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Il n’existe pas de différence ethnique entre Allemands de l’est et Allemands de l’ouest. Pourtant, dans l’Allemagne réunifiée, l’idée selon laquelle les Allemands de l’est seraient victimes de « racisme » commence à faire son chemin.

Les Allemands de l’est seraient-ils victimes de racisme ? La question peut sembler saugrenue et même provocante s’agissant d’une région – les territoires de l’ancienne République démocratique allemande (RDA) – qui défraie la chronique, depuis la réunification, par les attentats de groupes néonazis et, plus récemment, par les scores vertigineux de l’extrême droite. C’est pourtant ce qu’affirme la sociologue allemande Naika Foroutan, dont les recherches portent sur l’immigration et les questions d’intégration.
Dans un entretien accordé en mai 2018 à la Taz, Die Tageszeitung, quotidien allemand situé à gauche, la chercheuse défend en effet la thèse selon laquelle les discriminations subies par les Allemands de l’est et leur position sociale dans la République fédérale sont similaires à ce que vivent les musulmans et plus généralement les immigrés et les générations issues de l’immigration. La perte du pays natal, la nostalgie, le sentiment d’étrangeté et l’expérience du dénigrement sont communs, selon Naika Foroutan, à ces deux catégories : « Les migrants ont quitté leur pays d’origine. Quant aux Allemands de l’est, c’est leur pays d’origine qui les a quittés. »

« Absents des postes à haute responsabilité tant dans la fonction publique que dans les entreprises privées, les Allemands de l’ancienne RDA ne sont que très peu présents dans les grands média, et très peu de représentants politiques sont issus de leurs rangs. »

L’interview ne passe pas inaperçue et suscite de nombreuses réactions, interpellant notamment l’écrivaine est-allemande Jana Hensel, qui considère que la sociologue a mis des mots sur ce qu’elle et d’autres compatriotes d’ex-RDA ne percevaient jusqu’alors que confusément. Dans son premier opus publié en 2002, le récit autobiographique Zonenkinder [Enfants de la zone soviétique], Hensel relatait la manière dont elle avait vécu, encore enfant, la chute du Mur et la disparition de la RDA. Le chapitre consacré à la génération de ses parents y dépeignait la profonde désorientation de ces derniers, tandis que la génération des enfants s’adaptait sans trop de difficultés au nouveau contexte politique. Rétrospectivement, en 2018, Jana Hensel y voit une expérience analogue à celle des immigrés et de leurs enfants : « Beaucoup d’entre nous avons entretenu au cours de ces années post-unification un rapport difficile à nos parents [...]. Au fond c’est une expérience d’immigration que j’y ai décrite, même si je n’arrivais pas à la nommer ainsi. Ce phénomène que l’on retrouve lorsque des familles immigrent dans un pays et où les enfants doivent souvent effectuer des tâches de traduction de toutes sortes, parce qu’ils arrivent souvent plus rapidement à se repérer dans leur nouvelle vie. Bien que nous n’ayons pas dû apprendre une nouvelle langue après la réunification, ma génération avait pourtant le sentiment d’être en avance sur nos parents. »

La stigmatisation des Allemands de l’Est
Mais au-delà des difficultés qu’éprouvent les Allemands socialisés en RDA à prendre leurs marques dans la république ouest-allemande capitaliste, le démantèlement de l’industrie est-allemande, l’explosion du chômage et les écarts de niveaux de vie entre l’ouest et l’est marquent durement et durablement les territoires de l’ancien pays socialiste. Ce drame social et économique s’accompagne d’un discours médiatique fortement stigmatisant sur les Allemands de l’est. Le Spiegel, hebdomadaire le plus lu en République fédérale, est passé maître en la matière. Dans un article publié en février 1990, intitulé « Nie wieder Übersiedler » (« Plus jamais d’immigrés de RDA »), le journal dépeint les Allemands de l’est comme paresseux et improductifs. Le patronat désespère de ces nouveaux arrivants qui ne savent pas ce que travailler veut dire.

« Le démantèlement de l’industrie est-allemande, l’explosion du chômage et les écarts de niveaux de vie entre l’ouest et l’est marquent durement et durablement les territoires de l’ancien pays socialiste. »

Parallèlement, les discours portant sur la RDA dans les décennies suivant la réunification émanent exclusivement d’une perspective ouest-allemande, et convoquent invariablement la Stasi, les pénuries matérielles, la répression contre les dissidents comme thèmes de prédilection. Même le système de crèches, élément emblématique d’une politique qui visait à favoriser l’activité professionnelle des femmes, est présenté par d’éminents chercheurs en sciences de l’éducation ou en criminologie comme étant la matrice du phénomène néonazi.
Les citoyens d’ex-RDA qui ne se retrouvent pas dans cette interprétation manichéenne de leur passé, ou qui protestent contre les injustices dont ils se trouvent victimes, se voient affublés du sobriquet de Jammer-Ossis  (Est-Allemands pleurnichards). Pourtant, les inégalités sont bien réelles : absents des postes à haute responsabilité tant dans la fonction publique que dans les entreprises privées, les Allemands de l’ancienne RDA ne sont que très peu présents dans les grands média, et très peu de représentants politiques sont issus de leurs rangs. Angela Merkel fait ainsi figure d’exception dans son propre gouvernement. Forts de ce constat, certains collectifs récemment crées tels que  Aufbruch Ost  (Réveil de l’Est) en viennent à réclamer l’instauration de quotas afin d’imposer une meilleure représentation des Allemands de l’est dans la vie publique.
Le ressentiment nourri par cette situation explique en partie le succès de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) dans les länder de l’est. Petra Köpping, élue SPD dans le land de Saxe en Allemagne de l’est, évoque dans son livre Integriert doch erst mal uns ! (Intégrez-nous d’abord !) cette rancœur éprouvée par ses concitoyens est-allemands, qui tend à se tourner contre les réfugiés. Pourtant il ne peut s’agir, comme le souligne Petra Köpping, d’opposer les discriminations dont sont victimes les réfugiés et les Allemands de l’est. Naika Foroutan en appelle quant à elle au contraire à des « alliances stratégiques » entre ces groupes sociaux qui ont tout intérêt à s’unir car « les luttes contre les inégalités ne peuvent se gagner seul ». 

Odile Planson est germaniste. Elle est doctorante à l’université de Strasbourg.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020