(Première partie)
Stéphane Courtois ignore superbement les contextes historiques et ne parle plus des idées communistes. Hier criminalisées, elles sont dans ce livre tout simplement ignorées. La violence du siècle ne vient plus d’une « idéologie », mais de la folie d’un homme.
Courtois, entre la téléologie et la légende
L’un des principes de la biographie de Lénine par Stéphane Courtois est que « tout était déjà là ». Si l’on scrute attentivement le passé de Lénine, il faut reconnaître que tout était là dès le départ : « Dès 1894, le futur Lénine, auteur de ce long texte anonyme, avait défini une trajectoire idéologique, doctrinale et politique dont il n’allait pas dévier d’un pouce pendant près de quarante ans », c’est-à-dire jusqu’en 1934 (!?!). Courtois aurait tout de même pu saluer la constance de Lénine qui, dix ans après sa mort en 1924, conserve toujours la même ligne idéologique. Mais tout était déjà là encore avant : en 1888, on apprend que le « futur Lénine » « présentait déjà les traits de l’homme adulte » « même s’il n’en restait pas moins un grand adolescent ». Tout était-il donc joué à ce moment ? À 18 ans, ce jeune homme était-il déjà le « futur Lénine » ? Certes, deux traumatismes ont eu lieu dans la vie de Vladimir et Courtois leur accorde une place importante dans sa trajectoire politique future. Mais ces circonstances ne furent en réalité que des occasions pour que s’actualise un « fond », voire un « tréfonds » pervers, où tout le « futur Lénine » est déjà là en puissance. Nous apprenons que « s’il ne supportait pas de perdre, il n’était pas mécontent d’humilier les autres » : le jeune Volodia présentait ainsi « un trait de caractère qui allait s’aggraver sous le poids des circonstances ». Il s’avère en outre que le bambin est « déjà très irritable, sujet à des explosions de dépit et de colère pouvant aller jusqu’à la destruction de ses jouets » ; le portrait est complété par l’indication non moins importante que « ne comptaient pour lui [que] le prestige de l’excellence scolaire et la fascination pour la logique et l’abstraction de la chose imprimée », qui sont « deux caractéristiques qui pèseront lourd dans son évolution politique ». On conviendra que Courtois est un peu plus nuancé que Luc Mary qui, dans son Lénine, le tyran rouge (L’Archipel, 2017), identifie tout le futur Lénine dans l’enfant Vladimir Ilitch : « Il prend un malin plaisir à casser les jouets de ses frères et de ses sœurs… pour le simple plaisir de faire du mal. Qui plus est, son énergie est telle qu’il se cogne régulièrement aux meubles et se prend systématiquement les pieds dans le tapis… En vertu de ses jambes maigres, d’un léger strabisme à l’œil gauche et d’une tête hypertrophiée, le jeune Vladimir serait en constant déséquilibre. Quoi qu’il en soit, le futur Lénine est aussi perfide que maladroit. » À la différence de ces lignes finalement assez amusantes par leur outrance, l’expression « le futur Lénine » n’apparaît pas encore sous la plume de Courtois lorsqu’il parle du jeune enfant Oulianov ; il la réserve pour le moment où il sera question de l’adolescent traumatisé par la mort de son père et par l’exécution de son frère. Il n’en reste pas moins que dans Lénine, l’inventeur du totalitarisme, le petit Vladimir présente déjà des traits de caractère inquiétants qui, sous l’effet des circonstances, feraient de ce garçon pervers un des dictateurs les plus sanguinaires de l’histoire universelle. La présence des « traits » que relève Courtois prend sens au regard des événements à venir : il est « déjà irritable », il est déjà un logicien froid et implacable, il est déjà l’humiliateur – les attitudes du jeune garçon sont déjà celles de « l’inventeur du totalitarisme », s’emportant contre les opposants, humiliant ses proches et appliquant de manière implacable des principes mortifères au mépris de millions, voire de milliards de vies innocentes. « Tout était déjà là », se dit-on à la lecture des chapitres consacrés à l’enfance et à l’adolescence de Lénine. On se plaît à imaginer une réécriture de Zadig où le vieil ermite de passage à Simbirsk noierait le « futur Lénine » après avoir lu l’ouvrage de Courtois : « — Qui te l’a dit, barbare ? cria Zadig ; et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des destinées, t’est-il permis de noyer un enfant qui ne t’a point fait de mal ? »
« L’ouvrage de Stéphane Courtois ne fait que reproduire les apologétiques soviétiques en les inversant : la légende dorée devient légende noire. »
Lénine, l’inventeur du totalitarisme rapporte une « destinée » téléologiquement orientée vers la tragédie. Toute l’écriture de la biographie du leader bolchevique consiste en une saisie rétrospective de ce qui est censé conduire à « Lénine » : le passé (de Lénine) avec tout ce que Courtois croit y trouver de pervers, malsain, etc., s’explique à la lumière du futur (Lénine). S’il est bienvenu dans le cadre philosophique d’interroger la pertinence de la téléologie historique, il ne s’agit dans ce cas que d’un usage intempérant du finalisme, au même titre qu’il faut se garder de tout anachronisme, l’historien doit s’interdire de donner rétrospectivement un sens à un événement antérieur à partir d’un événement postérieur. Si le futur est déjà compris dans le passé, si l’inventeur du totalitarisme est déjà présent dans le tempérament de l’enfant, il n’est alors plus question d’écrire une biographie mais un réquisitoire où tout conduit au crime final.
En tant qu’historien, Courtois ne peut ignorer tous les autres éléments qui auraient contribué à dresser un tout autre portrait du jeune Vladimir Ilitch. De plus, il avoue lui-même avoir été « léniniste ». Il n’est pas improbable qu’il ait lu l’une de ces petites biographies officielles publiées par les éditions du Progrès. En voici un passage, évoquant, comme les textes de Mary et de Courtois, l’enfance de Lénine : « Enfant alerte, gai, plein de vie, il aimait les jeux bruyants et mouvementés, la nage, le patinage, les longues promenades avec les camarades. À 5 ans, il savait déjà lire, et à 9 il fut admis en première classe au lycée de Simbirsk. Aimant l’étude qu’il prenait très au sérieux, Volodia passait de classe en classe avec les premiers prix ; il expliquait volontiers aux autres élèves les devoirs difficiles. Dans les classes terminales, il aida un de ses camarades de nationalité tchouvache, N. Okhotnikov, à préparer les examens de fin d’études. »
Bien sûr, le portrait du jeune Volodia est bien différent de ceux réalisés par Mary et Courtois. Mais ces portraits ont un point commun. Même si ce n’est pas explicite comme dans les textes de Courtois et de Mary, l’écriture est ici aussi téléologiquement orientée : le jeune Oulianov, intelligent, serviable – tout particulièrement pour le petit Tchouvache – est déjà le « guide des travailleurs du monde entier […] grand savant et néanmoins le plus simple, le plus cordial des hommes ». L’ouvrage de Courtois ne fait donc que reproduire les apologétiques soviétiques en les inversant : la légende dorée devient légende noire. Mais elle n’en demeure pas moins « légende » et non histoire. Légende idéologiquement construite dont le défaut majeur est de rendre inintelligible l’histoire du XXe siècle en la réduisant aux pérégrinations machiavéliques d’un pervers congénital. Car Courtois n’est pas seulement un « légendaire », il est aussi psychologue.
Stéphane Courtois, psychologue
L’une des principales thèses du livre est la suivante : Lénine n’était pas le grand homme présenté par la propagande soviétique, mais une personnalité pathologique, à laquelle on peut imputer une bonne partie des violences du siècle.
Stéphane Courtois énumère les traits pathologiques de la personnalité de Lénine. De quoi souffrirait notre Lénine ? Il souffrirait d’« hypernarcissisme », de tendance « cyclothymique », de « dérèglement psychique », de « troubles bipolaires », d’« affections maniaco-dépressives », de « dédoublement de la personnalité » ; il serait « mégalomane », « paranoïaque », « maniaque », « ultra-violent ». Une telle liste laisse songeur. L’accumulation d’autant de pathologies chez un seul et même homme est-elle seulement possible ? Sont-elles seulement compatibles entre elles ? Et quels sont les titres de Monsieur Courtois pour en juger ? Est-il devenu psychologue ? Une courte citation de Boris Cyrulnik au début du livre est-elle suffisante pour comprendre une vie ? N’y a-t-il pas quelque chose de comique dans cette volonté de faire entrer tout un dictionnaire de psychopathologie dans la tête d’un seul homme ?
« L’historien doit s’interdire de donner rétrospectivement un sens à un événement antérieur à partir d’un événement postérieur. »
La thèse est tellement outrée qu’elle perd de son crédit. Elle fait davantage penser à un scénario de mauvais film de super héros qu’à l’affirmation centrale d’un livre d’histoire. En effet, quelle est la trame scénaristique de ces films ? Il y aurait des bons, agressés par des méchants avides de violence, les « super vilains ». On apprend souvent au cours du film pourquoi le « super vilain » est méchant : en général, c’est toujours une souffrance de l’enfance qui déstructure l’individu au point de le voir rechercher le mal pour le mal, la violence pour la violence. Lénine est ici le « super vilain » qui introduit de la violence dans un monde libéral qui en était totalement dépourvu. Et sa méchanceté est le résultat d’un traumatisme précoce : l’exécution de son frère Alexandre pour avoir participé à une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III. Il s’agit, à n’en pas douter, d’une belle histoire, mais s’agit-il de connaissance historique ?
Nous voudrions, pour terminer, rapprocher ce diagnostic psychologique d’un passage du livre de Stéphane Courtois. Ce dernier fustige Lénine pour sa tendance « à mettre l’opposition de ses adversaires sur le compte de dérèglements psychiques ». Cette tendance serait la preuve d’un esprit totalitaire qui n’hésitera pas à violenter ses opposants. Courtois exagère nettement cette tendance chez Lénine, tout en taisant sa capacité à discuter dans le détail les positions de ses adversaires. Mais ce qui nous semble savoureusement paradoxal, c’est que Stéphane Courtois ne se rende pas compte que son ouvrage consiste tout entier à mettre les thèses de Lénine « sur le compte de dérèglements psychiques ». Doit-on conclure que l’auteur du livre et Lénine partageraient une même propension à la violence ? Ou doit-on conclure, beaucoup plus modestement, que la discussion politique est toujours menacée de déraper sans que ce dérapage soit le signe d’une apocalypse sanglante à venir ?
Laissons la conclusion sur ce point à l’historien américain Arno Mayer : « En dernière analyse, ces explications qui font la part trop belle à l’idéologie et à la personnalité présentent le gros défaut d’être littéralement obsédées par une cause unique. Or, dans le discours historique, “la superstition de la cause unique […] n’est trop souvent que la forme insidieuse de la recherche d’un responsable : partant, du jugement de valeur”. Contrairement à l’avocat qui plaide une cause et au juge qui tient la balance, l’historien critique « se contente de demander “pourquoi ?” et il accepte que la réponse ne soit pas simple. »
Des évolutions dans la critique de Lénine et du communisme
Il y a trente ans, en pleine euphorie libérale, la critique anticommuniste abordait Lénine sans faire référence au contexte, principe pourtant élémentaire de tout discours à prétention historique. Seules comptaient ses idées ; toute la violence de l’histoire s’expliquait par les idées communistes, repeintes en utopies plaquées sur le réel, forçant le cours de l’histoire, etc. Vouloir l’égalité, transformer l’économie, etc., étaient des idées criminelles parce qu’elles ne pouvaient conduire qu’au désastre.
« La thèse est tellement outrée qu’elle perd de son crédit. Elle fait davantage penser à un scénario de mauvais film de super héros qu’à l’affirmation centrale d’un livre d’histoire. »
Ce livre de Stéphane Courtois est le symptôme d’un changement d’époque. L’auteur ignore toujours superbement les contextes, mais la nouveauté est qu’il ne parle plus guère non plus des idées communistes. Hier criminalisées, elles sont dans ce livre tout simplement ignorées. La violence du siècle ne vient plus d’une « idéologie », mais de la folie d’un homme.
Est-ce que, à son insu, Courtois ne ferait pas un cadeau au communisme ? Si l’histoire de l’URSS est déduite de considérations psychologiques, de mauvais esprits pourraient en conclure qu’à la limite les idées communistes n’y sont pour rien, tant le problème semble relever des pathologies multiples de son fondateur.
Comment comprendre cette évolution de la critique du communisme ? Le contexte n’est plus au triomphalisme libéral des années 1990. Le libéralisme était alors si puissant qu’il pouvait criminaliser et réduire au silence toute opposition. L’histoire était revenue à son présumé cours normal après cette parenthèse contre-nature de soixante-dix ans. Mais, depuis, le libéralisme a perdu son hégémonie. Il se maintient bien sûr mais sans convaincre, incapable de mobiliser en dehors d’une petite minorité. Ses idées sont contestées de toute part et les aspirations égalitaires et sociales reviennent doucement, l’épisode des gilets jaunes en témoignant. La matraque fait retour comme instrument de perpétuation de la domination.
Dans ce contexte, il serait contre-productif de trop laisser parler Lénine, de trop laisser entendre ses idées : sa critique du capitalisme et de ses crises, sa critique de la violence de l’État, son appel à l’organisation des masses… Trop de gens risqueraient d’être d’accord. D’où la contradiction à laquelle s’est confronté Stéphane Courtois : faire la biographie d’un homme sans donner à entendre sa voix, sans donner envie de le lire. La solution ? Transformer Lénine en fou dont les textes n’expriment rien d’autre qu’un égarement mental.
La seconde partie de ce texte se penchera plus en détail sur les limites méthodologiques et théoriques de l’ouvrage de Stéphane Courtois.
Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé et docteur en philosophie de l’université de Franche-Comté. Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Pasteur à Besançon.
Cause commune n° 21 • janvier/février 2021