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La Chine est « tombée de la caravane du progrès humain », écrivait au début du XXe siècle Li Dazhao, l’un des fondateurs du Parti communiste chinois. Elle avait raté la révolution industrielle et se retrouvait à la merci des puissances occidentales qui dominaient alors le monde de la modernité technique. Un siècle plus tard, à l’heure de la révolution numérique, la République populaire chinoise est dans le peloton de tête de l’innovation.

Le « Grand Bond en avant » du rattrapage technologique chinois est véritablement enclenché par Deng Xiaoping à partir de 1978. Après les tumultes de la « révolution culturelle », il s’agit de reconstruire le secteur de la recherche, en réhabilitant la science et en éditant des plans nationaux d’action à long terme structurés autour de grands projets scientifiques. Dès lors, la transformation de la Chine par une forte politique technoscientifique rejoint les ambitions économiques et sociopolitiques de la quête vers la modernité.

La science et la technologie au cœur de la restructuration de l’économie
Fin 2012, lorsque Xi Jinping accède au pouvoir, il met le développement de la science, de la technologie et de l’innovation au cœur de la restructuration de l’économie, indispensable pour assurer une croissance durable suffisante. L’objectif est de faire de la Chine « un des pays les plus innovants » d’ici 2030 et « la première puissance innovante » d’ici 2049, année du centenaire de la fondation de la République populaire. L’enjeu de l’essor est double : par le pouvoir d’une innovation endogène, il s’agit de garantir la souveraineté, l’indépendance et la sécurité nationales et d’être capable de créer de nouveaux standards internationaux et non plus de seulement appliquer ceux qui étaient imposés auparavant par les Occidentaux.

« Le pays tout au moins pour les urbains est passé, sans transition, d’un usage classique du papier-monnaie à une dématérialisation généralisée du cash au profit du paiement mobile quasi exclusif. »

Cette vision stratégique est contenue dans les derniers plans quinquennaux (2016-2020, puis le prochain 2021-2025), lesquels englobent des programmes aux objectifs précis. Lancé en 2015, le plan « Made in China 2025 » vise à transformer le pays en producteur de biens et de services à haute valeur ajoutée. Il se concentre sur la haute technologie, notamment l’industrie pharmaceutique, automobile, aérospatiale, la production de semi-conducteurs, l’informatique, la robotique, etc. Le but est de réaliser, en dix ans, une modernisation des techniques de production, d’améliorer la qualité des produits, de généraliser le numérique dans la production industrielle, la connexion de réseaux et l’intelligence artificielle (IA) pour promouvoir des pratiques modernistes comme l’éco-innovation, la croissance verte, la promotion des énergies renouvelables. Le plan « Internet plus » donne la priorité à l’innovation digitale et s’est enrichi en juillet 2017 d’un « plan de développement de la nouvelle génération de l’IA » destiné, en boostant la recherche fondamentale et appliquée, à placer la Chine en pole position dans les secteurs clés des sciences co-gnitives, de la neurobiologie et de la « neurologie computationnelle », de la logique mathématique et des logiciels complexes.

Mobilisation de ressources humaines et financières
Le pays a su mobiliser des ressources humaines et financières considérables en peu de temps. Entre 2006 et 2017, ses dépenses en recherche et développement ont bondi de 32 milliards à 290 milliards d’euros. Elles représentaient 1,36 % du PIB en 2006 contre 2,23 % en 2019. Cette vision globale du progrès scientifique et technologique est portée par une mobilisation au niveau national et une interaction entre universités de pointe, entreprises publiques et privées, au sein desquelles les PME sont identifiées comme un enjeu important dans cette course à l’innovation de la Chine. Elles sont invitées à s’implanter dans l’un des cent soixante parcs technologiques officiellement labellisés « High Tech Zone » (HTZ) par le programme scientifique Torch et s’investissent dans de multiples domaines : biotech, nanotechnologies, intelligence artificielle, ingénierie mécanique, LED, panneaux solaires… BGI, société spécialisée dans le séquençage de l’ADN, est aujourd’hui leader mondial de ce secteur génomique. La proportion des industries stratégiques émergentes devait atteindre 15 % du PIB en 2020 contre 8 % en 2015.

« Terrain de rivalités des grandes puissances, l’innovation technologique de pointe est la première des huit priorités économiques fixées pour 2021 comme force motrice de son économie. »

Les applications des technologies numériques et de l’IA font l’objet d’annonces médiatisées maintes fois saluées dans les discours officiels : robot reçu au concours national de médecine, invention du drone amphibie, robot « agile » capable de mettre en place des implants dentaires, robot « enseignant » ou robot « présentateur du journal télévisé national », comme l’envoi de taïkonautes dans l’espace, la sonde Chang’e 4 qui se pose sur la face cachée de la Lune, la mise au point de supercalculateurs sont autant de succès qui fortifient le concept du « rêve chinois » de renaissance nationale…

Politique et innovation
Le rapport étroit du politique et de l’innovation est considéré comme un fait majeur permettant de repenser en profondeur l’organisation sociale et économique du pays. Les technologies de l’information et de la communication comme Internet sont devenues des outils indispensables d’administration et de service public, et les usages de la vie courante sont révolutionnés par le numérique et l’intelligence artificielle. En dix ans, la Chine a conquis le titre de plus grande e-économie du monde, à hauteur de plus de 10 % de son PIB. Le pays, tout au moins pour les urbains, est passé, sans transition, d’un usage classique du papier-monnaie à une dématérialisation généralisée du cash au profit du paiement mobile quasi exclusif. Plus de 80 % des paiements étaient effectués par des moyens numériques en 2018. Des applications comme Alipay ou WeChat, appartenant respectivement à Alibaba et Tencent, sont massivement adoptées par les citadins. Elles permettent de payer avec un smartphone via des QR codes et sont en train de rendre obsolètes les terminaux de cartes bancaires. Le monde rural considéré jusque-là comme éloigné de ces pratiques tend à les intégrer. Depuis la pandémie, de plus en plus de paysans se sont mis à la vente en ligne de leur production, encouragés par les autorités qui y voient le moyen de lutter contre la pauvreté et d’assurer le développement du marché intérieur.

« L’enjeu de l’essor est double : par le pouvoir d’une innovation endogène, il s’agit de garantir la souveraineté, l’indépendance et la sécurité nationales et d’être capable de créer de nouveaux standards internationaux et non plus de seulement appliquer ceux qui étaient imposés auparavant par les Occidentaux. »

Les quelque 850 millions de Chinois qui accèdent à Internet via leur smartphone constituent une précieuse base de mégadonnées qui permet l’essor de l’intelligence artificielle et dope la mise en place d’une politique sécuritaire généralisée, particulièrement développée au Xinjiang contre la minorité ouïgour au nom de la lutte contre le terrorisme. Contrairement à d’autres pays, les autorités ne font pas secret de ces innovations intrusives décriées en Occident mais envers lesquelles la société chinoise fait preuve d’une certaine tolérance au nom d’une garantie de sa sécurité. L’arrivée du QR code au même titre que la multiplication des systèmes de reconnaissance faciale dans les rues, dans les transports en commun, à l’entrée des immeubles ou comme usage de paiement, etc., ne soulève pas de résistance majeure. Tout juste quelques timides réticences. De même que la mise en place d’un système de « crédit social », destiné à récompenser le respect des lois et règlements et punir les comportements déviants : la recette s’applique tant aux entreprises dans le cadre de la protection de l’environnement qu’aux individus.

« Entre 2006 et 2017, les dépenses en recherche et développement ont bondi de 32 milliards à 290 milliards d’euros. Elles représentaient 1,36 % du PIB en 2006 contre 2,23 % en 2019. »

Terrain de rivalités des grandes puissances, l’innovation technologique de pointe est la première des huit priorités économiques fixées pour 2021 comme force motrice de son économie. « En devenir un leader mondial est une nécessité », réaffirmait Xi Jinping dans son discours du Nouvel An. « Si nous échouons nous pourrions nous retrouver encore plus à la traîne des pays développés », prévenait-il. Un lointain écho à la formule de Li Dazhao.

Dominique Bari est journaliste.

Cause commune n° 22 • mars/avril 2021