Pour comprendre l’hégémonie technologique états-unienne et sa perpétuation impérialiste, il faut saisir ce que sont les multinationales et le dollar. Et faire un petit détour théorique marxiste.
Les firmes multinationales
Les firmes multinationales (FMN, ou encore transnationales) ne sont pas simplement des grandes entreprises. Ce sont des entités transfrontières qui coproduisent et partagent les ressources productives, informationnelles et financières… mais de façon monopoliste.
Monopoliste, c’est-à-dire qu’elles s’approprient ces ressources et résultats (résultats financiers ou de recherche) situés dans les différents pays où elles contrôlent leurs filiales. Elles le font pour nourrir le capital en les mutualisant au sein de leur propre réseau. Elles utilisent pour cela des outils de transfert financier (prix de transfert, royalties, prêts intragroupe…) et le pouvoir que leur confère le contrôle par le capital financier de la tête de groupe. Le capital financier a la forme de titre financier : valeur monétaire marchande et pouvoir de décision. Les technologies elles-mêmes sont « encapsulées » sous forme d’actifs immatériels à peu près comme des titres financiers.
Avec la révolution informationnelle, les informations sont relativement dissociées des localisations et peuvent être simultanément « ici et là », utilisées dans différents pays. C’est le cas avec la formule d’un médicament, ou avec les logiciels qui pilotent les équipements qui vont le fabriquer. Or une information (la formule du médicament, les logiciels) coûte cher à être mise au point. Mais une fois mise au point elle peut être utilisée dans le monde entier sans surcoût, au contraire d’une machine qu’il faut détenir en double et payer deux fois pour être utilisée dans deux pays. Son coût est ainsi étalé comme un coût fixe, d’autant plus que le réseau de la FMN est grand. En revanche, le contrôle financier des filiales va demander des dépenses importantes, soit pour acheter ces filiales, soit pour en conserver le contrôle face à d’autres prédateurs. Cela renvoie à la suraccumulation financière.
On a affaire à des FMN d’une nature nouvelle, porteuses d’une nouvelle efficacité. Cette efficacité (par partage d’un coût fixe informationnel dans un immense réseau) est décuplée pour les multinationales les plus informationnelles, comme les GAFA, avec en outre un caractère de rente et spéculatif décuplé car certaines informations ont un caractère naturel et ne sont pas produites par le travail humain. Elles jouent sur ces coûts globaux qu’elles vont imputer à un pays en particulier, alors qu’ils devraient être répartis entre toutes les localisations, et les mettent en concurrence avec les coûts locaux. Ces FMN combinent cela avec leur fonctionnement classique de pouvoir de marché et de prédation des ressources naturelles, colonial. On a affaire à un néo-impérialisme et à un néocolonialisme.
Le dollar
Le rôle impérial du dollar va bien au-delà de sa domination dans les échanges de marchandises comme « intermédiaire des échanges », qui alimente la demande mondiale en dollars, ou comme « unité de compte », soumis aux variations de son taux de change et qui incite à la localisation des multinationales en « zone dollar ». Son rôle de « réserve de valeur » est considérable, car il force les détenteurs à le conserver et à soutenir sa valeur, pour ne pas y perdre. Cela alimente une confiance spéculative dans le dollar. Son rôle est aussi déterminant dans tous les rapatriements de bénéfices effectués par les multinationales ainsi que dans leurs paiements informationnels (royalties, etc.) le total des deux s’élève au moins à 515 milliards de dollars en faveur des États-Unis. Ils alimentent la demande de dollars et soutiennent sa valeur sur le marché des changes. Mais le rôle du dollar comme « monnaie de crédit » mondiale est peut-être encore plus important.
Un seul État, celui des États-Unis, a le privilège de l’émettre librement et à un coût nul. La dette publique, qui représente plus de 100 % du PIB, est financée par simple émission de dollars… que tout le monde veut détenir ! Il est toujours convertible (depuis la transformation des institutions de Bretton-Woods en 1973 par un véritable coup de force). Au total, sa position dominante comme monnaie de réserve fait que l’émission d’énormes liquidités en dollars a de faibles effets sur sa valeur comme sur sa crédibilité.
À travers le dollar, un site et un État est renforcé, mais surtout les capitaux à base américaine. Et ce site comme cet État est au carrefour de l’ensemble des capitaux et des multinationales comme de la domination informationnelle impériale mondiale des multinationales US. C’est bien un instrument impérial contre les peuples, y compris à présent contre le développement du peuple des États-Unis, lui-même. Globalement, le dollar agit comme une pompe aspirante et refoulante pour la domination prédatrice des multinationales états-uniennes sur le monde et leur avance informationnelle, en faveur de l’accumulation financière et matérielle.
Les statistiques montrent que les liquidités de toutes origines entrent aux États-Unis pour se convertir en dollars sous la forme d’investissements de portefeuille, c’est-à-dire très minoritaires, de bons du Trésor US, de rapatriements de bénéfices, de paiements de services technologiques et de réserves en dollars détenues par les banques centrales des autres pays. Cela permet au capital américain de financer des prises de contrôle d’entreprises à l’étranger (investissements directs) et des achats de marchandises pour les intrants productifs technologiques ou pour leur consommation finale. Entre les deux, il y a un excédent, hormis quelques rares années de crise. Cet excédent peut s’élever, selon les années, à 100 ou 200 milliards de dollars. Il finance à bon compte les dépenses publiques (éducation, recherche) et informationnelles des États-Unis qui participent grandement à l’avance technologique du pays (cf. graphique ci-dessus). Le circuit du dollar est donc au cœur du fonctionnement du néo-impérialisme des multinationales de la révolution informationnelle et du capitalisme monopoliste d’État (CME) en crise. Il faudrait ajouter au tableau les besoins énormes d’avances avant de produire, prélevées sous forme d’emprunts entrants aux États-Unis, issus de la création monétaire des banques centrales hors États-Unis pratiquant des politiques de bas taux d’intérêt.
Pompage technologique et financier du monde et mise en réseau monopoliste par le dollar et les multinationales
Ainsi, FMN et dollar sont couplés pour le pompage technologique et financier du monde et sa mise en réseau monopoliste. Mais en réalité l’avance informationnelle des États-Unis est le résultat d’un travail « commun ». Ce résultat devrait être partagé : c’est une avance commune du monde entier qui fait « système » pour développer les connaissances. Or non seulement ce savoir technologique est utilisé dans le monde entier, mais il est en outre un levier formidable d’efficacité et de baisse des coûts au profit des capitaux américains et de leur gonflement financier.
Tout cela renforce encore l’attractivité des États-Unis. L’ensemble des capitaux veulent être cotés à Wall Street : outre y rejoindre les grandes multinationales US et bénéficier de financements en dollars, ils y voient la possibilité de grappiller quelques technologies en possédant des filiales sur le site américain. Cette attractivité a été décuplée à partir du moment où, vers 1983-1985, le financement des grandes entreprises s’est effectué de plus en plus par titres sur les marchés financiers que par crédit bancaire.
Les institutions internationales sous domination US font système
Les transferts pour le capital et pilotés par lui sont ainsi au cœur de ce néo-impérialisme technologique. Ils sont indissociables des institutions financières et de la possibilité d’être fluides, liquides et valables partout. Cela renforce l’importance du dollar, qui joue ce rôle-là. Et cela permet de comprendre l’importance du Fonds monétaire international chargé de réguler les paiements internationaux financiers ou de services des FMN. Les institutions internationales permettent ainsi au dollar et aux multinationales de faire système dans le monde. D’autant plus que, depuis 1973, le dollar est la seule contrepartie de toutes les monnaies, ce qui en fait la monnaie commune mondiale de fait. Or au FMI, qui gère aussi les relations entre les monnaies du monde, les États-Unis disposent d’un droit de veto.
Ainsi, alors que l’idéologie dominante insiste sur le monopole que les multinationales américaines exercent sur certaines technologies, c’est-à-dire sur les conditions de la concurrence, il faut voir la question de la production avec de nouvelles multinationales qui combinent partage productif et transferts financiers, au profit du capital dans une conception monopoliste. On insiste aussi sur la taille de l’économie américaine pour prétendre que la réponse serait la course à un grand marché intérieur – européen bien sûr – pour rivaliser avec l’hégémonie des États-Unis. Mais c’est passer largement sous silence les pouvoirs dont sont dotés les États-Unis dans les instances internationales au profit du dollar et donc de Wall Street, leur place financière vecteur de domination technologique du monde.
Des contradictions : une ouverture pour intervenir ?
Cependant les capitaux financiers dominant les multinationales des États-Unis sont soumis à des contradictions. Ils doivent faire avec le reste du monde, même s’ils aimeraient bien agir contre.
Les États-Unis sont endettés auprès du monde entier, notamment auprès de la Chine. Les technologies sont partagées et développées partout, y compris celles contrôlées par les capitaux à base américaine. Le monde entier a besoin de pouvoir utiliser les meilleures technologies à un coût raisonnable, que ce soit pour répondre au défi climatique ou aux différents défis sanitaires. Leur monopolisation et la captation d’une rente financière pour leur éventuel usage peut conduire à ne pas les utiliser, et donc mener le monde à la catastrophe. Enfin, avec le déclenchement par Trump d’une « guerre commerciale », les États-Unis apparaissent de plus en plus dangereux et non coopératifs.
Ces contradictions doivent être travaillées pour des rassemblements poussant de véritables coopérations informationnelles et technologiques, le développement des biens communs, avec des compromis à la hauteur mais viables. D’autant plus que, dans le même temps, des efforts importants sont déployés pour diviser les pays entre eux, et les faire « collaborer » au grand capital financier américain (par exemple, des fonds de pension américains comme BlackRock qui gère plus de 8 milliards de dollars), y compris envers la Chine où le grand capital financier est aussi très présent. Parmi ces efforts, les États-Unis tentent d’enrôler l’Union européenne, joker habituel, de façon chauvine contre la Chine au motif fallacieux justement de la protection des technologies…
Nous pouvons rassembler sur l’idée que le partage des technologies est fondamental pour l’humanité, pour répondre aux défis climatiques, sanitaire, de pauvreté et d’emploi. Mais cela demande de s’attaquer à l’impérialisme du capital financier, dont la base mondiale est aux États-Unis.
Deux batailles sont complémentaires : l’une pour d’autres traités internationaux d’échange et d’investissement, l’autre pour une monnaie mondiale vraiment commune alternative au dollar, finançant la réponse aux défis mondiaux (climat, santé, protection sociale, services publics, biens communs). Dans l’entre-deux-guerres la Société des nations est morte de ne pas avoir eu à sa disposition des moyens diplomatiques contraignants et militaires. Il ne faudrait pas que l’unification possible de l’humanité meure d’une ONU qui laisse les moyens d’action financiers et les critères contraignants au FMI, et donc au dollar US.
Frédéric Boccara est économiste. Il est membre du Conseil économique, social et environnemental.
Cause commune n° 16 • mars/avril 2020