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Un regard très attentif sur les quatre-vingt-neuf députés Rassemblement national nouvellement élus révèle, outre leur appartenance majoritaire aux catégories sociales supérieures, la présence de jeunes cadres technos, une ligne libérale, un parti raciste, héritier de vieilles traditions fascistes, qui s’installe dans les institutions !

Un groupe représentatif des « catégories sociales supérieures »
Le Rassemblement national a obtenu au second tour de l’élection présidentielle 41% des suffrages, soit 13 millions d’électeurs (près de 3 millions de plus qu’en 2017). Aux législatives, il a réussi à faire élire quatre-vingt-neuf députés (quatre-vingt-huit et une apparentée, Marie-France Lorho de la Ligue du Sud). Du jamais vu. Rappelons toutefois que le FN, bénéficiant du mode de scrutin à la proportionnelle, avait obtenu trente-cinq députés en 1986.
Un tiers des élus de 2022 sont des femmes (33). Leur moyenne d’âge est de 48 ans, le plus âgé est né en 1943, le plus jeune en 1999. On note une diversité d’âge, de sexe mais pas d’origine « ethnique » : les quatre-vingt-neuf sont des blancos, comme aurait dit Manuel Valls. En majorité, ces élus viennent de milieux bourgeois. On sait l’insistance mise par le RN à présenter un visage populaire ; ce n’est pas la caractéristique de ce groupe.
Pour établir leur profil, nous avons utilisé le site de l’Assemblée nationale et les données de Wikipédia. Il serait sans doute intéressant de poursuivre cette étude à partir de leurs déclarations de patrimoine. Dans les autoportraits des élus pour le Parlement, ceux-ci sont assez discrets sur leur profession. Une petite dizaine même ne mentionnent pas de profession (en tout cas au moment de la consultation de ces fiches, courant juillet). Pour l’essentiel, ils sont cadres, du privé, du public, ils se présentent très souvent comme « libéral ». Une douzaine d’entre eux sont avocats comme Marine Le Pen. On compte une dizaine de patrons-artisans-commerçants, plusieurs attachés parlementaires et de nombreux permanents. Comme l’écrit Le Figaro : « Le gros des salariés qui peuplaient jusque-là le siège du mouvement ont pour beaucoup troqué leur casquette partidaire contre l’écharpe tricolore de député. »
Notre observation sur ces origines sociales rejoint les conclusions d’une étude du politologue Luc Rouban dans la revue du CEVIPOF de juillet, intitulée « La mutation du RN » ; il observe que  « la moitié des candidats RN arrivés en tête (au premier tour des législatives, 110) appartenaient aux catégories sociales supérieures ». Cet auteur estime qu’on retrouve la même caractéristique dans l’électorat actuel du RN, ce qui lui fait dire qu’en 2022 le RN est désormais plus un parti des couches moyennes et supérieures que des milieux populaires. Hélène Laporte, devenue vice-présidente de l’Assemblée nationale, était chargée de gestion de patrimoine et son époux chirurgien : on est loin du profil « antisystème » que ces gens-là aiment agiter.

« Un nombre important de députés RN, une vingtaine, soit un quart du groupe, ce qui est significatif, sont des transfuges d’autres formations réactionnaires. »

L’exemple du secrétaire général du groupe RN, Renaud Labaye, est tout aussi emblématique de cette bourgeoisie qui domine les instances dirigeantes de ce parti. Trente-sept ans, look versaillais, ça tombe bien, il vient de Versailles. Sa tenue préférée, selon la presse : veste grise, cravate vert empire assortie à la ceinture et au bracelet de sa montre de marque, fines lunettes rondes, chemise bleue. L’homme présente le visage lisse que veut donner le RN, il a fait Saint-Cyr, HEC, il est lepéniste depuis 2007. Quatre ans durant, il a été à la « direction générale des entreprises » à Bercy. « Catho tradi », comme on dit, version messe en latin, il était engagé dans « la manif pour tous ». Il fut l’assistant parlementaire de sénateurs RN puis travailla pour Marine Le Pen, après le départ de Florian Philippot. Au RN, on dit de lui « qu’il est passé de servir la messe à servir Marine ». Il coordonne les « Horaces », groupe (secret) de hauts fonctionnaires travaillant pour le RN. C’est lui qui a chiffré les mesures sur l’immigration du programme de la candidate. Il n’a pas que des amis dans ce parti : dans la presse (de droite), un responsable RN dit : « Sa ligne, c’est Versailles et le regret de l’ancienne monarchie. » Ces premiers éléments permettent de relativiser l’image populaire que le RN s’efforce de vendre.

La mise en avant de jeunes cadres technos
Le RN a mené dans la dernière période une campagne de communication méthodique et efficace, hélas, visant à changer son image. On se souvient que ce parti, longtemps, a manqué d’animateurs dans de nombreuses régions. Cette faiblesse était manifeste lors de précédentes campagnes électorales. Le RN a dû délocaliser nombre de ses candidats (encore lors des législatives) d’un bout à l’autre de la France. C’est le cas d’Émeric Salmon qui passe de Bretagne en Haute-Saône ou de Laurent Jacobelli, des Bouches-du-Rhône à la Moselle.
Et, surtout, il a misé sur des ralliés d’autres formations de droite, ce qui lui a permis de disposer à peu de frais de nouveaux cadres (qui lui faisaient défaut) et d’atténuer dans le même temps son image de vieux parti fasciste, de se « dédiaboliser », comme on dit. Un nombre important de députés RN, une vingtaine (vingt-quatre selon mes estimations), soit un quart du groupe, ce qui est significatif, sont des transfuges d’autres formations réactionnaires.

« La prochaine étape pour nous c’est l’incarnation. On a besoin de cette image crédible pour arriver au pouvoir. Il ne suffit pas d’avoir quelqu’un qui incarne la fonction présidentielle. Il faut des cadres qui incarnent de potentiels ministres. » Marine Le Pen

Six élus (huit ?) viennent de la formation de Dupont-Aignan, Debout la France. Ce parti avait un temps fait alliance avec le FN puis avait rompu avec lui mais il avait perdu des plumes dans l’opération. Debout la France s’est fait littéralement phagocyter ; une soixantaine de ses cadres, regroupés sous le logo « L’avenir français », ont rejoint le RN à l’hiver 2020. (On dit aujourd’hui que « L’avenir français » est fort de six députés, donc, de douze conseillers régionaux, de mille adhérents). C’est le cas notamment de Laurent Jacobelli, d’Alexandre Loubet, de Thomas Ménagé et de Jean-Philippe Tanguy. Retenons particulièrement ces trois derniers noms, devenus des icônes médiatiques. Un article du Figaro parle de la fulgurante ascension du « trio à la croix de Lorraine ». Ces trentenaires ont, en effet, cette singularité de porter la croix de Lorraine au revers de leur veston. Leur ralliement a été chèrement récompensé. Thomas Ménagé est devenu vice-président du groupe et porte-parole du parti (il est faussement présenté comme le tombeur de Jean-Michel Blanquer) ; Jean-Philippe Tanguy est président-délégué du groupe et membre de la direction ; Alexandre Loubet est chargé de la communication du RN, il s’occupe aussi pour ce parti des réseaux sociaux et du numérique. Pour des gens qui ont adhéré il y a deux ans à peine, voilà ce qui s’appelle un traitement de faveur.

« Les quatre-vingt-neuf parlementaires RN ne sont pas des députés comme les autres mais des adversaires de la République ! Sous leurs airs d’aimables notables, ils forment une association de malfaisants encravatés. »

Ces jeunes gens ont emprunté, peu ou prou, le même itinéraire, soit Sciences Po, HEC, les grandes entreprises. Tous insistent pour que le RN ne se focalise pas sur les milieux populaires mais vise aussi les classes moyennes. Ils prétendent n’avoir rien à voir avec l’histoire, le passé du parti. « On n’entre pas dans les vieilles histoires de FN, on ne s’en mêle pas. » En somme, le RN serait né avec eux. Posture pratique.
Une petite dizaine d’autres élus sont issus, ou sont passés par le RPR, l’UMP, LR, comme Franck Allisio, Sébastien Chenu, Edwige Diaz. Quatre viennent du mouvement de De Villiers. Deux ont même frayé avec les macronistes. Plusieurs disent leur attirance pour Éric Zemmour mais ce sujet est tabou au RN.

Un parti qui s’installe dans les institutions
En peu de temps, les élus RN ont accédé à d’importantes responsabilités : le parti a deux vice- présidences de l’Assemblée, accordées par la majorité macronienne sous prétexte de coutume parlementaire ; ils disposent d’un poste à la commission de la défense, le rapporteur du budget de l’air est Frank Giletti ; d’un élu à la cour de justice de la République, Bruno Bilde ; d’un participant à la délégation parlementaire au renseignement (secret défense !), Caroline Colombier. Ces nominations sont de puissants symboles. Le RN s’installe, s’affirme comme un parti de gouvernement. Il revendique aujourd’hui trente mille militants. Le voilà sauvé de la faillite : il va recevoir 10 millions d’euros de subventions et pourra employer des centaines de collaborateurs. Les ex-collaborateurs d’anciens députés LR et UDI cherchent à se faire embaucher par le RN. C’est déjà le cas (fin juillet) d’une bonne dizaine de personnes ; une vingtaine devraient suivre. Alors que ces collaborateurs sont généralement rétribués 2 000 euros environ, au RN on les attire par des salaires de 3 000 ou 4 000 euros.
On présente parfois ces élus comme des « gens de la base » ; en fait, l’essentiel du groupe dirigeant du RN (le bureau national) est dans le groupe parlementaire : Marine Le Pen, Bruno Bilde, Sébastien Chenu (porte-parole), Edwige Diaz, Laurent Jacobelli, Hélène Laporte, Julien Odoul (porte- parole), Kevin Pfeffer (trésorier), Frank Allisio, Caroline Parmentier, Jean-Philippe Tanguy.

« L’essentiel du groupe dirigeant du RN (le bureau national) est dans le groupe parlementaire. »

Marine Le Pen a eu ce commentaire : « La prochaine étape pour nous, c’est l’incarnation. On a besoin de cette image crédible pour arriver au pouvoir. Il ne suffit pas d’avoir quelqu’un qui incarne la fonction présidentielle. Il faut des cadres qui incarnent de potentiels ministres. Tout cela est cumulatif. Auparavant, les Républicains avaient cette image. Nous l’avons ­désormais. On est sur les rails. On va les remplacer en grande partie. »

Une ligne libérale
Ces élus se veulent honorables. La preuve, ils portent la cravate. Ils sont un peu critiques (ils ne votent pas le budget), un peu constructifs (ils votent le pouvoir d’achat), et très libéraux. La proximité en matière économique entre le RN et Macron est grande. On l’a vu lors de plusieurs votes au début de la session parlementaire (refus de bloquer les prix, maintien de la flat tax à 30% sur les revenus du capital, suppression de la redevance) et singulièrement lors de leur refus d’augmenter le SMIC et les salaires. Jean-Philippe Tanguy a eu cette explication : « Cette hausse des salaires d’un coup, ce serait un mauvais signal envoyé aux marchés. » Un argumentaire qu’on pourrait très bien entendre dans la bouche d’un élu macronien ou LR. Les points de convergence ont d’ailleurs permis au député macronien Patrick Vignal sur BFM courant juillet de dire à son « adversaire » Laurent Jaco­belli : « Le vrai sujet, c’est de savoir si tous les deux nous sommes capables de faire un bout de chemin ensemble. »

Le diable est dans les détails
Tous les efforts de l’équipe de Marine Le Pen, depuis une dizaine d’années, ont tendu à « dédiaboliser » le FN devenu RN. Cette stratégie, qui suscita des débats houleux (avec Le Pen père, Zemmour…), s’est avérée payante. Le RN a su séduire. Pourtant, le diable est bien toujours là. Il est dans les détails, comme aurait dit Nietzsche.
Le diable est bien enraciné au RN : nombre de députés sont des fils, des filles, voire des petits- fils ou petites-filles de cadres du FN. Marine Le Pen est emblématique de cette filiation. On retrouve dans le groupe des rejetons des « vieilles » familles ultras ; on y est fachos depuis deux ou trois générations.
Le diable est dans les postures politiques. Le groupe est très prudent dans son expression publique, et Marine Le Pen contrôle tout. N’empêche : ce groupe comprend des militants actifs anti-IVG, par exemple, qui est un bon indice de l’ultradroitisation : Laure Lavalette (qu’on voit volontiers sur les plateaux télé, plutôt à l’aise malgré un sourire carnassier), Joelle Mélin, Caroline Parmentier, Julie Lechanteux tiennent sur le sujet des propos outranciers. Hélène Laporte, députée européenne, a voté contre la résolution « pour le droit à un avortement sûr et légal ». Hervé de Lépinau, un maniaque de « l’identité française et chrétienne », considère que la loi Veil est « sinistre », que l’IVG est une « culture de mort » et participe du « grand remplacement » car tous ces petits Blancs avortés vont être forcément remplacés demain par des gens du Sud…
Le diable est dans le racisme à peine masqué. Voir le discours du vétéran, José Gonzalez, à l’ouverture de la session. « Venez avec moi en Algérie, je vais vous trouver beaucoup d’Algériens qui vont vous dire : quand est-ce que vous revenez, les Français ? » Le même, plus tard : « Je ne suis pas là pour juger si l’OAS a commis des crimes ou pas. » Ajoutons que le député RN Christophe Bentz a été viré du parti de De Villiers pour « racisme » (!).
Le diable est dans la posture anti-immigrés : voir par exemple la campagne de Serge Muller (Dordogne) contre « l’immigration de masse incontrôlée ».
Le diable est dans l’antisémitisme subliminal. Le RN sait qu’il doit se montrer prudent sur le dossier mais Jean-Philippe Tanguy, dans une de ses premières interventions à l’Assemblée, dénonçant Macron, ne peut s’empêcher d’associer le nom du président à celui de Rothschild…
Le diable est tout simplement dans la « bio » de ces élus. Passons sur les zozos genre Emmanuel Taché de la Pagerie, poursuivi pour « usurpation de particule » ou de Tanguy (encore) accusé d’embrouilles lors de son passage chez Alstom. Frédéric Boccaletti, ancien patron de la librairie Anthinea de Toulon, « spécialisée dans les ouvrages antisémites et négationnistes », a été condamné à six mois de prison ferme pour « violence en réunion avec arme ». Nicolas Meizonnet, responsable du Gard et proche de l’avocat Gilbert Collard, fréquente les milieux ultras. Philippe Schreck a fait menacer de mort (« par ses amis corses ») un journaliste qui ne lui revenait pas. Caroline Colombier est issue d’une vieille famille d’extrême droite qui joua un rôle important dans le groupe de Pierre Poujade et « la corpo d’Assas ». Les membres de la direction ont un profil pareillement chargé. Caroline Parmentier, qui a été trente ans durant à la direction de la feuille Présent, a été condamnée pour diffamation raciale. Julien Odoul, le sulfureux, déjà passé par le PS, le centre et l’UDI, porte-parole du RN, a été mis en examen pour détournement de fonds publics. Bruno Bilde, maire-bis de Hénin-Beaumont, a été accusé de harcèlement sexuel. Sébastien Chenu, l’autre vice-président de l’Assemblée nationale, aurait fait payer des colistiers (lors des régionales) pour être en position éligible (par ailleurs, il propose de sortir de la Cour européenne des droits de l’homme).
Le diable est dans la stratégie, inchangée, du RN. S’il donne aujourd’hui la priorité à son discours « social » (le pouvoir d’achat), toutes ses propositions en matière de préférence nationale, tous ses fondamentaux restent au programme. Et ses divergences avec Zemmour ne sont qu’apparentes. Jordan Bardella écrivait le 18 juillet dans Marianne : « Le pronostic vital du peuple français est engagé. Sévit partout dans le pays une forme de préférence étrangère. Un changement de peuple s’accomplit machinalement par les flux d’immigration légaux et illégaux dans des proportions et à une vitesse inédite au regard de l’histoire. » On n’est pas très loin du grand remplacement.
Pour l’heure, le groupe RN, encadré, reste soumis à l’autorité de Marine Le Pen mais le jour où la meute se lâchera, qu’en sera-t-il ? Jean-Marie Le Pen, déjà, trouve ces députés trop « silencieux » : « Ils doivent réagir », grogne l’ancien leader (JDD, 28 août). Un parlementaire LR confirme à sa manière ce scénario : « Ils font toujours parler les quatre mêmes. On va voir ce que ça donnera quand il faudra sortir les autres ? » (Le Monde, 4 août).
Les quatre-vingt-neuf parlementaires RN ne sont pas des députés comme les autres mais des adversaires de la République ! Sous leurs airs d’aimables notables, ils forment une association de malfaisants encravatés.

Gérard Streiff est journaliste. Il est rédacteur en chef de Cause commune.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022