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Dès le début de leur existence, la plupart des partis communistes ont entretenu avec le livre un rapport très étroit.

Appliquant la politique d’agit-prop – acronyme de « agitation-propagande » –, forme de communication élaborée dans le cadre de la IIIe Internationale, les partis communistes s’efforcèrent de faire de l’agitation dans les masses en apportant aux militants les outils dont ils avaient besoin. Dans le cas de la France, la librairie de L’Humanité ouvrit ses portes en 1920, le Bureau d’édition, de diffusion et de publicité en 1925, les Éditions sociales internationales en 1927. La liste est longue de ces maisons d’édition qui illustrent cette politique jusqu’à la disparition du groupe Messidor en 1993. D’emblée, la jeune Section française de l’Internationale communiste tint à se démarquer de la vieille SFIO qui l’avait précédée en mettant le journal, L’Humanité, au service du parti, et en ouvrant une librairie chargée de mettre à la disposition des lecteurs les brochures de propagande et les livres à destination du militant. Boris Souvarine fut l’un des premiers délégués à cette tâche, avant qu’il ne soit exclu et ne parte fonder sa Librairie du travail où il publiera, en 1931, un livre qui marqua l’opinion, L’Abominable Vénalité de la presse française, un recueil d’articles publiés par L’Humanité et contenant les lettres du conseiller du ministre des Finances du tsar Nicolas II à Paris, Arthur Raffalovitch. Publiées dans le cadre de l’ouverture des archives des ambassades russes à l’étranger et de la dénonciation de la diplomatie secrète pratiquée par les puissances impérialistes, ces lettres étaient destinées à pro­­vo­­­quer cette émotion ou cette agitation susceptible de faire bouger les masses et d’aider à la pénétration dans les esprits de la propagande spécifique dont disposaient les militants.

« Le groupe Messidor, constitué en 1981, figurait au dixième rang des maisons d’édition appartenant au Syndicat national de l’édition, ce qui en dit long sur la réussite certaine d’une politique du livre fondamentalement libératrice, contrairement à la vision caricaturale qu’on en a aujourd’hui. »

Aux origines de cette volonté de mettre le livre, et l’imprimé en général, au service d’une politique, on trouve évidemment Marx et Engels et tous les dirigeants des partis socialistes de la IIe Internationale qui avaient pris la plume pour expliquer leurs idées. Le Manifeste du Parti communiste de 1848 est l’un des textes fondateurs de cette politique du livre, les Preuves (1898) et L’Armée nouvelle (1911) de Jean Jaurès, deux autres, comme Le Droit à la paresse de Paul Lafargue en 1885, ou les nombreux écrits de Gabriel Deville, un des guesdistes les plus actifs dans ce domaine dans les années 1880-1890. Une différence de taille apparaît cependant : la plupart des textes courts sont publiés dans la presse amie, L’Égalité puis L’Humanité, avant d’être réunis en brochures sur les presses du journal. Quant aux livres proprement dits, ils sont confiés aux maisons d’édition considérées comme proches, celles de Maurice Lachâtre, d’Henri Oriol ou d’Alfred Costes pour mentionner les principales avant 1900, mais ils ne sont pas publiés par des maisons d’édition appartenant au parti. C’est là une des grandes originalités des partis communistes du monde entier d’avoir considéré que, dans un combat « classe contre classe », ou impérialismes contre patrie du communisme, il était absolument nécessaire de se doter d’un appareil de propagande digne de ce nom. Marie-Cécile Bouju, dans sa thèse sur les maisons d’édition du Parti communiste français en a fait l’historique pour la France, Jean-Numa Ducange, Julien Hage et moi-même avons essayé d’en souligner l’originalité dans un livre qui se veut un premier jalon dans une histoire critique de ce que furent les batailles du livre du PCF, Le Parti communiste français et le livre. Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle (1920-1992), (Éditions universitaires de Dijon, 2014).

La « bataille du livre »
On sait en effet qu’en 1950, sous la conduite d’Elsa Triolet, le PCF s’est lancé dans une offensive pour faire lire les Français. Marc Lazar en avait souligné l’origine soviétique et avait tenu, dans un article qui fit date, à montrer que le PCF ne faisait, en l’occurrence, qu’appliquer une ligne définie ailleurs, à Moscou, dans le cadre du Kominform. Il ignorait qu’en 1933, la Fédération nationale catholique du général de Castelnau avait lancé la première « bataille du livre » de l’histoire française et que Gaétan Bernoville, l’un de ses orateurs favoris, au côté de l’abbé Bethléem, avait publié, en 1934, un livre intitulé La Bataille du livre. À la Libération, engagé dans une offensive destinée à lui procurer le leadership idéologique, le PCF lance le journal Vaillant et retarde le plus possible la republication de Cœurs vaillants et tente, en 1950-1952, d’arracher à l’Église catholique une partie de son magistère sur les masses. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu directive du Kominform à l’égard des partis communistes du monde occidental, mais cela permet de comprendre pourquoi ces « batailles du livre » furent des réalités inscrites dans le terreau d’un pays où le rapport au livre était ancien et considéré comme fondamental dans la démarche d’un parti qui se voulait un instrument de libération des consciences, pour ne pas dire des « âmes ». La surenchère communiste sur la propagande chrétienne était une autre réalité de cette époque, comme l’a illustré l’écrivain italien Giovanni Guareschi dans Le Petit Monde de don Camillo, traduit en français en 1953, et destiné à lutter contre la politique du livre mise en œuvre par le PCI et son délégué à ces questions, Giangiacomo Feltrinelli. Ce roman doit être effectivement compris dans la bataille lancée par Pie XI en 1933 et consistant à récompenser le lauréat du concours du « meilleur livre antibolchevique ». À nos yeux, c’est la publication, décalée dans le temps, du roman de Giovanni Guareschi, qui correspond à ce qu’avait souhaité ce pape de combat. Rédigée par un journaliste et caricaturiste travaillant à La Stampa, avec l’aide de l’éditeur Angelo Rizzoli, le roman de Guareschi se veut être une œuvre drôle et un instrument du combat pour la reconquête des âmes…

La lecture personnelle au centre des politiques d’éducation du militant
Quand on reprend le fil des créations de maisons d’édition, la Bibliothèque française de Louis Aragon en 1943, les éditions France d’abord et les Éditions sociales en 1947 puis les Éditeurs français réunis en 1949, et La Farandole en 1955, doublées de structures de diffusion, le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP) (1932-1978) et le Livre-Club Diderot (1967-1992), et d’un réseau de librairies Renaissance qui en comptait une cinquantaine en 1970-1975, on est frappé par la cohérence d’une telle politique. Le groupe Messidor, constitué en 1981, au lendemain d’une grave crise financière, figurait au dixième rang des maisons d’édition appartenant au Syndicat national de l’édition, ce qui en dit long sur la réussite certaine d’une politique du livre fondamentalement libératrice, contrairement à la vision caricaturale qu’on en a aujourd’hui. Certes, il est facile de gloser sur le succès de Fils du peuple de Maurice Thorez, dont on sait bien que Jean Fréville en avait été le rédacteur principal, comme Pierre Juquin fut souvent le porte-plume de Georges Marchais en une autre époque. Toutefois, la Bibliothèque marxiste de Paris, les « tables de littérature » dressées lors de la plupart des meetings communistes, les bibliothèques des cellules, et les programmes de lecture des écoles élémentaires, fédérales ou centrales du PCF témoignent d’une volonté de placer la lecture personnelle au centre de ces politiques d’éducation du militant. La lecture des « Classiques du peuple », cette magnifique collection de poche, celle de l’Histoire de la France contemporaine en 8 volumes, dirigée par Jean Elleinstein, celle de l’Histoire littéraire de la France en 12 volumes (1978-1982), coordonnée par Pierre Abraham et Roland Desné – une histoire dans laquelle la littérature est replacée dans son univers matériel sans pour autant en être le « reflet » mécanique, sans parler de La Révolution française. Images et récit de Michel Vovelle (5 volumes, 1986), confirment cette orientation absolument originale dans le paysage politique national.

« Après leur reprise en 1953 par Louis Aragon, Les Lettres françaises se voulurent cependant une véritable tribune de discussion dont l’anthologie récemment publiée donne une idée précise. »

Jamais en effet, ni la SFIO ni le PS sorti du congrès d’Épinay en 1971 n’ont essayé de se doter d’un appareil éditorial spécifique, préférant confier aux éditeurs amis, Julliard, Flammarion, Fayard, Le Seuil pour Mitterrand, les livres écrits par ses dirigeants. Alors même qu’au niveau de la presse, un effort comparable à celui du PCF était consenti, Le Populaire étant le rival de L’Humanité,
et que l’imprimerie du Populaire, à Limoges, pouvait, à l’occasion, publier des brûlots incendiaires, tel La Presse pourrie aux ordres du capital de René Modiano en 1935, aucune volonté de construire un appareil éditorial n’apparaît dans les comptes rendus de la direction du Parti socialiste, avant ou après la Deuxième Guerre mondiale [archives déposées à l’OURS, à Paris]. Les « journées du livre marxiste » du PCF, après 1945, présentaient au public « des livres qui aident aux luttes présentes et éclairent l’avenir » et « Le livre politique du mois », proposé à ses abonnés par le groupe Messidor trente ans plus tard disent quelque chose des ambitions d’un parti qui, avec La Farandole, une des meilleures maisons d’édition françaises en matière de littérature de jeunesse, ou avec Le Cercle d’art, dans le domaine des beaux livres, s’était donné les moyens de mener sa politique du livre. On notera toutefois que ce n’est pas aux EFR, mais chez Gallimard, que Louis Aragon après 1945 publie son œuvre à la fois poétique et romanesque, qu’Elsa Triolet et la plupart des écrivains communistes font de même, privant les EFR d’une audience dont ses dirigeants auraient aimé disposer. Cela signifie que, dans le domaine strictement littéraire, le parti n’entendait pas dicter une ligne particulière, même s’il fallut attendre le comité central d’Argenteuil, en 1966, pour le dire publiquement.

La lecture, un acte libérateur
De 1945 à 1958, la participation active des communistes à la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence mise sur pied, au ministère de la Justice, par la loi du 16 juillet 1949, de nombreux articles publiés dans Les Lettres françaises, et dans la presse communiste, dénonçaient la littérature frelatée venue d’Amérique et s’en prenaient à tous ceux qui prônaient d’autres manières de vivre ou de penser. La guerre froide n’aida pas à sortir de cette vision caricaturale du monde et Henry Miller en fut une des victimes, comme Boris Vian et tous ceux qui s’écartaient d’une morale trop traditionnelle. On n’en était plus à la « ligne » préconisée sur « le front des lettres » par l’Internationale littéraire qui avait siégé à Moscou de 1920 à 1932, mais la lecture de Simone de Beauvoir, sans parler de celle des romans de Violette Leduc, était loin d’être encouragée. Après leur reprise en 1953 par Louis Aragon, Les Lettres françaises se voulurent cependant une véritable tribune de discussion dont l’anthologie récemment publiée donne une idée précise. Pour n’en retenir qu’un exemple, c’est cette revue qui publia, le 15 octobre 1964, un article à la une intitulé « Révolution en librairie : le livre de poche », article qui allait déclencher la violente polémique dont Le Mercure de France et Les Temps modernes allaient se faire l’écho. Disparue de la mémoire culturelle dominante, cette antériorité des Lettres françaises dans le déclenchement d’une campagne de presse qui fit rage dans les milieux intellectuels dit quelque chose des rapports complexes entre le PCF et le livre au XXe siècle. Elle invite à revenir sans idée préconçue sur une période de l’histoire où des hommes et des femmes, formés dans l’esprit des Lumières, considéraient après les humanistes de la Renaissance que « là où il y a des livres sont les hommes libres » et que la lecture est un acte libérateur que rien ne saurait remplacer.

Jean-Yves Mollier est historien. Il est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020