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En 2021 et en 2024, la lutte des agriculteurs – Kisan Andolan – a entravé les projets de Nodi et a replacé au cœur du débat public la question agraire et le monde rural.

Janvier 2021, des centaines de milliers d’agriculteurs convergent vers New Delhi. Issu du Pendjab, le soulèvement a gagné les paysans de tout le pays, en particulier ceux de l’Uttar Pradesh et de l’Haryana, pourtant bastions du Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP) du Premier ministre Narendra Modi. Ils sont des dizaines de milliers à encercler la capitale indienne et à maintenir pendant près d’un an des blocus à ses portes, avec le soutien de pans entiers de la population. Ni le froid hivernal, ni les matraques de la police ne parviennent à leur faire rebrousser chemin. C’est la plus longue et la plus massive protestation paysanne de l’histoire de l’Inde indépendante.

Inédit et populaire, le Kisan Andolan (lutte des agriculteurs) a replacé au cœur du débat public la question agraire et le monde rural, lesquels, depuis la libéralisation économique des années 1990, s’étaient vus marginalisés. Il marque un tournant dans le paysage politique des mouvements sociaux du pays en démontrant qu’il était possible de remettre en question la stratégie du gouvernement de saper les revendications sociales et de réprimer les résistances à ses desseins suprémacistes.

 

détruire le dernier vestige de l’État « socialiste » nehruvien

Début juin 2020, en pleine crise sanitaire, le gouvernement avait promulgué trois lois (les farm bills) visant à renforcer la position des multinationales et du grand capital dans l’agriculture indienne, entraînant une dérégulation brutale du système public alimentaire et agricole. Elles modifiaient notamment le système des mandis, les marchés régulés par l’État garantissant aux agriculteurs d’écouler leurs produits essentiels, comme le blé ou le riz, à un prix minimal. Un point capital pour les paysans indiens, très pauvres dans leur grande majorité, endettés et ne possédant que de petites parcelles : plus de 85 % d’entre eux disposent de lopins inférieurs à deux hectares et moins d’un agriculteur sur cent plus de dix hectares, selon une enquête du ministère de l’Agriculture de 2015-2016.

« Lors des élections législatives de 2024, dans l’État clé de l’Uttar Pradesh, un de ses bastions, le BJP n’obtient que trente-trois sièges contre soixante et un en 2019 et le vote rural, qui lui était très favorable en 2019, avec 58 % des voix chute à 44 % en 2024. »

En s’attaquant au gigantesque secteur agricole, Modi voulait réduire le dernier vestige de l’État « socialiste » nehruvien depuis la vague de libéralisation des années 1990. Les réductions des subventions agricoles, des investissements publics et des barrières douanières avaient durablement dégradé la condition socioéconomique de la paysannerie, plongeant ce secteur dans une crise profonde et durable.

Pourtant la Révolution verte des années 1970 avait fait de l’Inde, alors régulièrement confrontée à des famines, un important exportateur de produits ­alimentaires. Elle devait toutefois avoir des conséquences dramatiques entraînant des dégâts écologiques et sanitaires majeurs liés à l’agriculture intensive et à l’usage massif de pesticides. Les pénuries d’eau, les inondations et des conditions météorologiques irrégulières liées au changement climatique, ainsi que l’endettement pesaient de plus en plus lourd sur les agriculteurs. Entre 2001 et 2011, 860 000 personnes avaient abandonné le travail de la terre et près de 400 000 fermiers s’étaient suicidés. La contribution de l’agriculture au PIB s’était effondrée, passant de 60 % au début des années 1980, à environ 14 % en 2020. Sa part dans la population active passant de 70 % en 1951 à 45 % aujourd’hui.

L’adoption de la réforme par le Parlement  à la mi-septembre 2020, laissant le champ libre aux multinationales de l’agrobusiness, sert de détonateur au Kisan Andolan. Le 26 novembre 2020, une grève générale réunissant 250 millions d’Indiens ouvre la voie à des mobilisations massives qui vont durer quatorze mois. Depuis sa prise de pouvoir en 2014, Narendra Modi n’avait jamais dû faire face à une opposition d’une telle ampleur, à la fois par sa taille et par sa durée.

Par-delà les clivages de classe ou de caste, le mouvement rassemble des propriétaires terriens plus ou moins aisés, des membres d’exploitations familiales, des ouvriers agricoles, et fait renaître de ses cendres un syndicalisme agricole qui n’arrivait plus à fédérer ses troupes et à faire entendre sa voix depuis les années 1980.

À mesure que le mouvement enfle et se structure, de nouvelles revendications émergent : l’extension des prix minimaux d’achat à d’autres cultures que le blé et le riz – une demande formulée de longue date et une promesse de campagne du candidat Modi avant sa première victoire à l’échelle fédérale en 2014 –, l’abandon des poursuites judiciaires dont beaucoup de paysans font l’objet, l’annulation des dettes, la mise en place de pensions retraites pour les agriculteurs et les ouvriers agricoles. Les manifestants exigent enfin que l’Inde quitte l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pour se protéger de la concurrence de l’étranger, ainsi que l’assurance que les subventions existantes, notamment l’électricité gratuite, soient maintenues.

 

Persistance de la colère paysanne

Face à la ténacité de la colère paysanne, New Delhi a finalement été contraint d’abroger le 29 novembre 2021 les textes controversés. C’est une immense victoire pour le Kisan Andolan mais elle est chèrement acquise : sept à huit cents personnes sont mortes durant le siège de la capitale, victimes de la répression policière et du froid. Pour autant, la méfiance subsiste renforçant la détermination de la paysannerie indienne de continuer de lutter pour sa survie. Si les farm bills  sont retirées, les autres revendications sont ignorées par le pouvoir et le nombre de suicides d’agriculteurs connaît un nouveau pic dans les mois qui suivent. Selon les données du National Crime Records Bureau (NCRB), environ 11 290 cas de suicide sont signalés au niveau national en 2022. Soit une hausse de 3,7 % par rapport à 2021.

« L’adoption de la réforme par le Parlement, à la mi-septembre 2020, laissant le champ libre aux multinationales de l’agrobusiness, sert de détonateur au Kisan Andolan. »

La colère du monde rural ne retombe pas, d’autant plus que la menace de voir le projet réintroduit persiste. À la veille des élections législatives de 2024, les paysans se mobilisent de nouveau. Ils entament le 13 février 2024 une marche vers New Delhi, baptisée Delhi Chalo  (En route pour Delhi), à l’appel de deux cents syndicats d’agriculteurs. Des travailleurs d’entreprises publiques se joignent au mouvement, soutenus par l’opposition, qui promet en cas de victoire d’assurer un droit légal aux subventions des produits de base.

L’acte II du mouvement s’inscrit ainsi dans un contexte politique plus large que la défense des campagnes. La résurgence de la contestation ouvre les perspectives d’une vaste coalition politique et sociale face au pouvoir. La réaction frénétique du BJP et sa tentative désespérée non seulement de contenir à tout prix le mouvement en déployant un arsenal répressif conjuguant violences policières, attaques de milices pro-BJP, fake news et propagande officielle, relayé par les godi-medias (les médias officiels, litt. « assis sur les genoux » du parti au pouvoir) pour le discréditer, met en avant la peur que suscitent la nature fondamentale de la mobilisation et ses conséquences pour le projet politique de Modi.

Au cœur de ce projet figure la construction d’un État fort, centralisé, ultralibéral et intrinsèquement hindou. La réforme agraire avortée devait permettre de faire avancer cet agenda, tout particulièrement son volet centralisateur, menaçant le fédéralisme à l’indienne avec son slogan : « Une Inde, un marché agricole ». Avec une ambition fondamentale de miner l’identité plurielle et séculariste du pays telle qu’elle fut définie par la Constitution de 1949.

« La Révolution verte des années 1970 avait fait de l’Inde un important exportateur de produits alimentaires. Elle devait toutefois avoir des conséquences dramatiques entraînant des dégâts écologiques et sanitaires majeurs. »

L’alliance néolibérale/néofasciste voulue par le BJP a pris la forme spécifique d’un pacte entre le capitalisme indien et l’hindutva (idéologie extrémiste de l’hindouisme). Les lois agraires intervenaient ainsi à la suite de la promotion agressive de l’hindi comme seule langue légitime au détriment des langues et particularismes culturels régionaux, de la suppression du statut constitutionnel spécifique accordé à l’État du Jammu-et-Cachemire, ou encore au Citizenship Amendement Act (CAA) voté en 2019, qui redéfinit la citoyenneté indienne sur une base religieuse.

Les solidarités intercastes et interreligieuses forgées au sein du Kisan Andolan ont revigoré les luttes contre le suprémacisme hindou et ont constitué un sérieux revers pour le gouvernement. Cette dynamique s’est retrouvée dans les urnes lors des élections législatives de 2024. Dans l’État clé de l’Uttar Pradesh, un de ses bastions, le BJP n’obtient que trente-trois sièges contre soixante et un en 2019 et le vote rural, qui lui était très favorable en 2019, avec 58 % des voix chute à 44 % en 2024. Il échoue à remporter à la chambre basse du Parlement (Lok Sabha) la majorité escomptée pour modifier la Constitution et faire de l’Inde la nation hindoue qu’il imaginait.

Dominique Bari  est journaliste.

Cause commune43 mars/avril