pauvre, mais l’Inde ne connaît pas d’explosions sociales, à quelques exceptions majeures comme la guérilla maoïste des « naxalites » dans l’Inde centrale « tribale ». C’est le cinquième paradoxe : le pays est un des plus inégalitaires du monde, et pourtant subsiste la démocratie. La hiérarchie des revenus a explosé depuis la libéralisation (partielle) de l’économie des années 1990. Ces inégalités de classes recoupent en outre largement les inégalités socioreligieuses, entre les castes Dalits tout en bas de l’échelle (les anciens « intouchables ») et les castes brahmanes au sommet (qui représenteraient la moitié des emplois dans l’informatique et le management, alors qu’ils ne comptent que pour quelque 3 % de la population totale). Il existe encore un véritable apartheid dans bien des régions, les Dalits étant exclus de certains espaces publics, leur quartier se trouvant à l’écart du reste du village. Mais les emplois réservés aux basses castes dans le secteur public, les sièges qui lors des élections locales leur sont réservés, ainsi qu’aux femmes, ont pu avoir une certaine efficacité : l’Inde est bien le pays de la discrimination positive.

« Le nombre d’enfants par femme est passé sous le seuil de renouvellement des générations de 2,1, et les États du sud de l’Inde ont désormais une fécondité inférieure à celle des Françaises. »

Démocratie et pauvreté

Le sixième paradoxe repose la question des relations entre démocratie et pauvreté, mais cette fois dans l’autre sens : comment se fait-il que les élections aient lieu, sauf exception, à intervalles réguliers depuis l’Indépendance de 1947, au niveau fédéral comme dans les États ? Comment se fait-il que les populations pauvres et peu diplômées votent plus que les autres, et que pourtant la société soit de plus en plus inégalitaire ? Pourquoi les groupes défavorisés continuent-ils de voter pour des politiciens souvent corrompus et mafieux ? Pour aller vite, c’est justement pour leurs défauts qu’on vote pour eux. Le système est très clientéliste : je vote pour quelqu’un de ma caste, de ma région, et comme cette personne est corrompue elle pourra redistribuer un peu de ses richesses auprès de ceux qui l’ont soutenue. Un populisme fort efficace.

Absence de sécurité alimentaire

Terminons par un septième paradoxe, celui de la question « agrialimentaire ». L’Inde ne connaît toujours pas de sécurité alimentaire. En 2023, elle demeurait 111e sur 125 pays dans le classement de l’indice mondial de la faim : notamment derrière le Soudan… La malnutrition fait encore des ravages. Néanmoins, quel pays était ces dernières années premier exportateur de riz, de viande rouge, et gros exportateur de blé ? L’Inde bien sûr. On a là les résultats de ce qu’on a appelé la « révolution verte », un mouvement de modernisation agricole contemporain de la politique agricole commune européenne avec laquelle elle a beaucoup de ressemblances : une intensification des pratiques agricoles (semences améliorées, irrigation, engrais chimiques…) grâce à un soutien des prix par l’État – qui s’engage à acheter tous les surplus de blé, de riz, de sucre à prix garantis. Les stocks ainsi constitués sont redistribués aux deux tiers des ménages indiens à des prix très subventionnés. Dans l’État du Tamil Nadu, ces ménages reçoivent même la moitié de leur consommation en riz gratuitement, dans des boutiques spécifiques existant dans chaque quartier urbain, dans chaque village. Mais le système fonctionne imparfaitement : trop de pertes lors des transports depuis les régions exportatrices, Pendjab en tête ; trop de détournements des produits pour les revendre sur le marché libre… Il reste que pendant la crise mondiale de 2007-2008, alors que tant de pays du Sud étaient secoués par des émeutes de la faim, l’Inde s’est trouvée épargnée : ceci grâce à ce système de distribution publique (PDS).

Se nourrir sans détruire l’environnement

Mais ces subventions coûtent cher. Aussi, les années de bonne récolte, le pays préfère-t-il exporter une partie de ses stocks céréaliers plutôt que de renforcer les distributions alimentaires. Et voici pourquoi l’Inde est si présente sur les marchés mondiaux du riz, voire du blé. Elle doit cependant importer huiles et protéagineux – un peu comme la France – car la révolution verte a été centrée sur le blé et le riz aux dépens des autres cultures. Les millets, qui représentaient la base de l’alimentation de tant de régions, ont souvent disparu, alors que leur qualité nutritionnelle est supérieure et qu’ils demandent moins d’eau. Quant aux conséquences environnementales de la révolution verte, là encore la situation n’est pas sans ressembler à celle de la PAC : pollution des nappes par excès d’engrais azotés ou de pesticides, épuisement de celles-ci du fait de la multiplication des forages individuels pour l’irrigation, déclin de la biodiversité… L’Inde ignore encore pour l’essentiel les paiements de services environnementaux que la PAC a entrepris au profit des agriculteurs plantant des haies, sauvant des mares, se convertissant à l’agriculture biologique. Les aides aux agriculteurs se font encore largement par les subventions aux intrants (engrais, irrigation…), ce qui évidemment ne peut qu’aggraver le mal.

« Même dans l’intérieur de la péninsule du Deccan, où le climat est souvent sahélien, les densités de population sont le triple de ce qu’on pourrait trouver en Afrique sous un climat identique. »

Assurément, des raisons d’espérer existent pourtant. De plus en plus de consommateurs (les plus aisés et diplômés) cherchent à revenir aux millets ; l’État fédéral et provincial tient un discours tentant de concilier le productivisme de la révolution verte et l’encouragement à l’agriculture biologique ou « naturelle » ; des agriculteurs réduisent leurs consommations d’intrants chimiques, de plus en plus onéreux, du moins pour leurs cultures autoconsommées - ils conservent souvent leurs pratiques pour les productions commercialisées étant donné que, sauf exception, les produits « bio » ne sont pas vendus plus cher sur les marchés.

L’Inde parviendra-t-elle à mieux se nourrir sans détruire l’environnement ? Mais aussi : les femmes pourront-elles se libérer d’une société demeurée extrêmement patriarcale, voire de plus en plus masculiniste ? La démocratie indienne survivra-t-elle à l’essor du « national-hindouisme » au pouvoir à New Delhi et dans la plupart des États du Nord, qui menace la laïcité d’un pays aux multiples cultures et religions ? Autant de questions ouvertes, auxquelles ce dossier tâchera d’apporter des éléments de réponse, et sur bien d’autres thèmes encore ! 

Frédéric Landy est géographe. Il est professeur à l’université de Paris-Nanterre.

Cause commune n° 43 • mars/avril 2025