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Les inégalités en matière de patrimoine témoignent de processus économiques qui interviennent dans la sphère privée tout au long de la vie et restent largement invisibles. L’ouvrage de Céline Bessière et Sibylle Gollac, Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, (La Découverte, 2020), examine en particulier comment les rapports sociaux de genre influencent dans les différents milieux sociaux le rapport au patrimoine.

Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

On parle beaucoup des inégalités économiques entre femmes et hommes en matière d’accès à l’emploi ou de salaires, mais peu, sinon pas, d’inégalités en matière de patrimoine. Pourquoi cette dimension vous paraît-elle cruciale ?

Sibylle Gollac : Il y a au moins trois raisons. La première, c’est l’augmentation récente de ces inégalités. Elles sont longtemps restées très inférieures aux inégalités de revenus. Cela est notamment dû au fait que le régime matrimonial par défaut en France est celui de la « communauté de biens réduite aux acquêts » : tous les biens acquis pendant le mariage appartiennent à parts égales à l’époux et l’épouse. Mais, au cours de la période récente, les formes d’unions se sont diversifiées : il y a davantage d’union libres et de PACS (en séparation de biens), tandis qu’un nombre croissant de personnes mariées ou remariées choisissent la séparation des biens, tandis que les ruptures conjugales n’ont cessé d’augmenter. Ainsi, comme l’ont montré les économistes Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq, les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes n’étaient que de 9 % en 1998 mais elles sont passées à 16 % en 2014, soit un quasi-doublement. La deuxième raison de notre intérêt tient au fait que ces inégalités témoignent de processus économiques qui se jouent dans la sphère privée tout au long de la vie et restent largement invisibles. La troisième, c’est que les travaux des économistes ont mis en évidence que les inégalités de patrimoine augmentaient partout et de manière importante. Elles ont des répercussions sur de nombreux pans de l’existence, comme le financement des études, de la retraite, etc.

« Les professionnels s’appliquent à préserver les biens structurants, c’est-à-dire les éléments centraux du capital, entreprise familiale ou biens immobiliers. »

Céline Bessière : À cela s’ajoute le fait que les données statistiques disponibles sont établies à l’échelle des ménages. En somme, on considère implicitement dans les instituts de statistique publique que la richesse est également répartie au sein des familles, entre les membres du couple. Il a fallu reconstituer les patrimoines des hommes et des femmes à partir de données parcellaires pour analyser cette répartition. Car il y a deux moments qui montrent bien qu’elle n’est pas égale : les successions et les séparations conjugales.

Comment en êtes-vous venues à vous intéresser à cette question et de quelle manière avez-vous mené votre enquête à son propos ?

CB : Cela fait maintenant vingt ans que nous travaillons l’une ou l’autre sur ces questions. Pour ma part, j’ai effectué ma thèse sur la transmission d’entreprises familiales parmi les producteurs de cognac, tandis que Sibylle travaillait sur les stratégies familiales immobilières. Outre que nous nous intéressions toutes les deux à la question du patrimoine familial et de sa transmission, nous avions également en commun le fait de réaliser des monographies de familles, c’est-à-dire des descriptions approfondies impliquant d’aller recueillir le point de vue de différents membres de ces dernières. Il importait alors d’établir des relations dans le temps long, en revenant voir les femmes et les hommes enquêtés pour observer comment les situations et leurs points de vue évoluaient. Par la suite, nous avons toutes les deux participé à une enquête collective sur les séparations conjugales. Ce sont en effet des moments révélateurs, comme les successions, car les gens se mettent à compter ce qui d’ordinaire ne l’est pas, et explicitent leurs calculs. Enfin, à l’issue de cette enquête, nous avons eu l’opportunité de participer à une recherche portant sur les études notariales. Pour rédiger ce livre, nous avons donc repris l’ensemble de ces matériaux, sans oublier le travail sur les données statistiques concernant la répartition du patrimoine.

SG : Nos enquêtes menées seules auprès des familles ont permis de les étudier dans la durée. L’intérêt de l’enquête collective auprès des professionnels du droit était de pouvoir disposer d’un grand nombre d’affaires à analyser, et de faire varier les milieux sociaux pour examiner comment les rapports sociaux de genre se jouent dans ces différents milieux par rapport au patrimoine.

Outre de nombreuses études de cas, vous proposez dans votre ouvrage, des outils théoriques tels les concepts d’ « arrangements économiques familiaux » et de « stratégies familiales de reproduction ». Pourriez-vous en développer le sens et la portée ?

SG : Notre intérêt pour les stratégies familiales de reproduction nous a été inspiré par les travaux de l’anthropologue Florence Weber. Elle a été l’une des premières à mettre en lumière les logiques économiques collectives qui se jouent dans les familles, en particulier les formes de coproduction à l’œuvre au sein des maisonnées. Dans nos enquêtes, nous avons cherché à montrer que les relations économiques au sein des familles ne se limitent pas à la production domestique quotidienne, mais se nouent aussi autour de la transmission d’un patrimoine. Les stratégies familiales de reproduction désignent ainsi l’ensemble des pratiques qui tournent autour de la transmission d’un statut social d’une génération à l’autre, à travers notamment l’accumulation et le transfert d’un capital économique.

« Les biens structurants reviennent plus souvent aux hommes, et même plus particulièrement aux premiers nés. »

CB : Le concept même de stratégie vient de la sociologie de Pierre Bourdieu. Celui-ci a néanmoins par la suite été assez délaissé, sinon critiqué, ce qui vient selon nous d’une incompréhension. Dans l’esprit de Bourdieu, il ne désignait pas tant le déploiement minutieux d’un plan préétabli qu’une logique de la pratique qui peut échapper à la conscience même des acteurs et actrices qui la mettent en œuvre. Ce qui importe alors, c’est de bien préciser par qui et à quels moments ces stratégies sont portées. Le concept d’arrangements désigne les différents échanges qui aboutissent à la production d’un consensus autour de la transmission et du partage d’un patrimoine économique, autour de ce que l’on compte et de ce que l’on ne compte pas. Celui-ci a, à nos yeux, l’avantage de mettre l’accent sur la relative souplesse de ces pratiques contre d’autres termes, comme celui de négociation qui suppose que tout serait explicité dans ces moments, alors que c’est en fait loin d’être le cas.

SG : Nous distinguons toutefois les arrangements économiques des arrangements patrimoniaux : les premiers ont trait à l’ensemble des formes de production et d’échange au sein de la parenté, tandis que les seconds se concentrent sur la transmission d’un capital. Ce sont les moments où on va se mettre à compter, à faire le point sur ce qui doit être partagé.

Tout ne se joue pas cependant au sein de la famille et vous soulignez également bien dans votre livre le rôle des professionnels du droit dans la reproduction de ces inégalités genrées face au patrimoine, notamment à travers les formes particulières de comptabilité qu’elles et ils mettent en œuvre. Pourriez-vous expliciter ce point ?

CB : Ces professionnels du droit sont de différents types : il y a d’abord les notaires, sachant que seulement 5 % des successions en France font l’objet d’un conflit judiciaire et se retrouvent devant les tribunaux. Ce sont donc les notaires qui règlent les 95 % restants et ils définissent d’ailleurs souvent leur mission comme celle de « préserver la paix des familles ». Les avocats et les juges en revanche interviennent prioritairement lors des séparations conjugales. Pour chacune de ces professions, nous avons particulièrement scruté la manière dont elles effectuaient les calculs présidant aux partages qu’elles avaient la charge d’accompagner. Il nous a fallu un certain temps pour comprendre qu’il s’agissait en fait de ce que nous avons qualifié de « comptabilité inversée ». Contrairement à la vision que l’on s’en fait, ces professionnels ne commencent pas par faire l’inventaire puis l’évaluation de l’ensemble des biens à partager pour ensuite déterminer ce qui revient à chacune et chacun des héritiers ou ex-époux et fixer d’éventuelles compensations monétaires pour rééquilibrer l’ensemble. Cela se passe en réalité à l’envers : ils ou elles s’appliquent à entériner une répartition pensée en amont par les intéressés, avec notamment comme objectif de préserver les biens structurants, c’est-à-dire les éléments centraux du capital, entreprise familiale ou biens immobiliers.

SG : Les statistiques en la matière montrent que ces biens structurants reviennent plus souvent aux hommes, et même plus particulièrement aux premiers nés, tandis que les femmes et les autres garçons reçoivent plus fréquemment des liquidités. Or ces formes de compensation sont toujours problématiques, car les familles ont tendance à sous-évaluer la valeur des biens structurants pour réduire la charge fiscale, voire à ne pas compter certains éléments. Les professionnels du droit ne sont pas forcément ouvertement sexistes mais elles et ils ont souvent intériorisé une logique de la pratique qui les amène à considérer que de tels arrangements servent au mieux l’intérêt de la famille, et notamment la préservent d’éventuels conflits, qui ont un coût affectif extrêmement lourd.

« Les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes n’étaient que de 9 % en 1998 mais elles sont passées à 16 % en 2014, soit un quasi-doublement. »

Vous pointez dans votre ouvrage que ces inégalités genrées face au patrimoine se retrouvent tant dans les classes supérieures que populaires, et vous ouvrez par exemple votre livre en présentant en miroir les situations d’Ingrid Levavasseur, figure de proue du mouvement des gilets jaunes, et de MacKenzie Bezos, qui a récemment divorcé de l’homme le plus riche du monde. Peut-on néanmoins dire qu’il s’agit réellement du même phénomène qui se joue aux deux extrémités de la stratification sociale ?

SG : Il y a bien entendu un monde qui sépare ces deux femmes, mais elles ont en commun de s’être retrouvées dans une position plus défavorable que celle de leur ex-conjoint au moment de leur séparation conjugale sur le plan économique, avec de surcroît la responsabilité des enfants du couple. Dans un pays donné, c’est le même droit qui s’applique à tous, quel que soit leur milieu social. Cependant, les couples qui se séparent ou les héritiers ne sont pas accompagnés par les mêmes professionnels selon leur classe sociale. Le droit français reste très sensible à la question de la transmission du statut social et les professionnels, consciemment ou non, semblent encore considérer que les hommes ont un rôle particulier à jouer en la matière. Dans les classes supérieures, les hommes sont accompagnés par des professionnels qui vont les aider à protéger leur patrimoine vis-à-vis du fisc et, du même coup, de leur ex-conjointe. À l’autre bout de l’échelle sociale, les juges vont protéger les revenus du travail des hommes des classes populaires, au nom de l’intérêt des enfants à qui le père servirait de modèle, mais au détriment des pensions alimentaires qui aident les femmes à les prendre en charge. Il existe ainsi une logique puissante dans la mise en œuvre du droit, qui consiste à valoriser la transmission du capital économique d’une manière qui reproduit simultanément les rapports de classe et les rapports sociaux de sexe.

CB : L’un des enjeux majeurs de notre ouvrage est précisément de montrer comment les rapports de classe s’appuient sur des rapports sociaux de genre. Autrement dit, que la société de classe se reproduit grâce à la perpétuation de l’ordre du genre.

Céline Bessière est sociologue. Elle est professeur à l’université Paris-Dauphine.

Sibylle Gollac est sociologue. Elle est chargée de recherche au CNRS.

Propos recueillis par Igor Martinache

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020