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Les classes populaires paraissent une cause perdue pour la politique, la démocratie et « la France de demain ».

Les classes populaires sont aujourd’hui bien impopulaires. Du moins si l’on s’en tient aux commentaires les plus en vue sur leurs comportements électoraux et leurs motivations sociales. Considérées depuis 1995 sur la base des sondages comme les principaux soutiens du FN au point de faire de celui-ci le premier parti ouvrier en France, elles sont maintenant perçues comme culturellement incompatibles avec la société que l’avenir appelle « tolérante, ouverte, solidaire, optimiste et offensive », selon les termes du rapport de Terra Nova. Les constats s’accumulent ainsi sur leur caractère hors jeu d’une politique moderne. Leur inculture liée à leur manque de diplômes et leur faiblesse économique se conjuguent pour les doter d’une « crédulité réceptive » aux solutions simplistes, autoritaires et xénophobes affichées par le FN et au charisme du leader « fort en gueule » de ce parti. Si l’on relève déjà quelques difficultés d’interprétation sur ce point avec le remplacement du père par la fille, on peut réfuter de telles affirmations, non par volonté romantique de « sauver la classe ouvrière », mais parce qu’elles ont tout d’une évidence très mal fondée.

L’emprise des préjugés
Rappelons d’abord quelques commentaires de 2002, intéressants tant ils révèlent combien, sous l’apparence de décrire, s’opèrent des raccourcis terribles et des stigmatisations qui quittent le terrain scientifique pour celui de l’opinion préconçue. « … [Ceux qui votent FN] sont des gens qui sont en bas de l’échelle des revenus mais aussi de l’échelle des savoirs. Plus le niveau de culture est élevé, plus on est à l’abri d’un vote Le Pen », affirme un politologue. Les électeurs du FN se retrouvent, soit par défaut d’éducation soit par adhésion idéologique, dans de mêmes attentes d’ordre, de sécurité et d’autorité (souhait d’avoir un « chef ») et dans un même « ethno­centrisme » (« rejet des autres »), affirme un autre qui précise : « Il ne s’agit pas de n’importe quels ouvriers [qui votent FN], mais de la fraction la plus “ouvrière” d’entre eux, ceux qui sont nés, travaillent et se sont mariés dans ce milieu… » L’intégration dans le monde ouvrier prédisposerait ainsi à adhérer aux thèses frontistes.
Les interprétations reposaient néanmoins alors sur des jugements « à bascule » : ils blâmaient les classes populaires (responsables du succès d’un parti indigne), tout en les plaignant (elles avaient des excuses : elles étaient les principales victimes d’une crise sociale qui les laissait déboussolées et disponibles, par frustration et ressentiment, pour tout extrémisme). Maintenant, avec le rapport de Terra Nova, c’est en raison de leurs valeurs matérialistes et quasi réactionnaires les inclinant à s’arc-bouter sur leurs « acquis » et à défendre « le présent et le passé contre le changement » que les catégories populaires seraient incapables de participer à la réalisation d’une société meilleure. Plus d’hésitations ou d’atermoiements ici : la naturalisation des « indispositions à la démocratie » est complète, au prix cependant d’une série de glissements et de projections inversées dans des commentaires déjà peu crédibles sociologiquement.
En 2002, le clivage principal opposait les « gens d’en bas » (« ceux de la désespérance sociale ») aux « privilégiés » ; aujourd’hui la coupure passe entre les insiders (les ouvriers et les employés) et les outsiders (les femmes, les jeunes, les immigrés et toutes les catégories cultivées qui les soutiennent). L’évocation (même sommaire et caricaturale) des rapports de domination a disparu, remplacée par un double tour « de vice » symbolique. D’une part, les traits prêtés au FN sont transférés sur ses supposés soutiens populaires. Nouvelle explication apparue en 2002 qui changeait les points de vue sur l’extrême droite et les menaces pesant sur la démocratie, c’est le FN qui était jugé être un « insider dangereux » : la raison en était son caractère « trop démocratique » – il entendait donner « trop de place au peuple » – contrairement aux extrêmes droites précédentes, dangereuses par leur « déloyalisme » et leur inclination anti-démocratique, ce que désignait le label de « fasciste ». Aujourd’hui, ce sont les ouvriers et les employés, hier vus comme des « exclus », qui sont des insiders parfaitement intégrés à l’ordre social dominant. Sont passées sous silence leur déstabilisation, leur démobilisation et les diverses formes de relégation sociale et politique que toute une série de politiques peu sociales leur font subir : c’est par manque de raisonnement et de conviction éclairés qu’ils seraient devenus les supporters d’un conservatisme rétrograde ! D’autre part, le niveau d’études qui, en 2002, était présenté (à tort) comme la première source des inégalités sociales et la variable prédictive des orientations politiques (moins de diplômes signifiait moins de compétence et donc plus de crédulité et d’engouement pour l’extrême droite) est maintenant retraduit en termes de « valeurs » ou plus précisément de « contre-valeurs ». Comment, en complément de tous les dispositifs établis ou envisagés de surveillance et de contrôle des « pauvres » toujours tricheurs, fraudeurs et menteurs, mieux attester l’infériorité statutaire et morale des catégories populaires (et la supériorité morale des élites) ? Décidément, aux pauvres, les mains et les pensées sales !

L’entêtement des faits
On ne peut être que consterné devant la concordance de ces jugements qui, en toute tranquillité cognitive, sont assenés comme des constats. Non seulement ils ajoutent aux dégradations sociales de vie une disqualification symbolique en déclassant les catégories populaires – hier pourtant avant-garde de lendemains heureux – pour les dépeindre sous la figure repoussoir du « mauvais peuple » arriéré et dépassé, mais ils créent une distance morale telle avec les plus démunis qu’elle justifie tous les abandons passés et futurs. Consterné aussi, même si l’on y était habitué, par l’expression sans fard d’un mépris social qui, sous couvert de science et d’expertise, ratifie des préjugés avec une ignorance des « faits » confinant au cynisme. Nombre de travaux sociologiques ont montré que le premier parti des fractions populaires est l’abstention et non le FN, que celles-ci continuent (quand elles votent) à donner leurs voix principalement à la gauche (la majorité de leurs membres ont voté Ségolène Royal en 2007) puis à la droite classique, que la nouveauté électorale les concernant est double : forte montée de l’abstention conjuguée à une dispersion de leurs suffrages. Ce sont ces phénomènes qui sont préoccupants pour la démocratie, du moins pour la démocratie concrète qui se fonde sur une pratique active et la participation de tous à la définition du souhaitable et du désirable en société. Ils signalent, chez les ouvriers et les employés, l’érosion du sens de leur place sociale et renvoient à leur situation actuelle et non à leurs dispositions ou leurs valeurs. Une situation sociale et économique dans laquelle leurs vies ne cessent de s’abîmer (chômage, licenciements, absence d’avenir…) ; une situation politique également qui les voit de plus en plus livrés à eux-mêmes dans l’expérience des épreuves sociales et délaissés par des organisations qui, il y a peu, se vouaient à les protéger des mécanismes de domination sociale et des humiliations vécues en dénonçant les injustices et en offrant un discours d’espérance.
À l’inverse ainsi de ce qui est proclamé à satiété, les catégories populaires possèdent bien des verrous moraux et une conscience sociale pour se réfugier d’abord dans le retrait électoral et social, afin de préserver une dignité menacée. Ces dispositions, inculquées par l’histoire même du mouvement ouvrier, forgent une éthique invitant davantage à la fidélité silencieuse aux idéaux collectifs qu’à la conversion au pire. Une éthique pour le moins étrangère aux « importants » qui, eux, professent et adoptent sans grands états d’âme les revirements ou reniements politiques et qui aident, comme si besoin était, par leur mépris et leur ignorance, le probable à devenir destin et fatalité : le propre de l’idéologie et des pratiques dominantes, le contraire d’une lutte contre l’inacceptable.

Annie Collovald est sociologue. Elle est professeure de sociologie politique à l’université de Paris-Nanterre.

Article publié dans La Revue du projet, n° 10, sept. 2011.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022