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Relativement absente lors de la fondation de Die Linke, la référence à Marx a fait l'objet depuis lors d'appropriations diverses au sein du parti de gauche allemand.

Un parti âgé de onze ans est-il assez vieux pour s’être approprié une tradition marxiste ? Car tel est l’âge de Die Linke en 2018. La réponse est : oui et non. Non, parce que onze années n’y suffiraient pas et que de nombreux adhérents de Die Linke n’étaient pas des militants politiques auparavant. Mais pourtant oui, parce que le parti n’est pas né de rien, mais d’une fusion entre le Parti du socialisme démocratique (PDS) et l’Alternative électorale pour le travail et la justice sociale (WASG). Le PDS est lui-même issu du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED). Au sein du SED, le marxisme s’était ossifié et mué en une doctrine visant à légitimer le socialisme d’État est-allemand. Lorsque de jeunes marxistes lisent aujourd’hui les manuels de ce qu’on appelait alors le « marxisme-léninisme », ils ont rapidement l’impression d’avoir affaire à une caricature. Après 1989-1990, le PDS a voulu opérer une déstalinisation à la fois irréversible et crédible. Le marxisme ne fut pas banni du parti, mais l’on fit disparaître toutes les structures qui pouvaient, de près ou de loin, être perçues comme des lieux d’endoctrinement des militants. De ce fait, il n’y eut plus de formations systématiques. Le principal lien avec le marxisme passait par des intellectuels non dogmatiques issus de l’ancienne République démocratique allemande ou par des professeurs marxistes des universités d’Allemagne de l’Ouest. Parmi les fondateurs de la WASG, il y avait bien sûr des marxistes, venus notamment de l’aile marxiste minoritaire des jeunes socialistes. Mais beaucoup d’autres étaient plutôt issus des mouvements sociaux contre les politiques néolibérales, d’ATTAC, du mouvement contre la guerre, etc., et n’avaient été que rarement en contact avec le marxisme. Chez les nouveaux membres entrés à Die Linke après la fusion, la formation marxiste était encore plus rare.

« Le marxisme joue un rôle dans tous les courants du parti, mais ses dirigeants n’ont pas bénéficié d’une formation marxiste unifiée. »

Une appropriation « éparpillée »
Par la suite, le nouveau parti n’a pas développé de formation marxiste systématique mais plutôt des initiatives diverses qui n’étaient pas coordonnées entre elles. C’est l’organisation étudiante du parti, l’Association étudiante socialiste et démocratique (SDS), qui a commencé à mettre en place des cercles de lecture du Capital de Marx dans les universités. Dans certaines sections locales de Die Linke, on pouvait aussi avoir la chance de rencontrer un enseignant marxiste ou quelqu’un ayant bénéficié par le passé d’une véritable formation au sein du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), du Parti communiste allemand (DKP) ou du SED, et souhaitant transmettre ses connaissances. Mais de ce fait, la réception et la diffusion du marxisme étaient dépendantes de traditions antérieures à la fondation de Die Linke, ou d’heureux hasards qui rendaient cette réception et cette diffusion très variables en fonction des situations locales. L’autre raison qui explique cette appropriation « éparpillée », c’est l’absence d’« organe central » de Die Linke. Le lectorat de gauche se partage entre plusieurs quotidiens : Neues Deutschland, le Taz et le Junge Welt. Au sein des revues, il n’y a pas non plus de titre de référence comme la New Left Review ou Marxism Today en Grande-Bretagne. Les nombreuses publications comme Sozialismus, Prokla ou Z datent pour la plupart de la période qui a suivi 1968 (à l’exception de la revue Das Argument, encore plus ancienne) et ne touchent qu’un lectorat réduit.

« Dans la jeune génération, le regain d’intérêt pour Marx qui a suivi la crise financière est souvent passé par les média numériques.»

Une référence plus ou moins approfondie et aux implications politiques diverses
Il existe donc différents types de marxisme dans Die Linke aujourd’hui, défendant des positions diverses, plus ou moins proches du parti, prenant la forme d’une référence permanente ou épisodique, avec un public plus ou moins grand. Du côté des intellectuels professionnels, on trouve des professeurs d’université (peu nombreux), qui ne se revendiquent pas toujours explicitement du marxisme. Leur popularité dans les pages culturelles des quotidiens et des hebdomadaires dominants est souvent bien plus grande que leur réputation auprès de leurs propres collègues. Du côté des intellectuels collectifs, on trouve des auteurs et des éditeurs de revues et, de plus en plus souvent, de sites Internet de gauche. Dans la jeune génération, le regain d’intérêt pour Marx qui a suivi la crise financière est souvent passé par les média numériques. Parmi les projets collectifs mar­xistes les plus importants, il faut signaler le Dictionnaire historique et critique du marxisme, malheureusement peu connu. Depuis la fondation de Die Linke, il existe également un secteur de la formation politique, dont les séminaires sont également porteurs de contenus marxistes.

« De nouvelles générations de jeunes continuent à rechercher une perspective émancipatrice et libératrice pour l’humanité et ils redécouvrent Marx.»

Il est intéressant de noter que le marxisme joue un rôle dans tous les courants du parti, mais que ses dirigeants n’ont pas bénéficié d’une formation marxiste unifiée. Dans le parti et dans différents mouvements, on rencontre également des militants de gauche ouverts sur le plan intellectuel, qui ne s’appuient pas seulement sur Marx et le marxisme, ou pas principalement, mais qui s’y réfèrent aussi. Leur ouverture tient le plus souvent à la manière dont ils ont été socialisés sur le plan politique et à la plus ou moins grande facilité avec laquelle ils parviennent à raccorder à Marx les questions qui les intéressent. Dans le parti, à différents niveaux, on rencontre aussi à l’occasion un marxisme « anecdotique », qui consiste à citer Marx quand on veut critiquer le capitalisme, les marchés financiers, les crises ou la précarité. Mais derrière ces citations, on trouve rarement une lecture approfondie de Marx. Pour paraphraser Che Guevara, on pourrait dire que Die Linke a créé non pas une, mais deux, trois, de nombreuses appropriations de Marx – dont la portée et la profondeur sont très variables.

Alban Werner est politiste. Il est membre de la rédaction de la revue Das Argument.
Traduit de l’allemand par Jean Quétier.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018