Soixante ans après sa création n’est-il pas urgent d’imaginer un autre souffle pour ce ministère qui actuellement accélère la marchandisation de la culture de masse.
Il l’avait promis : la culture serait une des priorités du quinquennat. Il l’avait clamé : son projet serait de « réinventer la politique culturelle », rien de moins. Ceci partait d’un constat lucide, mais vague : « Des déserts culturels existent en France. Trop de citoyens n’ont pas accès à la culture. »
La nomination de Françoise Nyssen, chargée d’un ministère conforté dans son budget 2018, avait été globalement bien reçue. Cette femme à l’écoute fut choisie pour avoir su faire de la maison d’édition Actes Sud une grande entreprise culturelle rayonnant bien au-delà du périmètre créé par son père fondateur, au moment où tant de librairies indépendantes disparaissaient. Chef d’entreprise tout autant que femme de culture, elle affirmait, en présentant son budget : « La culture doit être au cœur de l’école. » École, proximité, Europe, voilà les « trois nouvelles frontières de la politique culturelle » qui s’affichent sur la page officielle du ministère.
« La culture n’est pas un bien comme les autres, réductible à des résultats chiffrés, normés, imposant d’avoir un recours obsessionnel à la calculette du temps de disette budgétaire. »
Mais alors, à quoi sert donc ce ministère, sachant que l’école est du ressort de l’Éducation nationale ; que la proximité est surtout l’affaire des collectivités territoriales déjà largement amputées dans leurs ressources et, de plus, confrontées à la suppression de la taxe d’habitation ; que l’Europe se joue ailleurs quand les institutions pratiquent une austérité budgétaire tous azimuts ?
Un constat bien pauvre
Un an après, la « nouvelle impulsion à la politique culturelle » prônée par Emmanuel Macron se heurte à un constat bien pauvre. Ce que l’on retient, c’est le plan « Culture près de chez vous » qui veut décentraliser des chefs-d’œuvre, des artistes et des grandes institutions (Comédie-Française, Opéras de Paris…) vers les provinces, tout en aidant à la création de proximité sans aucun moyen financier. C’est aussi la médiatique nomination d’un présentateur télé à la tête d’une mission pour sauver le patrimoine français – désigné en dehors des structures administratives existantes. Admirateur des têtes couronnées, Stéphane Bern avança aussitôt l’idée de créer une loterie pour financer ses ambitions. Étrange modernité aux relents passéistes.
Quant au pass culture, s’il est tout juste en expérimentation à partir de la rentrée, il soulève toujours d’immenses questions liées à la définition de son périmètre comme à la démarche qu’il implique : il prétend s’adresser à des consommateurs en donnant accès à des produits culturels dans le cadre d’un partenariat avec les salles de spectacles comme avec des banques – partenariat dont les contours restent largement à définir.
« En même temps », les crédits alloués à l’audiovisuel public sont encore en baisse, avant l’annonce d’une vaste réforme. Dans le projet de la nouvelle P-DG de Radio France, on trouve ces mots : « à l’avenir, les contenus qui n’auront pas été améliorés par l’audience ou qui n’auront pas une composante sociale pourraient avoir du mal à exister. » Plus qu’une litote inquiétante, il n’est pas déplacé d’y voir une piste que l’ensemble des acteurs culturels seraient en passe de se voir imposer avec le sens de la « concertation » qui caractérise ce gouvernement.
Or la culture n’est pas un bien comme les autres, réductible à des résultats chiffrés, normés, imposant d’avoir un recours obsessionnel à la calculette du temps de disette budgétaire. C’est « le plus court chemin de l’homme à l’homme », comme le disait André Malraux de… l’art.
Une nécessaire invention du monde
Lancé en janvier, l’appel de Montreuil pour les arts et la culture contre « la seule marchandisation » a clairement pointé tout ceci et bien d’autres questions. Les signataires se donnent pour but d’« élaborer ensemble un pacte national des arts, des patrimoines et de la culture », en rupture avec tout ce qui se fait et s’annonce en matière de politique gouvernementale.
En 2019, le ministère de la Culture aura soixante ans. Plutôt que de penser le mettre à la retraite, n’est-il pas urgent d’imaginer un autre souffle ? Car les projets de ce ministère servent à accélérer la marchandisation de la culture de masse. Devant tant de mutations accélérées, une des tâches urgentes ne serait-elle pas de redéfinir les principes, avec une vision, une ambition et des moyens.
Décloisonnement des quartiers, réinvention des lieux et des usages, multiplication des expériences artistiques et des rencontres avec des artistes… La culture n’est pas simplement un accès. C’est faire, discuter, créer ensemble ; c’est avant tout une invention du monde. Ce qui nécessite un investissement public bien supérieur aux si faibles marges de manœuvre actuelles, une fois déduites les dépenses pérennes des grandes institutions. Et pour ce faire, pourquoi ne pas introduire l’imposition des œuvres d’art qui échappent à toute fiscalité ? Le « en même temps » prendrait là une valeur humaniste et sociale qu’on ne lui soupçonne pas. Et nul ne se poserait la question de l’utilité d’un tel ministère.
Marc Dumont est ancien élève de l'école normale supérieure et agrégé d'histoire. Il a été producteur à Radio France entre 1985 et 2014.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018